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73. (1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre IV. Christine de Suede. » pp. 111-153

Ce peuple sage dans sa grossiéreté craignoit qu’une jeune Reine si dissipée ne lui donnât quelque fils naturel qui attroit causé du trouble pour la succession, ou peut-être qu’un mariage bisarre formé par la passion ne fit monter sur le trône quelque amant indigne qui l’auroit déshonoré, ou quelque Prince étranger qui seroit venu gouverner l’État & enlever ses finances ; on souhaita qu’elle se mariât & qu’elle épousât le Prince Palatin, Charles, son proche parent, héritier présomptif de la couronne, mariage à tous égards très-convenable, qui assuroit le repos de la Suède, l’âge, la naissance, la religion, le mérite, tout étoit parfaitement assorti ; on le lui proposa, on l’en pria, on l’en pressa ; un mariage formé par la sagesse n’est pas du goût de Thalie, elle ne veut que les chaînes de la passion, ou l’indépendance du célibat, & quoique toutes les comédies se terminent par un mariage, la plupart des Auteurs, Acteurs, Actrices, Amateurs préfèrent au joug de l’hymen, la dissipation & le libertinage, elle avoit devant les yeux l’exemple récent d’Elisabeth d’Angleterre qui avoit refusé vingt-quatre mariages & joué la virginité pendant quarante ans. […] Enfin on se sépara au grand contentement de toute la Suède, elle mit à sa place son successeur présomptif aux acclamations de toute la nation, celui-ci fit semblant de refuser, recula de quelques pas, protesta qu’il seroit inconsolable de l’éloignement de sa bienfaictrice, qu’elle gouvernoit toujours encore plus que lui ; en un mot fit toutes les grimaces de la modestie, accepta pourtant malgré lui ce qui lui tardoit de tenir ; elle partit. […] La suite fut peu agréable, quand on peut traiter avec elle comme de couronne à couronne, on lui disputa la plupart des conditions qu’elle avoit apposées, elle vouloit désigner le successeur de Charles s’il mouroit sans enfans ; on le refusa, la pension réservée paroissoit trop forte, on vouloit qu’elle la mangeât dans le Royaume, & n’allât pas comme les Angéliques & les Bradamantes courir les terres & les mers. […] Les François ne se firent pas prier, ils sont trop galans pour rien refuser aux Actrices, les Savans sur-tout se firent honneur de prôner une Reine savante ; c’est le plus beau fleuron de la couronne littéraire. […] De son aveu, elle fut sept à huit ans à se déterminer, quoiqu’instruite, convaincue, résolue, sans faire même en secret aucun acte de Catholicité ni dire un seul mot qui laisse entrevoir sa pensée ; elle déclare aux États qu’elle veut abdiquer, & se laisse gagner, & demeure encore trois ans sur le trône & dans l’erreur ; elle quitte enfin, & quitte la Suède sans laisser rien transpirer ; elle craignoit qu’on ne lui refusât sa pension, ce ne fut qu’à Bruxelles qu’elle fit enfin les exercices Catholiques, & Ainspruk dans le Tirol, son abjuration.

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