Ainsi le cœur s’accoutume insensiblement à l’amour : Une jeune fille souhaite de trouver un Amant aussi fidèle que celui qu’elle a vu sur le Théâtre ; elle trouve du plaisir à entretenir un commerce aussi tendre que celui-là ; elle voudrait être à la place d’une Amante si fort aimée ; elle ne trouve point qu’il y ait de mal à écouter un homme qui parle d’amour, puisqu’une Princesse si fière le souffre bien, et tout ce que la Morale Chrétienne lui avait persuadé de contraire à cela, s’évanouit bientôt dans son cœur par l’exemple qu’on lui propose sur le Théâtre. Est-ce là un petit mal, quand il serait vrai qu’on s’en tiendrait là ; mais souvent on va plus loin, et si une jeune fille qui est sous la conduite de sa mère, ne s’engage à rien de plus qu’à ce que je viens de dire ; jugez un peu ce que peuvent faire celles qui ont plus de liberté, et pour ne pas parler seulement d’elles, jugez de combien de désordres ces spectacles peuvent être cause en tant de jeunes gens à demi corrompus, principalement quand ces beaux sentiments d’Amour sont dans la bouche de personnes bien faites, et de la vertu desquelles on n’est pas trop persuadé.
Non, Monsieur, non ; je ne pense pas que le Théatre puisse être nuisible aux bonnes mœurs, toutes les fois qu’on l’en ramenera à son véritable but, qui est d’être utile en corrigeant nos vices & nos ridicules par une plaisanterie fine & délicate, ou par les traits perçans de l’éloquence & de la vérité ; mais je suis intimement persuadé aussi, que des Spectacles, tels que ceux qu’on ouvre le jour & la nuit aux Boulevards, sont autant de chemins frayés vers le libertinage, & qu’en fournissant ainsi à la jeunesse des deux sexes, les moyens de s’élancer dans ses gouffres, nous perdons la plus belle & la plus riche espérance de l’Etat42. […] Je vous prie de me continuer votre estime & votre amitié, & d’être bien persuadé des sentimens inviolables & respectueux avec lesquels Je serai toute ma vie, Monsieur, Votre très-humble & très-obéissant Serviteur, Rousseau. […] Je crois devoir prévenir ici, que mon intention n’est nullement d’accuser les Entrepreneurs des Trétaux, de tout le mal que causent leurs Spectacles ; & je rend tellement justice à leur probité, & à l’honnêteté de leurs mœurs, que je me persuade qu’ils seront les premiers à applaudir à mon zèle & à mon amour pour mes concitoyens ; voilà les seuls motifs qui me déterminent à écrire cette Lettre : comme je n’ai jamais traité avec ces Entrepreneurs, & que je n’ai pas même l’avantage de les connaître, ils ne peuvent m’en supposer d’autres. […] Là, d’une voix touchante & ferme, persuader la modération à ceux qui commandent, la fidélité à ceux qui obéissent, à tous cette bienveillance générale, sans laquelle il n’y aura jamais de bonheur sur la terre.