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62. (1764) De l’Imitation théatrale ; essai tiré des dialogues de Platon : par M. J. J. Rousseau, de Genéve pp. -47

Convenons donc que tous les Poëtes, à commencer par Homere, nous représentent dans leurs tableaux, non le modèle des vertus, des talens, des qualités de l’ame, ni les autres objets de l’entendement & des sens qu’ils n’ont pas en eux-mêmes, mais les images de tous ces objets tirées d’objets étrangers ; & qu’ils ne sont pas plus près en cela de la vérité, quand ils nous offrent les traits d’un Héros ou d’un Capitaine, qu’un Peintre qui, nous peignant un Géometre ou un Ouvrier, ne regarde point à l’art où il n’entend rien, mais seulement aux couleurs & à la figure. […] Si l’utilité, la bonté, la beauté d’un instrument, d’un animal, d’une action se rapportent à l’usage qu’on en tire ; s’il n’appartient qu’à celui qui les met en œuvre d’en donner le modèle & de juger si ce modèle est fidelement exécuté : loin que l’imitateur soit en état de prononcer sur les qualités des choses qu’il imite, cette décision n’appartient pas même à celui qui les a faites. […] Il tâchera de mettre à profit ses revers mêmes, comme un joueur prudent cherche à tirer parti d’un mauvais point que le hazard lui amene ; &, sans se lamenter comme un enfant qui tombe & pleure auprès de la pierre qui l’a frappé, il sçaura porter, s’il le faut, un fer salutaire à sa blessure, & la faire saigner pour la guérir. […] Or c’est de cette partie sensible & foible que se tirent les imitations touchantes & variées qu’on voit sur la scène. […] Il est vrai qu’on pouvoit alléguer à Platon l’exemple de Tirtée ; mais il se fût tiré d’affaire avec une distinction, en le considérant plutôt comme Orateur que comme Poëte.

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