Ce n’est ni la preuve la plus décisive des bonnes mœurs, ni les traits les plus glorieux de la vie des héros. […] Je dis même que les héros des tragédies, étant presque toujours boursouflés, ne feroient que des Dom Quichote, si l’on s’y conformoit. […] Quels héros que les acteurs & les auteurs ! quelles héroïnes ! […] Les sentimens des héros sont-ils moins vrais dans le grand, que les petitesses des personnages comiques ?
. […] Digne fils du Héros qui t’a donné le jour, Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite, La Veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ? […] On doit faire la même chose par rapport aux Héros qu’on veut représenter et leur faire faire, dans l’espace de temps qu’ils sont en scène, plus de belles actions, et dire plus de belles choses qu’il n’est probable qu’ils n’en feraient et qu’ils n’en diraient dans le court espace de temps qu’ils occupent la scène. […] Dans celle de M. de Crébillon les gens sans humeur voient un Scélérat sublime peint tel qu’était Catilina, et qu’il faudrait peindre un Cromwell : car les Scélérats ont leurs héros comme les gens vertueux. […] « Les anciens, dites-vous, avaient des héros et mettaient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n’y mettons que des héros, et à peine avons-nous des hommes »cj : mais les anciens faisaient fort mal, et nous faisons fort bien. […] Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux Pièces achève paisiblement les forfaits, en jouit, et l’un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie : "Et je jouis enfin du prix de mes forfaits."
J’apprends même que les Anglais se sont élevés contre quelques-uns de nos poètes, qui à propos et hors de propos, ont voulu faire les héros galants, et leur font pousser à toute outrance les sentiments tendres. […] La tragédie a donc tort, et donne au genre humain de mauvais exemples lorsqu’elle introduit les hommes et même les héros ou affligés ou en colère, pour des biens ou des maux aussi vains que sont ceux de cette vie ; n’y ayant rien, poursuit-il, qui doive véritablement toucher les âmes dont la nature est immortelle, que ce qui les regarde dans tous leurs états, c’est-à-dire, dans tous les siècles qu’elles ont à parcourir.
Il se fait plusieurs mariages sans vraisemblance, & contre les bonnes mœurs, dans un pays où la religion est respectée, & que favorise un chevalier qu’on dit homme de bien, zélé pour la pureté ; toutes les intrigues amoureuses, la plupart mal assorties & burlesques, sont applaudies & protégées, & se terminent, comme sur le théâtre, par un mariage de libertinage ; des filles séduites, enlevées, des héros avec des laquais & des paysans se couvrent d’un voile, comme Didon dans la caverne, conjugium vocat hoc pretexit nomine culpam , contre la volonté des parens, avec des gens au-dessous d’elles : ce qu’on ne peut reprocher à Didon. […] Mais, se borna-t-on aux deux héros, il y de l’inhumanité de se moquer de l’infirmité humaine, au lieu de plaindre l’infortuné qui en est affligé. […] Les deux héros ridicules, Dom Quichotte & Sancho Pansa, tantôt foux, tantôt raisonnables par intervalles, font les actions & tiennent les discours les plus insensés, & bientôt après les plus sages, & même pieux : ce sont comme deux livres différens mêlés & confondus. […] Toutes ces folies qui sont dans le caractere du héros de la Manche, nous font sentir les ravages que cause la représentation des vices & des passions dans le cœur des spectateurs, dont les sentimens leur sont analogues.