/ 142
36. (1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « Résumé et moyens de réformation. » pp. 105-200

Entre les différents moyens depuis long-temps indiqués, pour là réformation du théâtre, je crois devoir recommander d’abord celui de cesser de condamner en principe, ou en théorie, ce que nous approuvons dans la pratique ; je veux dire, de commencer par être plus conséquents et plus justes envers les hommes qui se vouent au théâtre, soit comme auteurs2, soit comme acteurs, et reconnaître le droit qu’ils ont, lorsque d’ailleurs ils sont bons citoyens, à l’estime et à la considération dont ils jouissent de fait, par un accord à peu-près général ; et ôter enfin à un petit nombre de gens de bonne foi, et à tous les gens de mauvaise humeur, le droit de traiter d’infâmes la profession ou les personnes de Molière, de Corneille, Racine, Voltaire, et de Lekain, de Molé, Larive, Talma, des idolâtrées Comtat, Raucourt, Mars, etc., lesquels ont emporté les regrets, ou font encore aujourd’hui les délices et l’admiration des Français et des étrangers, qui leur rendent les plus grands honneurs, qui leur élèvent des statues. […] Le ridicule dont la teinte est si vaguement communicative, et qui a de plus l’inconvénient grave de ne pouvoir s’effacer ni par le repentir ni par la réforme, ni même par la perfection des personnes ou des classes qu’il a une fois frappées, on sait bien qu’en effet celles que Molière a ridiculisées ont été flétries, les unes pendant toute leur vie, les autres pendant plusieurs générations ; à peine ces dernières sont-elles relevées aujourd’hui de l’anathème, et on assure que plusieurs personnes, seulement coupables de quelques travers, en sont mortes ! […] Mais le plus grand, le meilleur moyen de réformation serait que les auteurs dramatiques, qui ont l’air depuis Molière à ces poltrons qui poursuivent des ennemis en fuite, ou cachés, et n’osent attaquer ceux qui font volte-face, fussent bien convaincus, enfin, qu’au lieu de harceler sans cessé directement ou indirectement les deux premières écoles, ils feraient beaucoup mieux de déployer leur talent et concerter leurs efforts avec ceux du reste de ces écoles, contre la dernière, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus, sinon à la détruire, à l’affaiblir, ou la décrier au point que ses disciples, poursuivis, désarçonnés à leur tour et abandonnés surtout de leurs hommes marquants, qui leur servent d’autorité et de point de ralliement (ce qui doit être aujourd’hui un résultat de l’exemple seul de notre vertueux roi), soient forcés enfin, contre l’ordinaire, de chercher une retraite, d’aller se cacher dans la seconde école, d’où il sera ensuite d’autant plus raisonnable d’espérer pouvoir les diriger vers la première, qu’il n’y aura plus à choisir alors entre se réformer et se livrer à de plus grands excès. […] En effet, Molière a attaqué en général les faux dévots, ou les prêtres auxquels il a fait le plus grand mal généralement ; ce qui n’a pas empêché qu’on ne fit de sa satire une application particulière : M. de Rochette, évêque d’Autun, a été désigné comme en étant l’objet ; il en a souffert toutes les rigueurs, comme si elle eût été dirigée ouvertement contre lui, et cela sans recours, sans pouvoir repousser l’agression, ni s’en plaindre ou se justifier. […] Je suppose que Molière, avec son terrible comique, au lieu d’attaquer confusément tous les tartuses, en eût appréhendé ouvertement un seul dont la fourberie lui était le mieux prouvée ; il aurait jeté l’alarme parmi les imposteurs exclusivement, parce que la faute se présentant personnelle, comme l’attaque à l’esprit des spectateurs, la flétrissure se serait arrêtée à la personne, et la terreur aux hypocrites.

37. (1759) Lettre de M. d'Alembert à M. J. J. Rousseau « Chapitre » pp. 63-156

Je ne sais, Monsieur, ce que vous pensez de cette dernière pièce, elle était bien faite pour trouver grâce devant vous ; ne fût-ce que par l’aversion dont on ne peut se défendre pour l’espèce d’hommes si odieuse que Molière y a joués et démasqués. […] Molière, selon vous, a eu dessein dans cette Comédie de rendre la vertu ridicule. […] La seule chose que j’oserais blâmer dans le rôle du Misanthrope, c’est qu’Alceste n’a pas toujours tort d’être en colère contre l’ami raisonnable et Philosophe, que Molière a voulu lui opposer comme un modèle de la conduite qu’on doit tenir avec les hommes. […] L’approbation faible de Philinte n’en eût pas moins produit ce que voulait Molière, l’emportement d’Alceste, qui se pique de vérité dans les choses les plus indifférentes, au risque de blesser ceux à qui il la dit. […] Mais je m’aperçois, Monsieur, que je donne des leçons à Molière.

38. (1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Livre second. » pp. 2-7

Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande infamie un art dans lequel nous excellons, qu’on excommunie des personnes gagées par le Roi, que l’on condamne comme impie un spectacle représenté dans des couvents, qu’on déshonore des pièces où Louis XIV et Louis XV ont été acteurs, qu’on déclare œuvre du démon des pièces reçues par des Magistrats et représentées devant une Reine vertueuse, quand des étrangers apprennent cette insolence et ce manque de respect à l’autorité royale, cette barbarie gothique, qu’on ose nommer sévérité chrétienne, peuvent-ils concevoir que nos lois autorisent un art déclaré infâme, ou qu’on ose couvrir d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les Souverains, cultivé par les plus grands hommes, et qu’on trouve chez le même Libraire l’impertinent libelle du Père le Brun à côté des ouvrages immortels de Corneille, Racine, Molière ?  […] Que Corneille soit un bon tragique ; Molière un bon comique, Pecour un beau danseur, Lully un habile Musicien ; mais l’objet où ils ont excellé est trop petit pour faire de grands hommes.

/ 142