Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande infamie un art dans lequel nous excellons, qu’on excommunie des personnes gagées par le Roi, que l’on condamne comme impie un spectacle représenté dans des couvents, qu’on déshonore des pièces où Louis XIV et Louis XV ont été acteurs, qu’on déclare œuvre du démon des pièces reçues par des Magistrats et représentées devant une Reine vertueuse, quand des étrangers apprennent cette insolence et ce manque de respect à l’autorité royale, cette barbarie gothique, qu’on ose nommer sévérité chrétienne, peuvent-ils concevoir que nos lois autorisent un art déclaré infâme, ou qu’on ose couvrir d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les Souverains, cultivé par les plus grands hommes, et qu’on trouve chez le même Libraire l’impertinent libelle du Père le Brun à côté des ouvrages immortels de Corneille, Racine, Molière ? […] Que Corneille soit un bon tragique ; Molière un bon comique, Pecour un beau danseur, Lully un habile Musicien ; mais l’objet où ils ont excellé est trop petit pour faire de grands hommes.
Corneille en a mis dans ses piéces, mais il n’en a guére fait le fond de ses intrigues ; elle n’y occupe que la seconde place. […] Que Corneille est en ce point supérieur à Racine !
Si l’on consulte la Préface de cette Tragédie, personne ne s’imaginera qu’il y ait la moindre idée d’amour : Le grand Corneille y dit expressément : Vous n’y trouverez ni tendresse d’amour, ni emportement de passion, etc. […] Il semble donc que Corneille, en parlant ainsi, ait voulu faire la critique du goût de son siècle ; et qu’il s’excuse auprès de ses Lecteurs de ce que le dessein de sa Pièce ne lui a pas permis d’y placer la tendresse et les emportements si fort à la mode sur la Scène, c’est-à-dire de flatter la corruption générale ; puisqu’il est certain que, du temps de Corneille, aussi bien que de nos jours, on voulait dans la passion d’amour cette lâche faiblesse qui déshonnore notre Théâtre, en lui faisant perdre cette grandeur et cette austère majesté, dont les Anciens se servaient si avantageusement pour corriger le vice, et que les premiers de nos Modernes ont eu si grand soin d’imiter. […] M. Corneille, je ne trouve pas qu’il ait exécuté, dans le cours de la Tragédie de Sertorius, ce qu’il nous annonce dans sa Préface à l’égard des tendresses d’amour et des emportements de passion. […] Corneille, j’en suis sûr, aura souhaité, en écrivant sa Pièce, de la porter à ce point de pureté et de perfection que la réforme demande à présent ; mais la crainte de déplaire l’a arrêté.
Les applaudissemens prodigués aux ouvrages de Rotrou, aux essais du grand Corneille, firent naître à Molière l’idée de parcourir une nouvelle carrière. […] Deux hommes de génie, Corneille & Molière, ornèrent la Tragédie & la Comédie des beautés dont elles sont susceptibles ; ils eurent l’art d’achever ce que tant de siècles n’avaient pu qu’ébaucher. […] Les Français connurent les prémiers le ridicule de pareils Drames, & ce ne fut guères qu’après Corneille & Molière que le reste de l’Europe eut des Poèmes un peu dans les règles. […] Les Arts peuvent-ils citer un génie heureux qui les ait fait connaître par son seul travail, ainsi que Térence découvrit les beautés de la Comédie chez les Latins, & que Corneille apprit aux Français le grand art de la Tragédie ?