Partant que ce bouffon d’Athènesb crie tant qu’il voudra qu’il ne sait rien, et fasse le vain de ce que des démons trompeurs l’en ont estimé sage ; qu’Arcésilas et Carnéade, Pyrrhon et toute la secte des Académiciens délibèrent éternellement ; que Simonide diffère toujours à répondre ; nous méprisons l’orgueil de ces Philosophes, que nous savons être des tyrans, des corrupteurs et des adultères, toujours fort éloquents contre leurs vices.
Ne faisons pas tant le procès aux siécles d’ignorance : les poétes, le spectacle ont fait presque tout le mal, & le font encore & plus dangéreusement, parce qu’ils tournent au vice ce qui n’étoit que ridicule, & le libertinage & la débauche sont pire que les diableries. […] Jamais le théatre ne fit partie du Palais des grands Seigneurs, comme si une troupe de Comédiens étoient leur famille ; il ne simétrisa jamais avec leur palais ; le temple du vice pourroit-il en être l’ornement ? Le profit des entrées ne grossissoit point leur revenu ; le prix du vice n’étoit point l’appanage de la dignité.
Que le vice rend petit ! […] Les héroïnes sont toujours des personnes de qualité, distinguées par la naissance, les dignités, les richesses, souvent des Princesses, des Reines qui toutes sont livrées au vice, & ne diversifient la scene que par la diversité des goûts, des caracteres & des circonstances. […] En entrant dans le monde, n’ayant encore aucune idée du vice ni éprouvé des passions, il fut mené à la comédie, & fut frappé de la beauté & des graces d’une Actrice qui dans la tragédie du Cyd jouoit le rôle de Chimene ; il en devint amoureux, & fut entraîné par la passion.
Celle-ci ne présente que des Figures matérielles & mortes ; l’autre offre en même-temps l’imitation & la réalité : l’Art de l’Acteur rend la laideur du vice plus impressionnante, plus terrible ; il donne à la vertu les couleurs séduisantes qui la font aimer ; souvent l’Auteur mal-habile n’a fait qu’ébaucher le tableau ; une Actrice aimable l’achève ; elle y joint le pathétique, la dégradation, la vaguesse & le coloris *. […] Notre Spectacle est le grand miroir moral où les deux sexes se voient au naturel ; tantôt jeunes, charmans ; tantôt laids à faire peur : ils doivent s’aimer, applaudir à leurs charmes, lorsqu’on les peint en beau ; se haïr, rougir d’eux-mêmes, quand on ne leur présente que leurs vices. […] En effet, qu’une femme galante, connue pour telle, tienne des propos indifférens, devant des gens corrompus, ils sauront impudiquer tout ce qu’elle dit, & dans les moindres choses, ils lui prêteront des vues, des desseins ; ils jugeront toutes ses paroles à la rigueur d’après ses vices ordinaires, l’impudence & la légèreté.
Il semble donc que Corneille, en parlant ainsi, ait voulu faire la critique du goût de son siècle ; et qu’il s’excuse auprès de ses Lecteurs de ce que le dessein de sa Pièce ne lui a pas permis d’y placer la tendresse et les emportements si fort à la mode sur la Scène, c’est-à-dire de flatter la corruption générale ; puisqu’il est certain que, du temps de Corneille, aussi bien que de nos jours, on voulait dans la passion d’amour cette lâche faiblesse qui déshonnore notre Théâtre, en lui faisant perdre cette grandeur et cette austère majesté, dont les Anciens se servaient si avantageusement pour corriger le vice, et que les premiers de nos Modernes ont eu si grand soin d’imiter. […] Je conclus donc que les personnages qui meurent peuvent être innocents, et que les Spectateurs peuvent s’en affliger tant qu’ils veulent ; pourvu qu’à côté de la compassion marche toujours, suivant le besoin, ou l’horreur du vice, ou l’amour de la vertu ; et c’est l’effet de ce sentiment, qui constitue la catastrophe. […] De cette façon, le vice serait blâmé, et la vertu exaltée comme elle doit, et comme on est indispensablement obligé de faire en toutes occasions dans la societé, mais particulièrement sur le Théâtre.
La conséquence que la Glose a tirée de cette loi générale, est que toute espece de Comédiens, sous quelque nom qu’ils se produisent, sont atteints de plein droit du vice dont nous parlons, sic putat Glossa quod Joculatores omnes sunt infames ipso jure .
Ils léveront le masque séducteur, sous lequel les vices prétendent cacher leur difformité.
Que la première était pleine d'idolâtrie, de superstition et d'impureté ; et que la dernière est exempte de tous ces vices, contre lesquels les Pères se sont principalement étendus.
Or on ne va pas à la Comédie pour la censurer, et quand on y est, il est difficile que l’on ne s’y laisse surprendre par le plaisir que l’on y trouve, sous lequel les vices se glissent dans notre cœur. « Tunc enim per voluptatem facilius vitia surrepunt.
Nous étions assez occupés à ramener les Hérétiques, à détruire leurs erreurs et leurs préventions, à corriger les vices et les faiblesses ordinaires des hommes.
D’un autre côté, il est des gens de bien dont la délicatesse outrée ne peut souffrir qu’on parle des vices publics, des gens d’Eglise, & nommément de leur liaison avec le théatre où ils deviennent scandaleux. […] L’homme de théatre l’est plus qu’un autre ; on verra sans doute en lui le vice diversifié selon la diversité des caracteres, mais il n’en est point qui n’en porte l’empreinte ; c’est comme la langue, l’accent du pays. […] Il lui fait bien plus d’honneur, parce qu’aux yeux du Souverain, & seul juste estimateur du mérite, les moindres œuvres de vertu sont plus prétieuses que les plus beaux chef-d’œuvres du vice. […] C’est son portrait fait par lui-même, où l’on voit qu’il a passé sa jeunesse dans des désordres de toute espece ; qu’il se menage dans sa vieillesse, parce que ses organes blasés se refusent à ses transports ; qu’en vieux pécheur toujours Epicurien, n’aimant que la volupté, porte dans le tombeau, comme dit le Prophete, tous les vices de son jeune âge qui ont infecté toute sa vie.
Non, le vice n’aura point un empire sans limites, et les consciences n’y éprouveront point une sécurité sans interruption ; tandis que les Ministres de l’Evangile s’acquitteront de leur devoir : tandis que ces Ministres seront regardés comme les Envoyés du Seigneur et les colonnes du Christianisme ; tandis qu’ils seront en possession d’être écoutés et respectés pour leur caractère, le sujet de la douleur des Poètes subsistera toujours ; le Théâtre sera toujours traversé, l’Athéisme combattu, et le libertinage réprimé. […] Vu que Lorenzo, tout débauché qu’il est, s’en retourne triomphant : ce n’est point le vice, mais précisément le Prêtre qu’il corrige. […] Voilà justement comme les Ministres de la débauche sont faits : on dit que ces infâmes ne laissent pas de prier Dieu quelquefois, de parler du paradis, de rouler la prunelle vers le Ciel et d’invectiver contre le vice ; de tromper aussi, de mentir et de prêcher la vérité comme tout Prêtre fait. […] Ne semblent-ils pas appréhender qu’il ne reste dans l’univers quelque réduit où le Souverain Etre soit adoré, la vertu pratiquée et le vice craint ?
Mais indépendamment de ces raisons générales de sagesse, ceux-mêmesj qui voudraient le plus accorder à tout le monde la lecture des Ecritures, doivent convenir qu’elle n’est pas faite pour le théâtre ; que c’est la défigurer, l’avilir, la déshonorer ; que bien loin d’en faire la nourriture de l’âme fidèle, on en fait l’amusement de la frivolité, souvent du vice et de l’impiété ; qu’au lieu de servir à la sanctification des fêtes, elle en devient la profanation ; que les Pères, en conseillant cette lecture aux âmes bien disposées, n’ont jamais entendu qu’on dût la livrer au parterre, la couper en actes, la cisailler en scènes, la travestir en comédies, la faire jouer par des hommes et des femmes sans mœurs, avec des habits, des gestes, des discours pleins de mollesse et de dissolution. […] C’est aux Ministres dont Dieu ouvre la bouche, à l’enseigner, et non à des lèvres impures, que le Démon ouvre au mensonge et au vice. […] contra Marcionem), que Dieu soit loué par le Démon, la vérité par le mensonge, la vertu par le vice, comme il serait honteux pour un Catholique de l’être par un Hérétique, pour un sujet fidèle par un révolté, pour une honnête femme par une Comédienne : « Virgines à Meretricibus commendari non decet. » Leurs censures, leurs malédictions, feraient plus d’honneur ; leurs éloges rendent la vertu suspecte.
Le raffinement d’un théâtre poli ne peut s’accommoder de cette gothique franchise : le remords et la honte d’un vice avoué troublent la douceur du plaisir. […] Les Comédiens sont des gens décriés de tous les temps, que l’Eglise regarde comme retranchés de son corps ; mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors, il aurait cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait se servir de lui pour corriger le vice. […] Non seulement elle représente les vices les plus horribles, mais elle apprend à les commettre.
Le théâtre est si opposé aux règles de la piété chrétienne, si généralement réprouvé par tout ce qu’il y a eu de pieux et d’éclairé dans tous les siècles, il porte si clairement sur le front l’empreinte de tous les vices, il est si évidemment l’aliment de toutes les passions, l’expérience et la conduite de ceux même qui le défendent, fait si vivement sentir combien il est funeste à la religion et aux mœurs, qu’on ne peut ni blâmer le zèle qui en éloigne les fidèles, ni dissimuler le scandale que donnent ceux qui y vont, fussent-ils eux-mêmes innocents : « Et peribit in tua scientia frater ? […] Peut-il paraître au théâtre, que son état même l’oblige de proscrire, sans être censé l’autoriser, sans jeter dans la tristesse les gens de bien qui voient mépriser la vertu et triompher le vice, et remplir de joie les méchants, qui ont droit de s’autoriser dans leurs désordres par de si grands exemples, et sans tendre des pièges aux âmes faibles, dont on affaiblit les remords, et donner de l’audace aux Comédiens, dont on entretient et accrédite l’infâme profession par la même autorité qui l’a couverte d’infamie ? […] Cependant tout languit, le public souffre, la justice n’est pas rendue, les affaires s’accumulent et ne finissent point, vous vous nourrissez des vaines acclamations d’une populace insensée dont vous servez les vices, tandis que tous les honnêtes gens vous méprisent et condamnent votre négligence et votre frivolité : « Necessitas spectandi quorumdam tantum dierum et pomeridianum tempus liberum est ; hi vero quacumque diei parte veniunt.
Il se contente de satisfaire sa passion, mais il ne l’inspire pas, il ne tient pas école de vice. […] Mais depuis que le théâtre est devenu un objet intéressant pour la religion et les mœurs, une école savante des passions, une leçon artificieuse de vice, un assemblage attisé de toutes les occasions de désordre, un spectacle frappant de péché, enveloppé du titre séduisant d’ouvrage d’esprit, du voile trompeur d’une modestie apparente, des attraits délicats d’une volupté épurée, des pièges cachés sous l’air de la décence et de la bonne compagnie, l’Eglise a allumé toutes ses foudres contre ce chef-d’œuvre de scandale et de péché, d’autant plus dangereux, qu’il cache adroitement son poison sous les dehors imposants de la politesse, de la réserve, de la censure de quelque vice, des exemples de quelques vertus morales, qui semblent devoir se dérober aux alarmes et aux regards de l’Eglise et de la vertu.
Le Concile de Milan ordonne bien que l'on chasse les Histrions, les Mimes et Bateleurs, et tous les gens de cette sorte abandonnés au vice, et que l'on soit sévère contre les Hôteliers, et tous ceux qui les retirent, mais il ne dit rien contre les Acteurs des Comédies et des Tragédies qui n'ont jamais été traités de même sorte.
On a beau dire en faveur du Théâtre qu’on l’a rendu chaste, et que l’on y entend plus de leçons de vertu, que l’on n’y voit d’exemples de vices, on dira si l’on veut que les passions n’y paraissent animées que pour la défense de l’honneur, et que l’on n’y produit pas d’autres sentiments que ceux de la générosité.
Les anciens législateurs qui ont inventé le spectacle ont moins songé à amuser ceux de leurs citoyens qui vivaient dans l’oisiveté qu’à instruire le peuple en le portant, par des exemples, à la haine du vice et à l’amour de la vertu : et effectivement, rien ne peut plus contribuer à guérir l’homme de ses défauts que de les exposer, comme on fait dans la comédie, à la risée et à la censure publique.
Comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celle d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contrepoison ! […] si dans le saint lieu où l’on n’entend que des psaumes, des prières, les oracles divins, où tout inspire la crainte de Dieu et la piété, les désirs illicites se glissent quelquefois comme un voleur subtil ; comment des hommes, au théâtre, où ils ne voient et n’entendent que des choses qui portent au crime, dans le centre de la turpitude et de la perversité, investis par le vice, et attaqués de tous côtés par les yeux et les oreilles, comment pourraient-ils triompher des mauvais désirs ?