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143. (1764) De l’Imitation théatrale ; essai tiré des dialogues de Platon : par M. J. J. Rousseau, de Genéve pp. -47

Car plusieurs assurent qu’il faut qu’un Poëte tragique sçache tout ; qu’il connoisse à fond les vertus & les vices, la politique & la morale, les loix divines & humaines, & qu’il doit avoir la science de toutes les choses qu’il traite, ou qu’il ne fera jamais rien de bon. […] Ne pratiqueroit-il pas leurs vertus ? […] Mais vous, Homere, s’il est vrai que vous ayez excellé en tant de parties ; s’il est vrai que vous puissiez instruire les hommes & les rendre meilleurs ; s’il est vrai qu’à l’imitation vous ayez joint l’intelligence & le sçavoir aux discours ; voyons les travaux qui prouvent votre habileté, les États que vous avez institués, les vertus qui vous honorent, les disciples que vous avez faits, les batailles que vous avez gagnées, les richesses que vous avez acquises. […] Et cependant lorsqu’une affliction domestique & réelle nous atteint nous-mêmes, nous nous glorifions de la supporter modérément, de ne nous en point laisser accabler jusqu’aux larmes ; nous regardons alors le courage que nous nous efforçons d’avoir comme une vertu d’homme, & nous nous croirions aussi lâches que des femmes, de pleurer & gémir comme ces Héros qui nous ont touchés sur la scène. […] c’est, je l’avoue, une douce chose de se livrer aux charmes d’un talent enchanteur, d’acquérir par lui des biens, des honneurs, du pouvoir, de la gloire : mais la puissance, & la gloire, & la richesse, & les plaisirs, tout s’éclipse & disparoît comme une ombre, auprès de la justice & de la vertu.

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