Un Gouvernement, ami des hommes, voudroit le bonheur de chaque Citoyen, & l’éclat de la société entière. […] Un bon Citoyen ne doit-il pas traiter sa Nation, comme un véritable ami traite son ami ? N’est-ce pas servir son ami que de le désabuser d’une erreur funeste ? Et ne vaut-il pas mieux servir son ami que de le flatter ? […] Je relis ce que je viens d’écrire, & je crois pouvoir terminer ici des réflexions, présentées avec la franchise altière d’un ami de la vérité, & d’un Citoyen digne de respirer un air libre.
C’est pourquoi, plein de confiance dans la nouvelle ère qui vient de s’ouvrir, je veux ajouter mon denier au tribut de talents ou d’efforts attendus de tous les amis de l’ordre et de la patrie, pour concourir au rétablissement de la morale sur ses anciennes bases, revues ou éclairées, et au retour du repos et du bonheur de la société dont on voudrait souvent pouvoir s’éloigner aujourd’hui, en s’écriant avec plus de raison qu’autrefois : O beata solitudo ! […] faites-vous quelqu’affaire, un marché, un contrat, une société quelconque, sans craindre d’être trompés, sans l’être en effet fort souvent, et sans être forcés de plaider même avec ceux qui se disaient vos amis, que vous avez obligés ? […] Associés probes, amis sincères, honnêtes pères de famille, veuves et orphelins, comme vous bonnes gens sans instruction et sans prévoyance, qui gémissez sur tous les points de la terre civilisée, où vous avez été outragés, trompés, dépouillés impitoyablement par toutes sortes d’oppresseurs rusés qui jouissent sans remords de vos dépouilles en présence de vos misères, vous prouvez à l’observateur, même favorisé de la fortune, mais non égoïste, que la civilisation, par les moyens combattus qui l’ont opérée, a moins adouci les mœurs qu’elle n’a rafiné, subtilisé les vices de la barbarie.
Les monuments élevés aux Princes, & de même aux auteurs pendant leur vie, sont bien équivoques, ils peuvent n’être, & ne sont très-souvent que l’ouvrage de la flatterie, de l’intérêt, de la crainte, de l’intrigue, ils peuvent avoir été mandiés, ordonnés, achetés par le maître, les courtisans, les parents, les amis ; & communément ils sont très-flattés. […] C’est quelque amateur du théatre, aucun autre genre de savant ou de littérateur, ne s’est occupé de lui ; c’est quelque homme sans réligion, aucun bon chrétien n’a pu vouloir immortaliser l’ennemi du christianisme ; c’est Voltaire lui même qui a fourni le dessein, une bonne partie de l’argent, & fait agir ses amis, & les actrices pour faire élever ce monument de la folie du théatre ; il est bien placé dans la salle, c’est le rendez-vous de la frivolité, du libertinage, de l’irréligion ; voilà le trône de Voltaire, & la demeure de ses amis. […] Arouet & ses amis pourroient y jouer les plus jolis rôles ; on y enchasseroit fort naturellement une analise, & un éloge de toutes les productions de ce grand littérateur. […] La voilà donc la grande Pythonisse, vêtue de blanc, pour marquer la pureté de ses mœurs ; car depuis la défunte Daphné, Apollon n’aime que les vierges ; aussi les muses font-elles appellées les chastes sœurs ; pere des poëtes, aussi chastes qu’elles ; la voilà l’intime amie de Voltaire, l’héroïne de toutes les pieces, qui a rempli de son nom tous les théatres, depuis Rouen jusqu’à Vienne, à Varsovie, à Petesbourg & au Palais de délices ; qui a fait résonner tous les échos, de sa voix mélodieuse, qui a allumé tant de passions, fait composer tant de vers, fait tourner ; la tête à l’Avocat Huerne, qui voit à ses pieds toutes les autres actrices, comme un grand chêne porte sa tête chenue au-dessus des nuages, & daigne à peine régarder les petits arbrisseaux qui croissent au tour de lui ; qui a formé pour le théatre sa chere fille, la charmante Hus, vestale comme elle ; en un mot, & c’est tout dire, ce mot renferme tous les éloges ; la voilà l’incomparable Clairon, qui à pas lents, & d’une démarche majestueuse, d’un air de reine, accompagnée des graces, des jeux, des ris, des talens, s’avance vers la statue du Dieu Voltaire. […] On m’a instruit, mon cher ami, du beau tour que vous m’avez joué, il m’est impossible de vous rémercier dignement, & d’autant plus impossible, que je suis assez malade, il ne faut pas vous témoigner sa reconnoissance en mauvais vers, cela ne seroit pas juste ; mais je vous dirai ce que je pense, en prose très-sincere : c’est qu’une telle bonté de votre part, & de celle de Mlle.
Achevons aujourd’hui, mon amie, de donner a ces aimables Enfans, une idée de tout ce qu’il y a de spectaculeux dans la Capitale. […] Deux choses peu compatibles à réunir, mon ami, l’innocence de mœurs, & le commerce du monde ! […] Mon amie, le Français veut qu’autour de lui tout respire le plaisir & la joie ; il ne goûterait dans ses Acteurs ni l’esclavage ni la contrainte. […] Oui, mon ami : les préventions Théâtrales sont aujourd’hui moins furieuses que du temps des Pylade & des Bathylle ; l’on peut dire son sentiment du Spectacle, des Acteurs, & même de notre Musique, sans crainte de se faire assommer. […] Non, mon ami : comme on n’y représente que des Dieux, des Héros, des Magiciens, des Forcenés, la voix humaine par excellence y conviendrait peu.
S’il vous faut absolument cette expérience pour justifier M. de Crébillon dans votre esprit, il sera peut-être plus aisé de justifier M. de Voltaire : vous paraissez un peu plus de ses amis, ou plutôt vous feignez de l’être. […] Je le connais par quelques-uns de ses amis ; je ne l’ai vu qu’une seule fois pour en recevoir une réprimande, et vous saurez bientôt pourquoi cette réprimande n’a fait qu’ajouter à l’estime que j’ai conçue pour lui et que tous les honnêtes gens lui doivent. […] Nous représentions Mahomet, j’y jouais le rôle de Séide, et les suffrages de notre Auditoire présagèrent à mon ami M. […] Je le vis même regretter avec bonté que ma taille et ma mine l’empêchassent de m’honorer de sa protection pour le Théâtre de Paris et de faire pour moi ce qu’il faisait avec tant de raison pour mon ami Lekain. […] Je vous déclare donc que bien loin de croire que le bien public m’autorise à critiquer les ouvrages de M. de Voltaire, je le regarderai toute ma vie comme un maître éclairé à qui je dois le peu de talents qu’on a la bonté de reconnaître en moi ; que je le regarde comme un ami dont le cœur est fermé à tout ce qui pourrait altérer ses sentiments en faveur de ceux qui s’y sont donné place, comme un protecteur moins attentif à ses intérêts qu’à ceux des personnes qu’il protège comme un père, aux soins et à la tendresse de qui j’ai l’obligation de n’être plus dans les chaînes de la finance, et à qui je dois l’avantage de pouvoir vivre avec l’aisance que les talents procurent à ceux qui les exercent ; quand je serais devenu sage, et que quand bien même je verrais malheureusement assez clair pour trouver quelque faute capable d’altérer tant soit peu le plaisir ou plutôt le ravissement que j’éprouve quand je lis ou que je vois représenter ses ouvrages, je ne m’en imposerais pas moins la loi de les défendre envers et contre tous.