Semblable en ce point à tout autre genre de Poësie, c’est une Imitation de la nature. […] Il y a peu de cœurs absolument mauvais, comme il y en a peu d’absolument bons ; un homme qui n’auroit que des vices sans aucune trace de vertu, seroit une espece de monstre dans la nature ; un homme qui n’auroit que des vertus, sans aucune ombre de défauts, seroit un véritable prodige ; mais le monstre & le prodige sont également rares, ou plutôt on n’en trouve jamais de semblables dans le monde ; on remarque dans tous les hommes un mêlange de bien & de mal, une inclination naturelle pour l’ordre, une pente encore plus forte pour le désordre : ceux mêmes qui s’y laissent le plus entraîner, ne le font pas toujours, & à l’égard de toutes sortes d’objets : ils ont des intervalles de lumiere & de raison, pendant lesquels ils ne sont pas insensibles aux attraits de la Vertu. […] J’entends enfin par le mérite & l’artifice du tout ensemble, ce contraste & en même temps cet assortiment dans les différents caracteres ; cette uniformité & cette stabilité dans celui de chaque personnage qui nous donnent à peu près le même plaisir dans la Tragédie, que la variété des ordres & des ornements qui entre dans la structure d’un bel édifice, & la perfection égale de chacune des parties semblables produisent dans l’Architecture. […] Il sçait concilier le goût que les hommes ont pour l’apparence même de la Vérité, avec le plaisir que la surprise leur cause, & il tempére avec tant d’art le mêlange de ces deux sortes de satisfaction, qu’en trompant leur attente il ne révolte point leur raison ; la révolution de la fortune de ses Héros n’est ni lente ni précipitée, & le passage de l’une à l’autre situation étant surprenant sans être incroyable, il fait sur nous une impression si vive par l’opposition de ces deux états, que nous croyons presque éprouver dans nous-mêmes une révolution semblable à celle que le Poëte nous présente. […] Ainsi, pour me servir encore d’une comparaison semblable, un miroir ardent ne sert qu’à réunir, comme dans un point, plusieurs rayons de lumiere, & ce sont ensuite ces rayons, qui par leur propre chaleur allument & embrasent tout ce que l’on place dans leur foyer.