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275. (1759) Apologie du théâtre « Apologie du théâtre » pp. 141-238

Que s’il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c’est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu’on hait naturellement… Et alors ces passions de rebut sont employées à en faire valoir d’autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des spectateurs. […] Une mère qui égorge ses enfants, une femme incestueuse et adultère, qui rejette sur l’objet vertueux de cet amour détestable, toute l’horreur qu’elle doit inspirer, ces caractères, seulement annoncés, sont aussi éloignés de nous que celui d’une lionne ou d’une vipère : il n’est point de femme qui appréhende de tomber dans cet excès d’égarement. […] Lui qui savait si bien nuancer les caractères, a-t-il seulement pris soin de rendre cette coquette séduisante, et son complice intéressant ? […] Que l’artifice d’un fourbe, que l’habileté d’un méchant, que toute situation qui met la sottise et la friponnerie en évidence, soit applaudie au théâtre : ce n’est pas qu’on aime les fripons, mais c’est qu’on aime à les connaître ; ce n’est pas qu’on méprise la bonté, l’honnêteté dans les dupes ; mais seulement les travers ou les faiblesses qui les font donner dans le piège, et dont on est soi-même exempt. […] Philinte n’est donc pas le sage de la pièce, mais seulement l’homme du monde : son sang froid donne du relief à la fougue du Misanthrope ; et quoique l’un de ces contrastes fasse rire aux dépens de l’autre, l’avantage et l’ascendant que Molière donne à Alceste sur Philinte, prouve bien qu’il lui destinait la première place dans l’estime des spectateurs.

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