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44. (1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE I. Du sombre pathétique. » pp. 4-32

Elle entre par curiosité dans l'Eglise de la Trappe, et parmi cent Religieux qui chantaient vêpres, elle démêle la voix de son amant, et à travers ces sillons pénitents, elle reconnaît « cet objet d'une immortelle flamme, ce séducteur si cher, ce maître de son âme ». […] Elle le surprend quelquefois regardant son portrait qu'il avait conservé, et portait sur son cœur (par dévotion), le baisant, l'arrosant de ses larmes, sans jamais lui dire un mot, lui faire un signe, se laisser connaître ; et pour comble de prodige, (car tout est prodige dans l'empire de l'amour) cet amant imbécile, qui la voit, qui l'entend toujours à ses côtés, qui connaît au premier mot d'Orvigni le beau-frère de sa maîtresse, qu'il n'avait presque pas vu, ne connaît pas celle dont il avait les traits toujours présents, et qui l'avait connu au premier son de sa voix au milieu de cent autres. […] On transporte la malade du caveau à l'infirmerie, de l'infirmerie au caveau, on l'y met sur la cendre (ce qui est contre le costume e, puisque c'est dans l'infirmerie qu'on l'y couche, et non au caveau, où on ne pourrait guère transporter un mourant sans risque) ; la Communauté, de plus de cent Religieux, a le temps de s'y assembler (ce qui est faux encore, elle ne pourrait y tenir) ; la malade a toute sa raison, sa liberté, sa voix, puisqu'elle parle pendant demi-heure, sans doute pour se dédommager d'avoir tant gardé le silence, et se fait entendre à tout le monde. Aussi avertit-on que l'Acteur doit affecter une voix faible : avis singulier pour un Acteur qui représente une personne mourante. […] » Il est singulier qu'elle ne se fasse pas connaître, quoique cent fois ses pas, sa voix, son cœur aient été tout prêts de la trahir, pour ne pas troubler la piété de son amant.

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