S’ils se contentoient de bien jouer toujours la même piéce, je ne crois pas qu’on les laissât jouir longtems de cette douce létargie.
On lui dira, que ce genre, tout parfait qu’il le croit, plaira difficillement en France, où le caractère gai, doux & humain ne voit qu’avec répugnance des horreurs, qui plaisent en Angleterre, qui plaisoient dans le cirque de Rome, qui plaisoient à des Iroquois, qui plaisoient à des démons, à des damnés ; mais qui ne sont pas dans nos mœurs. […] Arnaud seroient très-analogues au caractère des spectateurs, & passeroient, d’une voix unanime, pour le tragique par excellence, le seul vrai tragique : le plaisir en tout genre est relatif au goût & au caractere ; musique gaie ou triste ; alimens doux ou amers ; odeurs bonnes ou mauvaises ; spectacles cruels ou humains ; lectures frivoles ou férieuses ; vie solitaire ou repandue ; société grave ou dissipée, &c. chacun a ses ennemis & ses partisans : on ne juge des choses que par la sensation : cette sensation de pend de la configuration des organes. […] Qu’il s’en amuse ; personne ne troublera ses plaisirs atroces ; mais qu’il ne trouble pas les plaisirs plus des doux autres, en voulant que tous les instrumens de l’orchestre fassent entendre les mêmes sons, sous peine de n’avoir point de musique. […] Il a raison, ce n’est qu’un dégré d’intentité de plus ou de moins, comme dans tous les autres sentimens, & toutes les sensations ; le degré de chaleur, le degré d’amertume, le degré de tristesse, de joie, d’estime, de mépris, &c. : il n’est pas vrai qu’aucun de ces degrés ait le privilége exclusif d’être le seul froid ou chaud, amer ou doux, gai ou triste ; & qui parvenu à un degré excessif d’intentité, quoique alors dans sa perfection, il soit le froid, le chaud, l’amer, le triste, par excellence : il n’en est que plus desagréable par sa perfection. […] Un enfant, un homme délicat, sera plutôt épuisé qu’un autre ; & un excès de passion, bien loin de produire la douce impression du plaisir, fait fremir les spectateurs, ils detournent les yeux de cette tête de Gorgone, qui au lieu de les amuser, les pétrifie.
Les gens de Lettres dont l’humeur est plus douce, & la Verve moins déréglée, se permettent à peine d’aller de Province en Province, ou de s’éloigner des environs de la Capitale. […] Tout le monde conviendra que les Poètes, énnemis de Bacchus, ne sauraient rien produire de passable : il est donc nécessaire de mêler l’Hipocrène avec le doux jus de la Treille ; je crois pourtant qu’on ferait encore mieux de boire pure la précieuse Liqueur de la vigne, sans l’altérer par aucun mêlange.