Il doit m’être permis pourtant de désigner l’Ancien par le nom que nous donnons au Moderne, parce que j’ignore de quels termes on se servait pour nommer celui des Grecs & des Romains. Nous appellons d’ailleurs Tragédies les Pièces de Thespis & d’Éschyle, qui sont très-différentes des nôtres ; ainsi je puis lui donner sans commettre une faute le nom d’Opéra-Bouffon, quoiqu’il n’ait eu peut-être guères de rapport avec le genre de Spectacle que nous désignons ainsi. […] L’ancienneté d’un Théâtre que nous chérissons tant lui donne, sans doute, un nouveau prix.
Après l'éclaircissement de ces vérités, touchant les choses qui se pratiquaient dans le Théâtre des Romains, il sera facile de montrer que la juste censure des premiers Docteurs de l'Eglise, ne regardait point les Acteurs des Comédies et des Tragédies, mais seulement les Scéniques, Histrions, ou Bateleurs, qui par la turpitude de leurs discours et de leurs actions avaient encouru l'indignation et de tous les gens de bien, l'infamie des Lois, et l'anathème du Christianisme ; Il ne faut qu'examiner les paroles qu'ils ont employées en cette occasion, et qui nous en peuvent aisément donner toute assurance. […] Il fait même trois sortes de censures contre le Théâtre ; et le nomme une chaire de pestilence, et l'école de la débauche ; mais ses paroles montrent assez clairement qu'il n'applique cette condamnation qu'aux Histrions, Farceurs, Mimes, Scurres et autres gens qui ne travaillaient qu'à faire rire ; car il ne se plaint que de l'impudence de l'Orchestre, où nous avons montré que les Comédiens ne jouaient point, et où était un lit sur lequel les Mimes représentaient les adultères de leurs Dieux, et de ce que l'on y donnait au public des Spectacles de fornication, des corps efféminés, des paroles sales, des mauvaises chansons, des femmes débauchées, qui dansaient et nageaient toutes nues dans l'Orchestre pour divertir le peuple, dont rien ne convenait au Poème Dramatique. […] donner aux Histrions, on n'a regardé que les Mimes et Farceurs, et ces termes ne se peuvent étendre plus loin ; car il les nomme Bateleurs et Bouffons, et les conjoint aux Combats d'hommes et de bêtes, aux plus viles personnes du Cirque, et à ces femmes prostituées de la Scène qui jouaient les Mimes « Histriones, Mimos Cærerosque circula ores, perditos homines. » Concil.
Des gens éxcités par les vapeurs bacchiques, devaient donner carrière aux bons mots ; ils folâtraient en sautant sur les traces du Dieu. […] Cette aventure lui donna, tout-au-plus, un nouvel éclat. […] Thespis, qu’on veut nous donner pour le Père de la Tragédie, se serait-il barbouillé de lie, s’il avait prétendu débiter des maximes sérieuses ? […] Mais ces fiers vainqueurs adoptèrent, sans peut-être s’en appercevoir, les usages de ceux qu’ils traitaient en maîtres : trop heureux de pouvoir donner des loix à des Peuples policés, qui se vengeaient en les éclairant ! […] Nos bons Gaulois se contentaient d’une sorte de divertissement entremêlé de danse & de discours satyriques ; ils donnaient à tout cela un nom que j’ignore.
Les Piéces Espagnoles sur les plus graves Sujets, eurent très-longtems le même titre, & dans la Comédie des travaux de Job, il est dit que la patience de Job, que Dieu contemple des balcons du Ciel, lui donne une belle Comédie. […] Les Poëtes s’imaginerent d’abord que pour donner de la grandeur à la Tragédie, il falloit lui faire parler un langage merveilleux. […] Sa Lucrece, après s’être donné un coup de poignard, dit à son Pere, que voulant instruire les Siécles à venir de sa vertu, elle n’a point trouvé d’autre plume qu’un poignard, ni d’autre encre que son sang. […] Cette Lettre tombée de sa poche par hasard, est portée à Cleopatre, qui de désespoir se donne un coup de poignard. […] Mais l’Auteur du Spectateur ne donne pas une grande idée de la Tragédie de sa Nation, quand il dit qu’on y excite la Terreur, par des ombres, des spectres, par le son d’une cloche : & M. de Voltaire, très-capable de juger de cette Tragédie, malgré les éloges qu’il a donnés quelquefois au Théâtre Anglois, ne dit-il pas dans sa Lettre à M.
La préférence qu’il a donné aux uns, est une preuve de la supériorité qu’ils ont sur les autres. […] Une Tragedie est une vaste machine dont la régularité des mouvemens peut surpasser l’attente du machiniste ; mais doit-elle être attribuée à un autre qu’à celui qui lui a donné l’action & la vie ? […] Pour donner des talens au Comédien on les ôte au Poëte ! […] La courte durée d’une piéce oblige à cette précipitation qui, en rapprochant les objets, donne à l’action théâtrale, tout la chaleur qui lui est nécessaire.