Je changerais donc entièrement le caractère de Créuse : loin de la faire amoureuse de Jason, ce serait une fille modeste, soumise aux volontés de son père : tout au plus, je lui donnerais de l’ambition et de la vanité ; et ce serait par ces motifs qu’elle consentirait à devenir la femme d’un Héros tel que Jason ; non sans de grandes agitations, par la crainte que ce même Héros ne vint à l’abandonner un jour comme il abandonnait Médée ; enfin je lui mettrais à la bouche mille traits contre la cruauté des hommes de son temps, qui, après avoir abusé de la simplicité et de la bonne foi des filles, ont recours au divorce pour les quitter et les rendre malheureuses à jamais. […] Mais je suis persuadé que Quinault a changé d’avis en composant sa Pièce ; et que s’étant imaginé, par les raisons que nous avons tant de fois répétées, que le Public serait plus touché de voir les deux Princesses pleurer la perte de leurs Amants, que celle de leurs maris, il a préféré la satisfaction de plaire, en se prêtant au penchant de la nation, à la gloire d’instruire et de corriger. Je pense donc que, pour rendre cette Pièce digne du Théâtre de la Réformation, il faudrait faire ce que Quinault eût fait s’il avait suivi son premier projet ; et qu’il suffirait que Lavinie et Albine ne parlassent jamais d’Agrippa et du Roi, que comme de leurs époux ; puisqu’en effet leur mariage était arrêté, et devait se conclure au retour des Princes, après leur expédition : pour lors tout ce qu’elles diraient (soit à propos d’amour ou de vengeance) serait autorisé ; et il n’y aurait rien à reprocher à la Pièce, si ce n’est peut-être quelques expressions de tendresse qu’il faudrait ou changer ou retrancher ; mais l’ouvrage serait très aisé : et nous avons déjà nommé bien des Tragédies dans la classe des Pièces à corriger, qui demandent un plus grand travail.
Voici le vers de Rieupeiroux : La bergere Liris, sur les bords de la Seine, Se plaignoit l’autre jour d’un volage berger : Après tant de sermens, peux-tu rompre ta chaîne, Perfide disoit-elle, oses-tu bien changer ? […] Il changea une partie de l’office divin ; & au lieu des hymnes qu’on chantoit auparavant, il faisoit chanter des vers à sa louange, par des femmes, au milieu de l’église, les plus grandes fêtes.
Ce n’est pas les principales règles qui changent, c’est la manière de les appliquer.
Je le veux : mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes ; enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n’anime toute l’action.
Quoique je me sois scrupuleusement attaché dans mes Ouvrages aux règles d’Aristote, et que j’en ai même fait le fondement des préceptes que j’ai pris la liberté de donner ; j’ose pourtant dire qu’on aurait tort de me reprocher d’avoir changé d’avis, si je critiquais aujourd’hui ces mêmes règles.