La plupart des Poètes modernes qui ont écrit pour le Théâtre, n’ont pas oublié de faire usage d’un si admirable original : il est vrai que chacun a voulu y ajouter du sien ; mais on me permettra de dire que les changements et les augmentations qu’on y a faits, n’ont servi qu’à en diminuer le mérite. […] Si l’on pouvait espérer que nos Modernes voulussent enfin renoncer à certains préjugés qu’ils conservent par une délicatesse outrée, je leur conseillerais encore de faire usage de la Scène dont aucun d’eux jusqu’à présent ne s’est servi ; c’est celle dans laquelle Œdipe, après s’être crevé les yeux, prie Créon de lui amener ses deux petites filles pour les embrasser avant que de partir. […] Il semble donc que Corneille, en parlant ainsi, ait voulu faire la critique du goût de son siècle ; et qu’il s’excuse auprès de ses Lecteurs de ce que le dessein de sa Pièce ne lui a pas permis d’y placer la tendresse et les emportements si fort à la mode sur la Scène, c’est-à-dire de flatter la corruption générale ; puisqu’il est certain que, du temps de Corneille, aussi bien que de nos jours, on voulait dans la passion d’amour cette lâche faiblesse qui déshonnore notre Théâtre, en lui faisant perdre cette grandeur et cette austère majesté, dont les Anciens se servaient si avantageusement pour corriger le vice, et que les premiers de nos Modernes ont eu si grand soin d’imiter. […] Si Britannicus meurt, quoi qu’innocent ; c’est pour servir au caractère de Néron, et le faire détester davantage : Si Géta est assassiné, sans l’avoir mérité ; c’est pour mieux peindre la cruauté de son frère : si Hyppolite périt ; c’est pour charger le crime de Phèdre : ainsi ce n’est pas sur les personnages qui meurent que tombe ce qu’on appelle la catastrophe ; mais sur ceux qui commencent et qui conduisent l’action à une bonne ou à une mauvaise fin, et qui excitent le plaisir ou l’indignation des Spectateurs suivant les circonstances du sujet. […] Athalie est dans le même cas ; on peut même dire qu’Andromaque, quoiqu’elle ne meure pas, er qu’elle se mêle peu de ce qui se passe, mérite de donner son nom à la Tragédie : je dirais plus, je trouve la Tragédie de la mort de Pompée bien nommée ; parce que Pompée, quoi que mort avant l’action, sert de motif à tout ce qui se fait ; les amours de César, et la querelle de Cléopâtre avec son frère, n’étant que des épisodes qui naissent de l’action principale.