« Mourir sans tirer ma raison, Rechercher un trépas si mortel à ma gloire, Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison...
Il ne faut pas s'imaginer que ces méchantes maximes dont les Comédies sont pleines ne nuisent point; parce qu'on n'y va pas pour former ses sentiments, mais pour se divertir: car elles ne laissent pas de faire leurs impressions sans qu'on s'en aperçoive ; et un Gentilhomme sentira plus vivement un affront, et se portera plus facilement à s'en venger par la voie criminelle qui était ordinaire en France, lorsqu'il aura ouï réciter ces Vers: « Mourir sans tirer ma raison : Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ; Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison; N'écoutons plus ce penser suborneur. » Et la raison en est que les passions ne s'excitent pas seulement par les objets, mais aussi par les fausses opinions dont l'esprit est prévenu.
Sans nommer la fiévre, nous disons, Phedre atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire… Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache… Et nous pouvons soutenir à tous les Italiens qui croyent que nous n’avons qu’une Prose rimée, que nous avons aussi notre langue Poëtique. […] Il est rapporté dans l’Histoire des Croisades, qu’un Chevalier amoureux de la femme de son voisin, obligé de partir pour la Guerre sainte, y mourut, après avoir ordonné par son Testament que son cœur seroit reporté à celle qui l’avoit toujours possédé. […] Nos Romans avoient mis ce langage à la mode, aussi-bien que celui des Amans qui se disent trop heureux de mourir pour celle qu’ils aiment. […] On ne vit plus les Amans diviniser leurs Maîtresses, de leurs yeux faire des Dieux, leur répéter cent fois qu’elles sont adorables, & qu’ils ne souhaitent que le bonheur de mourir pour elles.
La fureur des Duels vient de l’opinion fausse que l’on doit conserver son honneur aux dépens de la vie de quiconque ose le flétrir, & pour le réparer, qu’il est indispensable de tuer un agresseur : or, cette opinion, aussi contraire à la raison qu’à l’Evangile, est préconisée dans le Cid, & c’est un pere qui donne cette horrible leçon à son fils : contre un arrogant éprouver ton courage, Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage, Meurs ou tue… On n’est pas moins choqué d’entendre dire à Chimene, s’adressant au meurtrier de son pere qu’elle va bientôt épouser : Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien. […] Qu’un Héros se tue dans le désespoir, il paroît mourir noblement : toutes les piéces tragiques sont remplies de cette sorte de fureur qu’on nomme force d’esprit, & qui n’est au fond qu’une foiblesse occasionnée par un chagrin qu’on n’a pas le courage de supporter1 ; on s’en délivre par le suicide : c’est-à-dire, par une action lâche, dictée par la folie2 ; si l’on consultoit l’Evangile, on souffriroit volontiers les disgraces de la fortune, on mépriseroit les injures, on iroit au devant des humiliations, on embrasseroit les travaux de la pénitence, captivant son cœur, son esprit, ses sens sous le joug d’une mortification utile & nécessaire.