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51. (1764) De l’Imitation théatrale ; essai tiré des dialogues de Platon : par M. J. J. Rousseau, de Genéve pp. -47

P Lus je songe à l’établissement de notre République imaginaire, plus il me semble que nous lui avons prescrit des loix utiles & appropriées à la nature de l’homme. […] Dans ces siecles grossiers, où le poids de l’ignorance commençoit à se faire sentir, où le besoin & l’avidité de sçavoir concouroient à rendre utile & respectable tout homme un peu plus instruit que les autres, si ceux-ci eussent été aussi sçavans qu’ils sembloient l’être, s’ils avoient eu toutes les qualités qu’ils faisoient briller avec tant de pompe, ils eussent passé pour des prodiges ; ils auroient été recherchés de tous ; chacun se seroit empressé pour les avoir, les posséder, les retenir chez soi ; & ceux qui n’auroient pu les fixer avec eux, les auroient plutôt suivis par toute la terre, que de perdre une occasion si rare de s’instruire & de devenir des Héros pareils à ceux qu’on leur faisoit admirer*. […] Ne sont-ce pas de fort utiles Spectacles que ceux qui nous font admirer des exemples que nous rougirions d’imiter, & où l’on nous intéresse à des foiblesses dont nous avons tant de peine à nous garantir de nos propres calamités ? […] En imposant silence aux Poëtes, accordons à leurs amis la liberté de les défendre & de nous montrer, s’ils peuvent, que l’art condamné par nous comme nuisible, n’est pas seulement agréable, mais utile à la République & aux Citoyens. […] Autrement, mon cher Glaucus, comme un homme sage, épris des charmes d’une maitresse, voyant sa vertu prête à l’abandonner, rompt ; quoiqu’à regret, une si douce chaîne, & sacrifie l’amour au devoir & à la raison ; ainsi, livrés dès notre enfance aux attraits séducteurs de la Poësie, & trop sensibles peut-être à ses beautés, nous nous munirons pourtant de force & de raison contre ses prestiges : si nous osons donner quelque chose au goût qui nous attire, nous craindrons au moins de nous livrer à nos premieres amours : nous nous dirons toujours qu’il n’y a rien de sérieux ni d’utile dans tout cet appareil dramatique : en prêtant quelquefois nos oreilles à la Poësie, nous garantirons nos cœurs d’être abusés par elle, & nous ne souffrirons point qu’elle trouble l’ordre & la liberté, ni dans la République intérieure de l’ame, ni dans celle de la société humaine.

52. (1760) Lettre à M. Fréron pp. 3-54

En laissant subsister cette opinion d’inutilité du Théâtre, ce serait autoriser en quelque sorte sa réprobation : il est donc essentiel que je prouve non seulement qu’il est utile ; mais même qu’il est nécessaire, et cela par l’expérience. […] Un Auteur de dix sept à dix huit ans que les Muses ont tout sujet de regretter, et que sa résignation aux volontés de ses parents a consacré à des travaux utiles au Ministère, avait fait une pièce intitulée l’Ecole de la Raison, il avait pris jour pour en faire la lecture aux Comédiens Italiens. […] J’ai prouvé qu’elle était utile et même nécessaire, et si selon quelques particuliers la Comédie est condamnable et qu’ils exigent qu’on s’en rapporte à leur décision particulière, ne peut-on pas leur opposer d’autres décisions particulières qui l’approuvent et qui par conséquent infirment les leurs, ou du moins autorisent à ne pas s’y soumettre sans examen ? […] On n’est dans ce misérable état utile qu’à un seul homme et tout à fait inutile à sa Patrie. […] Il s’efforcera de rendre l’estime de ses Lecteurs à une profession utile qui n’est pas plus responsable que les autres, des désordres d’une partie de ceux qui l’exercent.

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