En effet, il est certain que les caractères étaient très propres à amener la réforme, si on les avait introduits dans l’intention de corriger le Théâtre ; mais ce ne fut point là l’esprit dans lequel on nous les présenta : On prétendit seulement corriger les ridicules qui influent sur les mœurs ; et, à la vérité, on y parvint en partie et à quelques égards ; mais on peut dire aussi que, de la même main, on présenta au malade la médecine et le poison tout à la fois. […] Si nos modernes ont introduit le mauvais exemple, et souvent même le scandale jusque dans la Comédie de caractère, qui est la plus instructive et la plus propre à la correction des mœurs, il faut convenir qu’il est absolument nécessaire de réformer le fond de notre Comédie, soit d’intrigue, soit de caractère.
Les Spectacles de l’âme au contraire, font une impression plus douce, propre à humaniser, à attendrir le cœur, plutôt qu’à l’endurcir. […] Voila pourquoi ces infortunées, dont on a parlé dans le premier Volume de cet Ouvrage, lorsqu’une fois elles sont connues & deshonorées, ne gardent plus de mesures, & que notre sexe, dont la modestie & la décence sont le caractère, est, dans ce malheureux état, d’une impudence qui révolte jusqu’aux plus Libertins : Ayez des Comédiens que leur conduite précédente n’ait pas avilis à leurs propres yeux ; rendez à ceux qui cultiveront un art plus utile & plus estimable que ses partisans même ne l’imaginent, la place qu’ils doivent occuper parmi les Citoyens, place que le préjugé, de fausses vues & la jalousie leur ont ôtée, & vous verrez, s’il est possible que les Comédiennes soient aussi sages que d’autres femmes. Enfin il semble que ceux dont les Troupes dépendent immédiatement, pourraient y faire règner un ordre exact, sans employer la voie honteuse des châtimens, qui ne serait propre qu’à rétrécir le génie, & à abâtardir le talent : des hommes & des femmes comme la plupart de nos Comédiens formés, ne sont pas des machines qu’on ne remue que par la force : ils ont de l’esprit, du bon sens ; & la manière la plus efficace avec des gens de cette trempe, ce serait des distinctions flateuses, lorsqu’ils quitteraient le Théâtre. […] Si des dons naturels & des talens acquis ne rendaient pas l’Acteur ou l’Actrice propres à leurs rôles, un Auteur pourrait-il jamais les leur faire énoncer de la façon qu’il le faut ? […] Ce n’est pas la corruption des mœurs que craignent ces hypocrites rusés ; au contraire, ils la desirent & la procurent : mais ils la veulent sombre, crapuleuse, couverte des apparences de la vileté dont ils ne peuvent s’écarter sans se perdre aux yeux des peuples : l’éclat les effraye ; ils se cachent dans la fange, & veulent y retenir leur proie : c’est-là qu’ils croient qu’elle sera moins enviée, moins propre à exciter l’attention des autres hommes, qui la leur arracheraient… O peuple infortuné, quand secoueras-tu le joug !
Je ne me déclare point contre l’amour de Géta et d’Antonin son frère pour la même personne, et même pour une Vestale : plus les amours sont irréguliers, pourvu qu’ils soient punis, plus ils seront propres à corriger ; mais on ne peut être plus blessé que je le suis, de ce que Justine se déclare amoureuse de Géta. […] Je conviens aussi que Médée a de fortes raisons pour s’emporter contre son mari infidèle et ingrat : mais la vengeance qu’elle en prend, en massacrant ses propres enfants, est tout à fait barbare et dénaturée ; et je trouve cette action tragique bien atroce, pour être présentée aux Spectateurs de notre temps. […] Il semble d’abord que cette Pièce ne nous présente pas une passion d’amour, telle que nous la demandons pour le Théâtre de la réforme ; c’est-à-dire, une passion qui porte à de si grands excès qu’elle inspire l’horreur, et devienne par là propre à corriger et à instruire : cependant, si on y fait attention, on trouvera que cette première impression n’est pas conforme à la vérité. […] On pourrait donc en conclure que la passion d’amour de la Tragédie de Jugurtha ne doit inspirer aux Spectateurs que de la compassion, et que la compassion est plus propre à corrompre qu’à corriger : j’en conviens, et même je tâcherai de le prouver dans l’examen du Cid ; mais le cas me paraît très différent. […] Pour ce qui est de la passion de Jugurtha, on ne peut pas disconvenir qu’elle ne soit infiniment instructive par son excès ; parce que c’est le transport effréné de sa passion, qui donne la mort à son rival, à sa Maîtresse et à sa propre fille, en même temps.
Elle retient toujours quelque chose du dérèglement qui lui est propre ; et ce n'est que par force qu'elle se contient dans les bornes que la raison lui prescrit.