Mais vous vous accordez surtout dans la pensée que je suis un Poète de Théâtre, vous en êtes pleinement persuadés, et c’est le sujet de toutes vos réflexions sévères, et enjouées.
Lorsque la scène est dans un Sallon, dans un Cabinet, il faut éviter tout ce qui peut rappeler au Spectateur qu’il est au Théâtre : il serait à propos que les Coulisses semblassent absolument fermées ; que les Acteurs ne pussent entrer ou sortir que par les issues convenables au lieu où ils s’entretiennent ; qu’un Sallon eût au plus deux portes ; je voudrais même que dans les Pièces à composer, où le lieu ne prêtera jamais, & sera le plus ordinaire possible, on se restreignit la plupart du temps à une seule entrée : aujourd’hui, lorsqu’un personnage à fuir se présente, la trop grande facilité de l’éviter, détruit tout le plaisir de l’embarras, & nous prive d’une quatrième espèce de comique, que j’appelerais comique de position, & qu’on pourrait ajouter au comique de pensées, de sentiment & de situation : d’un autre côté, l’illusion est détruite, des que le Spectateur sent s’élever cette pensée, qu’on ne s’échapperait pas ainsi, sans être vu, d’un Sallon ou telle autre pièce d’un véritable Appartement : ce défaut ne résulte pas de la maladresse des Acteurs, ou seulement de la mauvaise disposition du Théâtre, il vient de l’Auteur : il est sur-tout sensible dans les Drames des Auteurs-Comédiens, qui paraissent ne se défier jamais assez de la nonvérité de la Scène. […] Il doivent encore avoir la fermeté de ne pas forcer les situations, en recherchant des attitudes exagérées, pour complaire à l’Acteur : le Mimisme le plus parfait n’est pas celui où l’Imitateur met en usage toute l’énergie qu’il peut donner à son rôle, mais celui où il approche davantage de l’idéalité (c’est-à-dire de l’idée que le Spectateur peut se former de la manière dont le personnage agirait lui-même) un exemple fera comprendre ma pensée ; le Saint-Albin du Père-de-famille n’agirait pas, réellement, comme l’Acteur le joue : la même chose de l’Orfelin Anglais, du Desronais &c. […] Ce n’est pas qu’il n’y ait des gens qui s’entretiennent haut lorsqu’ils sont seuls, & qu’on ne puisse en placer l’imitation sur la Scène : le Poète Regnard, dans son Distrait, fournit des exemples du monologue le plus naturel & le mieux employé : mais dans tout autre caractère, les occasions en sont rares : il doit du moins être court, comme d’une pensée, d’une affection, vivement & concisément exprimée. […] Je réponds ; trouvez le moyen de lui faire manifester ses pensées, sans qu’il fasse une chose insolite ; le Drame doit peindre vrai, lorsqu’il est sérieux : si c’est une Pièce bouffonne, où les invraisemblances sont même une espèce de faux brillant qui peut la faire valoir, mettez-y des monologues à refrein, aussi ridicules que la scène des stances du Cid, & des A-parts de quatre vers. […] Des Etres fantastiques, tels que les Dieux & les Magiciens, peuvent causer de l’étonnement, exciter l’admiration ou la terreur ; mais jamais ils n’intéresseront : j’imagine, que par cette raison même, la Fable & les Romans merveilleux sont plus propres que l’Histoire à fournir les sujets des Opéras : outre qu’un Poème où de véritables Héros agiraient, est trop fort de choses, il est contre l’idéalité que Cyrus, Artaxerxe, Alexandre agissent, parlent & meurent en chantant : au lieu que n’ayant que des idées extraordinaires des personnages imaginaires, nous leur supposerons plus facilement une manière de s’exprimer tout-à-fait différente de la nôtre : en outre, le Poème n’ayant par lui-même que très-peu d’intérêt relatif, il sera tel qu’il doit, être, pour que le Musicien ait sa tâche tout entière, & ne soit pas réduit à la nécessité de briller tour-à-tour avec le Poète : la Musique chez nous donnera seule le pathétique, & même l’intérêt ; c’est-à dire, que ces affections ne seront que dans la manière de s’exprimer, prêtée par le Musicien à des Etres indifférens par eux-mêmes à l’humaine nature : par ce moyen chaque langage aura sa partie distincte ; le Poète, la pensée, les situations, le tissu de l’action ; le Musicien, le mouvement & l’expression.