Pope fait à peu près ce raisonnement dans sa Préface sur Shakespear, il le loue jusqu’à dire que ses Caracteres sont la Nature même, ensorte que si ses Piéces étoient imprimées sans les noms des Personnages, le Lecteur les mettroit, après avoir lu leurs paroles. […] Un Poëte ne sera jamais bon Poëte, si l’Art & la Nature ne se prétent la main pour le former. La Nature seule fait un Camoens, un Lopes, un Calderon, un Shakespear : l’Art seul fait un Guarini, un Marini : la Nature & l’Art font de concert un Homere, un Sophocle, &c. […] Cependant c’est dans la Préface de cette Piéce que l’Auteur insulte les Poëtes François, leur reprochant de ne point savoir imiter la Nature. […] Une Piéce de cette Nature doit charmer une oreille Angloise ; Caton lui-même n’eût pas dédaigné de l’entendre.
La dignité de ces Personnages, si peu propres au comique, a répandu bien de l’obscurité sur la nature de ce Spectacle. […] Ce qui se pratiquait aux funérailles des Grands & même des Empereurs, où un Personnage couvert d’habits semblables à ceux du mort, ayant sur le visage un masque qui lui ressemblait parfaitement, précédait le corps, & représentait sans ménagement les actions de sa vie les plus connues, de quelque nature qu’elles fussent, semble donner une idée de ce que l’on pouvait exprimer dans ces Pièces, qui, devraient être fort libres, ou même des Satyres sanglantes & personnelles]. […] La Farce est l’insipide exagération, ou l’imitation d’une nature grossière, indigne d’être présentée aux yeux des honnêtes-gens. […] Ces sortes de Scènes sont comme des miroirs, où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l’art, se répère dans toute sa simplicité. […] Mais comme ce genre ne peut être ni soutenu par la grandeur des objets, ni animé par la force des situations, & qu’il doit être à la fois familier & intéressant, il est difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou romanesque ; c’est la simple nature qu’il faut saisir, & c’est le dernier effort de l’art d’imiter la simple nature.
C’est l’objet de l’art dramatique, & je tire mes preuves de la nature même des productions de cet art. […] Pour connoître la verité ou la fausseté de cette assertion, il faut examiner la nature de la Comedie, & remonter à la source principale du plaisir qu’elle produit. […] Les spectacles ne disposent point à des sentimens trop tendres : le sentiment de l’amour est dans la nature de notre être : ils épurent ce sentiment ; ils le dirigent vers un but légitime. […] Ce qui prouve que les loix les plus sages ne sont pas celles dont la violence brise, mais celles dont l’équité dirige les mouvemens de la nature. […] L’objet presque général de tous les arts, est l’imitation des effets de la nature.
On pourrait aussi examiner si la passion d’amour, telle qu’on la représente dans cette Tragédie, c’est-à-dire dans un degré ordinaire, peut fonder une grande action : mais, sans entrer dans ce détail, je me contenterai de dire, qu’une action tragique de cette nature (malgré la supériorité avec laquelle Racine l’a traitée) ne peut inspirer que des maximes dangereuses, pour apprendre à métaphysiquer sur une passion, dont les suites peuvent aisément devenir funestes. […] La passion d’amour, soit qu’on la montre du côté du vice ou du côté de la vertu, ne corrigera jamais, si elle s’écarte de la nature. Lorsqu’Elisabeth dit, qu’elle a donné lieu au Comte de ne rien craindre et sujet de ne point se gêner, le Poète a suivi parfaitement la nature, et selon ce principe, il établit une maxime très capable de séduire et de corrompre le cœur des Spectateurs ; mais l’austère vertu dont la Reine fait parade ensuite lorsqu’elle dit, que pour toute récompense de son amour le Comte doit être content de la voir, de soupirer, de la plaindre de se plaindre, cette austère vertu, dis-je, n’est capable que d’égayer l’Auditeur en le faisant rire d’une maxime que le penchant de la nature ne nous inspire pas : ainsi cette belle vertu est étalée sur la Scène en pure perte. […] Racine a cependant pris toutes les précautions et a employé tous les expédiens possibles pour détruire la commune opinion, qu’il ne se passe, en fait d’amour au Serrail, que des intrigues d’une nature à ne pouvoir jamais être admises sur le Théâtre de la réforme.