Nous trouvons un plaisir dans l’émotion que nous cause ce spectacle ; & c’est dans cette disposition du cœur humain (comme je l’ai dit plus haut) que le plaisir de la Tragédie prend sa source. […] C’est le même sens qu’Heinsius, & Sarrazin après lui, donne à Aristote, en disant que l’habitude de voir sur le Théâtre les miseres humaines, nous acquiert une médiocrité de Passions qui produit la tranquillité de l’ame, de même que la pratique donne aux Médecins & aux Chirurgiens l’insensibilité pour les infirmités humaines. […] On ne voit point sur le Théâtre de la vie humaine, un Fils involontairement meurtrier de son Pere, & Mari de sa Mere, ni un Fils de dessein prémédité, assassin de sa Mere. […] Je ne prétens pas que ceux de nous qui vont tous les jours à la Comédie, soient plus doux, plus humains, plus charitables, que ceux qui n’y vont jamais. […] Je n’examine point ces raisons de la Morale humaine.
& d’ailleurs, je ne conseille aux Poètes d’être réservés dans leurs expressions, & dans les images qu’ils mettent dans leurs Drames, qu’après avoir étudié le cœur humain. […] Une pareille idée ne peut entrer dans l’esprit : pour quoi donc flatter les vices & les faiblesses humaines ? […] La Volupté fut de tout tems regardée comme nuisible aux humains ; ceux qui ont sçu se défendre de ses charmes se sont acquis une gloire immortelle. […] Soyons sur nos gardes à la représentation des Drames ou respirent la tendresse & le plaisir ; ou plutôt que les Auteurs ayent quelques égards pour la faiblesse humaine, en ne mettant rien dans leurs Ouvrages qui puisse l’ébranler ni la porter au mal. […] Voici les propres termes de l’Auteur immortel de tant de Tragédies célèbres : « Ce n’est pas même connaître le cœur humain de penser qu’on doit plaire davantage en présentant des images licencieuses ; au contraire, c’est fermer l’entrée de l’ame aux vrais plaisirs.
Rome n'était ni moins humaine, ni moins polie que Paris, elle avait moins de frivolité dans l'esprit, et plus d'élévation dans les sentiments. Elle faisait pourtant ses délices de ces barbaries ; ce ne fut d'abord que des jeux d'adresse, des exercices militaires pour aguerrir le soldat, bientôt les gladiateurs firent couler le sang humain à grands flots. […] Pourrait-on croire qu'un peuple entier dont les dehors sont si humains, se plaise à la représentation des malheurs et des crimes qui l'ont avili ou accablé dans ses semblables (c'est le brun sombre) ? […] Au lieu de la nourriture de la vérité, et de la vertu même humaine, on ne se repaît que de chimères, de frivolité, de fables, de passions, de volupté. […] Une expérience de six mille années, dans le monde entier, a appris au genre humain qu'il n'est rien de si pernicieux que le mauvais exemple ; dans toute bonne éducation on écarte, autant qu'il est possible, la vue et l'idée du vice, mauvais livres, mauvais discours, mauvais tableaux, mauvaise compagnie ; on présente de bons modèles, de bons exemples, etc.
Les Grecs, les Latins, et avec eux les Auteurs dramatiques de tout pays ont pensé que la vraie définition de la Comédie, c’est d’être une représentation qui nous fait voir nos faiblesses, comme dans un miroir ; qui nous découvre les illusions de l’esprit humain ; qui nous met sous les yeux nos vices et nos passions ; afin que nous nous voyons nous-mêmes tels que nous sommes, et que la risée du Public nous fasse connaître combien nous sommes ridicules. […] Une telle Comédie pourrait être le miroir de la vie humaine, en présentant aux vicieux, dans le Jeu des Comédiens, une image si naturelle de leurs désordres, qu’elle serait capable de les en faire rougir et de les porter à s’en corriger.
Se croirait-on ridicule d’être humain comme Alvarès, et vertueux comme Burrhus ? […] Rousseau reconnaît le Peuple François pour le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre. […] Il faudrait, s’il est permis de le dire, prendre la fleur de l’espèce humaine pour en former une République qui serait peu nombreuse encore. […] Il hait le crime, déplore l’erreur, aime la bonté, respecte la vertu, et regarde les vices répandus dans la société, comme un poison qui circule dans le sein de la nature humaine. […] Je me perds dans cette analyse étrange du cœur humain.
Il n’en faut pas davantage pour tromper les simples et pour flatter la faiblesse humaine trop penchée par elle-même au relâchement.
Tous les humains lui ressemblent.
Qu’un Misantrope amer, dans son triste loisir, Se fasse une vertu de fronder le plaisir, Moi, je sai compatir à l’humaine foiblesse, Et Ninon à mon gré l’emporte sur Lucrece. […] Je ne m’abaisse point à ces scrupules vains, Dont se laisse bercer le commun des humains, Et je laisse aux pédans ces austeres maximes Qui mettent de niveau la foiblesse & les crimes. […] Mais c’est la plus complette extravagance que la folie humaine puisse imaginer. […] Cet amour platonique, que son enthousiasme pour le plus grand plaisir physique lui fait croire impossible, est la plus complette extravagance que la folie humaine puisse imaginer , quoique le divin Platon & l’admirable Fenelon l’ayent imaginé, sans être complettement extravagans ; cet amour est pourtant celui des anges qui n’ont point de corps, celui des saints pour Dieu qui n’est qu’un pur esprit, celui que Dieu demande de tout l’esprit, de tout le cœur, de toute l’ame, de toutes les forces ; c’est l’amour des ennemis, si fort recommandé dans l’Evangile, où n’entre pour rien le plus grand plaisir physique.
La jeunesse et même l’enfance durent longtemps parmi les hommes : ou plutôt on ne s’en défait jamais entièrement : quel fruit après tout, peut-on se promettre de la pitié ou de la crainte qu’on inspire pour les malheurs des héros ; si ce n’est de rendre à la fin le cœur humain plus sensible aux objets de ces passions ?
Ce cantique ne respire qu’un amour céleste, et cependant parce qu’il y est représenté sous la figure d’un amour humain, on défendait la lecture de ce divin poème à la jeunesse : aujourd’hui on ne craint point de l’inviter à voir soupirer des amants pour le plaisir seulement de les voir s’aimer, et pour goûter les douceurs d’une folle passion.
Où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d’un pédant ? […] S’il était moins touché des erreurs de l’humanité, moins indigné des iniquités qu’il voit, serait-il plus humain lui-même ? […] Il dit, je l’avoue, qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre humain ; mais en quelle occasion le dit-il ? […] Que deviendrait l’espèce humaine, si l’ordre de l’attaque et de la défense était changé ? […] Les cercles d’hommes ont aussi leurs inconvénients, sans doute ; quoi d’humain n’a pas les siens ?
Puisque les Modernes ne savent parler que de l’amour sur la Scène, ce qui est la marque certaine, ou d’une corruption générale, ou d’un défaut de génie dans le plus grand nombre des Poètes ; outre qu’ils ne devraient jamais traiter cette passion que dans la vue d’instruire les Spectateurs ; ils pourraient encore joindre à cette passion, devenue instructive, plusieurs autres espèces d’intérêts que la raison et les devoirs autorisent : ainsi on pourrait traiter des sujets de l’amour conjugal, de l’amour paternel, de l’amour filial, de l’amour de la Patrie : voilà des intérêts tendres et vifs, qui seraient nouveaux et très convenables au Théâtre ; intérêts qui peuvent avoir leurs degrés, suivant les circonstances dans lesquelles on peut les saisir, et suivant les différents caractères des hommes que l’on introduirait sur la Scène : par exemple, l’imprudence, la faiblesse, la fermeté, la complaisance, la colère, et toutes les autres passions qui s’associent dans le cœur humain à la passion dominante, ne feraient-elles pas paraître, dans la personne qui serait occupée de quelques-uns de ces sentiments, une infinité de caractères marqués et différents entre eux, qui seraient combattus par la force du raisonnement et par l’ascendant du caractère ? Ces sortes de sentiments ne seraient jamais en risque d’être désaprouvés, ou mal reçus des Spectateurs ; car, dans une grande assemblée, il peut bien se trouver quelqu’un qui ne soit pas sensible aux impressions de l’amour, tel qu’on le voit communément sur le Théâtre, et qui par conséquent ne regarde qu’avec indifférence, ou avec mépris les faiblesses du cœur humain ; mais il n’y en aura pas un seul qui ne soit ou père, ou fils, ou mari, ou citoyen : et si, par hasard, il se rencontrait un Spectateur qui fut bon père, mais qui ne fut pas bon citoyen, et que l’action théâtrale de ce jour-là ne traitat que de l’amour de la Patrie ; loin d’en blâmer l’Auteur, il n’est pas douteux qu’il l’admirerait.
La Coquetterie de Célimène est punie par la honte et par l’abandon de ses Amants : et le Misanthrope de son côté a sa bonne part de la punition que méritait son imprudence de s’être attaché à Célimène par prédilection, lui qui haissait tout le genre humain. […] Malheureusement les Poètes ont pris un autre chemin, qui sans contredit s’éloigne infiniment du but de la farce, et qui cependant réussit quelquefois, parce qu’ordinairement leurs Pièces sont pleines de traits de médisance sous le nom de critique ; Et par la raison que la passion d’amour la plus irrégulière plaît sur le Théâtre aux Spectateurs corrompus, de même la médisance ou la satyre y et applaudie et y fait rire, à cause de la méchanceté du cœur humain qui n’aime que trop à entendre déchirer son prochain.
La fin du Poème dramatique est de porter à la vertu et d’éloigner du vice ; c’est de montrer l’inconstance des grandeurs humaines, les revers imprévus de la fortune, les suites malheureuses de la violence et de l’injustice ; c’est de mettre en jour les chimères de l’orgueil et les boutades du caprice, de répandre du mépris sur l’extravagance, et du ridicule sur l’imposture ; c’est en un mot d’attacher à tout ce qui est mal, une idée de honte et d’horreur.