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4. (1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — QUATRIEME PARTIE. — Tragédies à corriger. » pp. 180-233

d’où il suit que le Spectateur s’irrite plutôt qu’il ne s’afflige de son malheur. […] Les Poètes Grecs n’ont pas voulu contraindre le cœur humain ; et ils ont laissé aux Spectateurs toute la liberté de s’attendrir et de fondre en larmes de compassion pour tous les Héros qu’ils faisaient mourir innocents : ce n’était que l’ordre du Destin qui les condamnait, et cet ordre était le seul point que les Spectateurs envisageaient. […] et cela pour ne point présenter aux Spectateurs un jeune homme tel que Télémaque, sans qu’il eût un engagement de cœur. […] Voilà la catastrophe qui tient lieu de châtiment à Médée, et qui est d’une grande instruction pour les Spectateurs ; si Médée mourrait, je suis persuadé que le Spectateur n’en serait pas si touché. […] Je ne m’embarrasse pas de ce que produira la compassion dans le cœur des Spectateurs ; mais je suis extrêmement touché de l’impression que le mauvais exemple fera dans leurs esprits.

5. (1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — CONCLUSION, de l’Ouvrage. » pp. 319-328

Cependant dans ces premiers Poèmes dramatiques, ainsi que dans ces derniers, l’Auteur se proposait pour but principal de plaire à ses Spectateurs : car soit qu’il voulut les corriger, soit qu’il voulut simplement les amuser, il est certain qu’il ne pouvait réussir ni dans l’un ni dans l’autre de ces projets, qu’en faisant sur leurs esprits une impression, qui leur rendit aimables ou ses leçons ou ses jeux ; si quelques Poètes n’ont pû arriver à ce but ce n’est point la faute du Théâtre, mais uniquement de l’Auteur ou de l’Acteur, comme on va tâcher de le faire sentir. Le Théâtre devant réprésenter des actions humaines, soit les actions éclatantes des grands Hommes telles qu’on en voit dans la Tragédie, soit les actions communes des hommes ordinaires comme dans la Comédie, il est évident que l’art principal de ce Spectacle doit consister à imiter la nature, en sorte que le Spectateur croit voir ceux qu’on lui représente, et soit affecté de la même manière qu’il le serait si l’action représentée se passait réellement devant ses yeux. […] Un Carrousel excite le courage : une course de Chevaux la curiosité et l’émulation : un Bal fait naître des mouvements différents selon les dispositions des Spectateurs : un Feu d’artifice excite la joie : une Pompe funèbre la tristesse, et ainsi des autres. Le Spectacle du Théâtre est le seul qui embrasse et qui excite toutes les affections et toutes les passions du cœur humain ; il y a telle représentation qui inspire la joie, la tristesse, la colère, l’amour, les larmes et les rires ; et tous ces mouvements s’emparent bien souvent dans un seul jour du cœur des Spectateurs, jusqu’à leur faire sentir toutes ces différentes impressions à la fois. […] Les uns et les autres ont compris sans doute, que les Poètes dramatiques sont en possession d’inspirer dans le cœur des Spectateurs telles passions qu’il leur plaît : et que l’objet unique des Acteurs est de donner à l’impression de ces passions toute la force et toute la vivacité dont leur art est susceptible.

6. (1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VI. Des Actes ou des divisions nécessaires au Poème dramatique. » pp. 90-106

On entend par Acte un certain nombre de Scènes jointes ensemble ; dans l’Acte les Acteurs parlent & agissent aux yeux des Spectateurs. […] Les Grecs n’ont peut-être jamais entendu mettre des instans de repos dans leurs Pièces ; ils détournaient seulement l’attention du Spectateur sur des objets qui le délassaient sans le distraire entièrement. […] c’était toujours attacher le Spectateur ; car pouvait-il se dispenser de fixer sa vue sur l’objet de ses allarmes ou de sa joie, tandis qu’il s’offrait à ses regards ? […] Si Corneille eût pris cette liberté dans le Cid, le mariage de Chimène s’accomplirait aux yeux des Spectateurs, qui n’auraient plus rien à désirer. […] La plus-part des Opéras-sérieux remplissent d’ennui leurs Spectateurs, malgré l’éxcellence de leur musique : retranchez-en deux Actes, vous en ferez des Ouvrages charmans.

7. (1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. De la passion d’amour sur le Théâtre. » pp. 18-35

Quel désordre, quel ravage ne peut-elle pas causer dans l’imagination des Spectateurs, suivant les différentes situations où ils se trouvent ? […] Or la passion d’amour la plus pure peut perdre sur le Théâtre toute son innocence, en faisant naître des idées corrompues, même dans l’esprit du Spectateur le plus indifférent. […] L’amour, je parle de celui qui peut faire le sujet d’une Comédie, est nécessairement une passion criminelle, qui devrait toujours être suivie de malheurs, comme elle est précédée de traverses, si on ne la mettait sur le Théâtre que pour l’instruction des Spectateurs et pour la correction des mœurs. […] J’avoue que, dans leurs Tragédies, les Grecs ne l’ont montré que par ses fureurs et ses emportements ; et, par là, cette passion n’a jamais manqué d’inspirer aux Spectateurs une horreur capable de les corriger. […] Je suis surpris qu’il n’arrive pas au Théâtre moderne ce qui arriva à celui d’Athènes, où les Spectateurs, ennuyés d’entendre depuis longtemps des chansons Dionysianes, crièrent tous unanimement, plus de Bacchus, plus de Bacchus ; et que notre Parterre ne se mette pas à crier, plus d’Amour, plus d’Amour.

8. (1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — DEUXIEME PARTIE. — REGLEMENTS. Pour la Réformation du Théâtre. » pp. 99-116

*** De tous les articles que je propose, pour parvenir à réformer le Théâtre, je suis sûr qu’il y en a deux, principalement, qui déplairont au plus grand nombre des Spectateurs ; le second et le cinquième. […] Sans prétendre qu’il arrive dans les hommes une métamorphose si générale, je ne désespère pas qu’une bonne partie des Spectateurs ne se déclare en faveur du nouveau Théâtre, par les motifs que j’ai présentés plus haut : quant à ceux qui ne goûteraient pas ces motifs, je suis réduit à les plaindre de ce qu’ils n’ont pas la force de secouer le joug d’une mauvaise habitude : j’avoue cependant qu’il pourrait bien arriver que, dans les commencements, l’affluence des Spectateurs ne fût pas grande ; mais en ce cas la caisse du Théâtre suffira, pour soutenir la dépense, avec ses propres fonds, et tous les autres secours que nous marquerons plus bas. […] Supposé pourtant que les chambrées diminuent, et que la plus grande partie des Spectateurs d’aujourd’hui, sans être remplacés par d’autres, ne veuille point assister à des représentations qui lui paraîtraient insipides, cet inconvenient ne durerait pas longtemps. La jeunesse qui sort des Colléges fournit, tous les trois ou quatre ans, une recrue considérable aux Spectacles ; et, presque tous les dix ans, on les voit entièrement renouvellés de Spectateurs. […] J’ai trop bonne opinion des Poètes, pour supposer qu’aucun d’eux puisse penser de la sorte ; et je crois aussi que, parmi les Spectateurs, il n’y aura qu’un petit nombre de gens peu instruits qui pourront tenir un pareil langage.

9. (1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre IV. De l’illusion Théâtrale. » pp. 64-79

C’est une douce violence que le Théâtre fait au spectateur, pour l’intéresser à l’action, & lui cacher la source de ses plaisirs. […] Il en auroit déja saisi la situation ; son visage, sa figure marqueroient, comme dit Riccoboni, un étonnement dont le spectateur seroit frappé. […] Tous les Acteurs doivent donc concourir à augmenter la force de l’expression de celui qui parle ; & s’ils y réussissent aux yeux du spectateur, n’aident-ils pas fortement à le séduire ? […] De pareils spectateurs seroient sans doute ravis en extase, à la représentation d’une Piéce dragmatique, fût-elle jouée dans une grange. […] Ne diroit-on pas que les Comédiens cherchent à augmenter la prévention où est le spectateur contr’eux, au lieu de lui faire illusion ?

10. (1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre X. Des Décorations. » pp. 336-344

Elles achèvent de persuader un spectateur que tout ce qu’il voit est véritable : quand les yeux & les oreilles sont séduits, l’ame ne tarde guères à l’être. […] Ils ne négligent rien afin d’attacher leurs Spectateurs, que l’uniformité de nos meilleures Pièces n’ébranlerait pas. […] Sur ce magnifique Théâtre on voit avec plaisir la peinture disputer à la danse, à la musique & à la Poèsie, la gloire de charmer, de surprendre les Spectateurs. […] La musique lui suffirait pour attirer un grand nombre de Spectateurs ; mais il se sert tout à la fois de deux moyens, afin que si l’un venait à cesser de plaire, l’autre le remplaçât sur le champ. […] Les autres Théâtres le voyant s’enrichir à l’aide des Ariettes, se flattèrent au moins de ramener une partie de leurs Spectateurs, en ajoutant à leurs Drames de superbes décorations.

11. (1702) Lettre de M. l’Abbé de Bellegarde, à une Dame de la Cour. Lettre de Lettres curieuses de littérature et de morale « LETTRE. de M. l’Abbé de Bellegarde, à une Dame de la Cour, qui lui avait demandé quelques réflexions sur les pièces de Théâtre. » pp. 312-410

Il faut les marquer si vivement, que le spectateur soit en quelque façon prévenu sur le parti, que doit prendre un Acteur. […] Il ne faut pas non plus qu’Egisthe, Amant de Clytemnestre, soit massacré à la vue des spectateurs, ni de son Amante, pour épargner à cette Reine infortunée un spectacle si douloureux. […] Mais le Poète donne le change au Spectateur, en lui représentant Hécube acharnée à se venger, et qui arrache elle-même les yeux au meurtrier de son fils. […] C’est ce qui surprend, et ce qui frappe le Spectateur, qui se trouve, dans un moment, agité par une foule de passions différentes. […] L’exemple est plus touchant sur le Théâtre, et persuade bien mieux que les longues moralités, qui deviennent fades et ennuyeuses, et font languir le spectateur.

12. (1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre III. De l’Unité de lieu, de Tems & de Personne. » pp. 211-238

Une force magique est donc supposée alors transporter les Acteurs de la Pièce ainsi que les Spectateurs que rien ne peut naturellement faire changer de place. […] Les Spectateurs & les Acteurs se relèvent mutuellement : tandis que les uns vont boire, manger, dormir, les autres demeurent au Théâtre, où rien n’est interrompu. La Pièce ne finit que lorsque les Spectateurs se retirent comme de concert. […] Celui de l’action de nos Pièces est toujours mal choisi, eu égard aux Spectateurs. […] Le Spectateur aurait lieu de se persuader qu’il est réellement témoin de l’avanture qu’il ne voit qu’au Théâtre.

13. (1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE XI. Les Grecs ont-ils porté plus loin que nous la perfection de la Tragédie ? » pp. 316-335

Toutes les deux ont les mêmes Principes, & le même but, qui est d’exciter la Crainte & la Pitié : toutes les deux cependant ont une forme & un caractere très-différent, à cause de la différence des Spectacles & des Spectateurs. […] Nous nous contentons de faire pleurer les Spectateurs par le récit de la mort d’Hippolyte : il étoit apporté sur le Théâtre d’Athenes, déchiré & respirant encore, pour qu’on le vît mourir. […] Si donc la Tragédie Grecque, en comparaison de la nôtre, est pleine d’horreurs, de meurtres, d’incestes, de parricides, la premiere raison est la différente Religion des Spectateurs, & la seconde leur différente condition. Nous lisons dans la Poëtique d’Aristote que ceux qui préféroient le Poëme Epique au Poëme Tragique, se fondoient sur ce que le Poëme Epique ne devoit faire son impression que sur des Spectateurs éclairés, & par conséquent, disoient-ils, l’Epopée n’a pas besoin des secours que la Tragédie emprunte pour faire son effet sur des Spectateurs qui sont d’ordinaire une vile populace. […] Comment la Tragédie de Britannicus eût-elle été couronnée à Athenes, puisqu’elle a eu tant de peine à plaire à des Spectateurs qui n’étoient point Peuple ?

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