Si vous étiez élevé sur une haute montagne, les plus grosses villes vous paraîtraient à peine comme des hameaux, leurs Palais les plus superbes et les plus magnifiques comme des huttes et des cabanes, et les hommes des fourmis, si toutefois vous pouviez les apercevoir, tel est celui qui habite déjà dans le Ciel par l’ardeur de ses désirs ; toute la grandeur humaine n’est pour lui que bassesse, qu’un atome éclatant, un point qui en impose aux yeux par quelque apparence d’enflure, il a peine à comprendre l’excès de folie et l’ensorcellement des hommes qui se laissaient captiver et transporter par ces niaiseries, si quelque objet sollicite son cœur par quelque monstre de beauté pour s’en faire aimer, il le dépouille aussitôt de ce fard et de cette vaine apparence qui pourrait l’éblouir parce qu’il est homme, et lui dit vous n’êtes rien, vous n’avez qu’une faible lueur de cette lumière immense, de cette beauté originale qui est en Dieu, lui seul mérite d’occuper nos esprits et nos cœurs, adorons-le ; il lui tarde que nous soyons tous arrivés à ce jour qui sera le dernier de tous, où Dieu seul paraîtra grand, « exaltabitur Deus solus in die illa »Isai. […] Cette passion insensée qui fait des ravages incroyables dans le monde, ce feu d’enfer qui enflamme le cercle de la vie de la plupart des enfants d’Adam, l’impureté dont saint Paul ne veut pas que le nom même soit prononcé parmi des Chrétiens, parce que son image est contagieuse, ou si l’on est obligé d’en parler, ce ne doit être qu’avec horreur, qu’en la flétrissant, la traitant avec exécration comme une maladie honteuse qui ravale l’homme à la condition des bêtes, ce vice, dis-je, y est transformé en vertus, il est mis en honneur et en crédit, regardé comme une belle faiblesse dont les âmes les plus héroïques ne sont pas exemptes, et qui leur sert d’aiguillon pour entreprendre les choses les plus difficiles, on s’y remplit du plaisir qu’on se figure à aimer et à être aimé, on y ouvre son cœur aux cajoleries, on en apprend le langage, et dans les intrigues de la pièce les détestables adresses que l’auteur suggère pour réussir, or n’est-ce pas là une idolâtrie dont se souille le cœur humain ? […] A l’image animée de ces passions, il ne manque guère de s’en élever de pareilles du fond de corruption qui est en nous, tel est l’empire d’une représentation vive sur le cœur humain, lorsqu’elle est accompagnée de discours passionnés, tout y concourt, la déclamation, le port, la geste, les ajustements, la symphonie, n’est-ce pas là jeter de l’huile sur du feu, et aplanir le chemin à un torrent ?
c’est un obstacle au succès de cette grande & profonde politique qui veut perpétuer le genre humain, en proscrivant une pudeur meurtriere. […] On colore ce goût de libertinage, du prétexte de montrer l’habileté de l’artiste dans les carnations & les formes du corps humain, comme dans la licence des paroles, ce n’est, dit-on, que l’esprit, les talens, la gaieté du Poëte qu’on admire. […] Plusieurs Abbés de nos jours, fort différents, il est vrai, de l’Evêque de Clermont, mais se piquant d’être amateurs des beaux arts, ne se font aucun scrupule des nudités qui ornent les appartemens & les jardins, M. l’Abbé, disoit un de ses favoris, est d’une pureté angelique, & d’un goût exquis ; il voit tout sans danger, il n’envisage que le contour des formes, la fraîcheur des carnations, la régularité des parties du corps humain, dont la parfaite imitation fait plaisir aux yeux savants. […] Ce vénérable ecclésiastique, supérieur à l’humanité, acheta à grand prix, une Venus de Médicis, & un Mercure de Samos, de grandeur humaine, & dans l’état de pure nature ; & une Flore qui n’est couverte que depuis la ceinture, & les plaça dans son parterre, sous les fenêtres de sa chambre ; leur situation est allégorique, Mercure volant entre Venus & les fenêtres semble chargé d’une commission de Venus, & venir en rendre compte. […] Telle a été l’illusion de la vie humaine, hæc suit humanæ vita deceptio ; ainsi les créatures de Dieu sont devenues un sujet de tentation, & un filet où les hommes ont été pris, in tentationem animabus & in muscipulam insipientibus.
Nous n’aimons pas à voir la scène ensanglantée, et nous sommes en cela beaucoup plus humains, que les Anciens, qui faisaient massacrer leurs Héros sur le Théâtre. […] Il faut avouer que les Anciens sont inimitables dans les peintures qu’ils font des caractères, des passions, des inclinations des hommes, et de tout ce qui dépend de la nature : Mais Corneille est allé plus loin ; il a fouillé jusques dans les replis du cœur humain, pour développer les principes des actions des hommes. Le Théâtre des Anciens doit nous faire conclure, que leurs mœurs étaient sauvages et barbares ; ils aimaient à voir sur la scène des carnages et des massacres : Nos mœurs sont maintenant plus douces, plus polies, plus humaines ; nous ne pouvons voir qu’avec horreur la scène ensanglantée ; il faut que l’on ménage nôtre délicatesse par des récits, qui nous apprennent le détail de ces actions barbares, dont nous ne pouvons souffrir la vue. […] Ce n’est donc que la corruption du cœur humain, qui peut rendre la Comédie mauvaise : En effet à le bien prendre, elle n’est qu’un mélange de paroles et d’actions agréables, propres à délasser l’esprit de l’homme ; et ce délassement est autant nécessaire à l’esprit, que la nourriture l’est au corps : De sorte que si l’on ne trouve dans la Comédie, ni paroles, ni actions, qui soient contre les bonnes mœurs, ni qui choquent les règles d’une exacte bienséance, ce serait une sévérité outrée, que de vouloir la proscrire absolument. […] Si les Pères ont tant déclamé contre les spectacles de leur temps, ce n’est pas précisément à cause qu’on y commettait des idolâtries ; mais c’est à cause que l’on n’y parlait que des faux Dieux ; et que tout s’y ressentait de la fausse Religion des Païens ; ce qui se pratique encore aujourd’hui en plusieurs pièces de Théâtre, comme dans l’Amphitryon, où Jupiter et Mercure se cachent sous des figures humaines, pour commettre un adultère.
Je le demande à ces Pédans maussades, pour qui les plaisirs des autres sont un supplice, & qui cependant se livrent sans réserve au plus doux de tous pour leurs cœurs ulcérés, à celui de fronder, Quel crime y a-t-il à rire du tableau vivant des ridicules ; à s’attendrir à la vue des misères humaines ; à se livrer à l’admiration, à l’enthousiasme qu’excite l’héroïsme de la vertu ; à ressentir la douce, la délicieuse émotion d’un amour honnête ? […] La nature étant la même par-tout, & dans tous les hommes, savans & ignorans, grands & petits, peuple & non peuple, il n’était pas possible qu’avec le tems, les Spectacles n’eussent pas lieu dans la société humaine : mais de quelle espèce devaient-ils être, pour faire la plus grande impression de plaisir ? […] Malheureusement cet agent capable de produire des effets si grands & si avantageux, est au-dessus de toutes les forces humaines ; ce serait celui qu’emploierait un Dieu : le moyen de corriger les mœurs par les Loix & par le Théâtre, est le seul qui reste à des hommes ; quelqu’imparfait qu’il soit, mettons-le en usage, après avoir détruit tous les abus ; châtions le Drame, puisqu’il le faut, mais appliquons-nous d’abord à desinconvénienter la Représentation. […] Inventons donc un nom nouveau pour cet art enchanteur, dont le but est nonseulement de nous plaire & de nous corriger, mais d’embellir tous les genres d’expression de l’espèce humaine ; puisqu’aussi bien l’Actricisme est au-dessus de tous les autres arts d’imitation.