Je vois dans ce tableau des chevaux attelés au char d’Hector ; ces chevaux ont des harnois, des mords, des rênes ; l’Orfevre, le Forgeron, le Sellier ont fait ces diverses choses, le Peintre les a représentées ; mais, ni l’Ouvrier qui les fait, ni le Peintre qui les dessine ne sçavent ce qu’elles doivent être : c’est à l’Ecuyer ou au Conducteur qui s’en sert à déterminer leur forme sur leur usage ; c’est à lui seul de juger si elles sont bien ou mal, & d’en corriger les défauts. Ainsi dans tout instrument possible, il y a trois objets de pratique à considérer, sçavoir l’usage, la fabrique & l’imitation. […] Si l’utilité, la bonté, la beauté d’un instrument, d’un animal, d’une action se rapportent à l’usage qu’on en tire ; s’il n’appartient qu’à celui qui les met en œuvre d’en donner le modèle & de juger si ce modèle est fidelement exécuté : loin que l’imitateur soit en état de prononcer sur les qualités des choses qu’il imite, cette décision n’appartient pas même à celui qui les a faites. […] La plus noble faculté de l’ame, perdant ainsi l’usage & l’empire d’elle-même, s’accoutume à fléchir sous la loi des passions ; elle ne réprime plus nos pleurs & nos cris ; elle nous livre à notre attendrissement pour des objets qui nous sont étrangers ; & sous prétexte de commisération pour des malheurs chimériques, loin de s’indigner qu’un homme vertueux s’abandonne à des douleurs excessives, loin de nous empêcher de l’applaudir dans son avilissement, elle nous laisse applaudir nous-mêmes de la pitié qu’il nous inspire ; c’est un plaisir que nous croyons avoir gagné sans foiblesse, & que nous goûtons sans remords.