Ils ont reconnu des Harpagons dans tous les degrés de l’avarice, et même dans une sage économie : tel fils a insulté et volé son père, parce qu’il lui refusait les choses nécessaires à la vie ; tel autre a manqué au sien, parce qu’il ne voulait rien y ajouter ; celui-ci, adonné aux jeux, aux plaisirs, aux dépenses folles, s’est élevé insolemment contre son père prudent, en qui il voyait un autre Harpagon, parce qu’il lui refusait de l’argent, ne voulant pas contribuer à ses excès : celle-là s’est comportée de même envers sa mère qui, ayant ou prévoyant des besoins plus urgents, lui refusait le prix d’une parure dont elle pouvait se passer, etc. […] Je trouve que ce fut avec bien de la raison que d’autres ont encore dit avant moi que les comédies dirigées contre les vieux maris sont également pernicieuses aux mœurs, parce que les femmes qui ont vu applaudir toutes les ruses, les tours perfides et scandaleux, les infidélités qu’une épouse fait à son mari, à cause qu’il est trop vieux, ne doivent plus avoir de peine à se persuader qu’on peut en faire autant à un mari trop jeune, léger, volage, et toutes les fois, bien qu’il soit d’un âge convenable, qu’on ne jouit pas d’un plus grand bonheur, ou qu’on est plus malheureuse avec lui que s’il était vieux, ce qui arrive assez souvent ; comme quand il est ou qu’on le trouve froid, indifférent, d’un mauvais caractère, grondeur, bourru, méchant, contrariant ; quand il n’est ni beau, ni bien fait, ou qu’une maladie l’a changé, affaibli et vieilli ; quand il refuse de fournir toutes les choses nécessaires à la coquetterie ; en un mot, lorsque, par tant d’autres raisons, par sa propre inconstance à elle-même, l’épouse vient à se croire mal assortie, cesse d’aimer son mari jeune, et se trouve aussi malheureuse et dans la même position que celle qui n’a jamais aimé son mari vieux. […] Et après cette clémence, plus que divine, comme l’auteur, par une autre contradiction, le montre lui-même dans son Festin de Pierre, où Dieu engloutit un méchant, recommandée dans le Misantrope envers les agents de tous les désordres de la société, des plus grands maux qui accablent les hommes ; si vous vous rappelez les coups sensibles et redoublés qui ont été portés aux femmes les plus innocentes des malheurs du monde ; si vous réfléchissez à l’extrême rigueur avec laquelle ont été punies par le même auteur dans deux autres pièces fameuses des fautes de grammaire, ou des ridicules, quelques travers à l’égard desquels ses préceptes d’indulgence étaient excellents et obligés ; si vous remarquez encore qu’après avoir ridiculisé les délassements et les plaisirs honnêtes des sociétés les plus décentes de son temps, et avoir renvoyé durement à leurs aiguilles et à leur pot au feu des femmes plus opulentes et plus distinguées que la Dlle de Sotenville, personnage de l’Ecole des Femmes, il donne pour exemple cette dernière qui a des goûts et tient une conduite tout-à-fait opposés à celle qu’il prescrit aux autres ; car c’est bien la proposer de fait pour exemple contraire que de la rendre le personnage aimable de la pièce, et de lui donner raison, la faire applaudir en public lorsqu’elle rejète les remontrances de son époux, qui lui rappelle des préceptes appropriés à celui des aiguilles et du pot au feu, et refuse de se consacrer à son ménage et à sa famille, en déclarant qu’elle ne veut pas s’enterrer, qu’elle n’entend pas renoncer aux plaisirs du monde, qu’elle se moque de ce que disent les maris, qu’elle veut jouir indépendamment d’eux des beaux jours de sa jeunesse, s’entendre dire des douceurs, en un mot voir le monde ; tel est le langage de la maîtresse de cette école (Ariste que Molière rend exemplaire aussi dans l’École des maris est parfaitement de l’avis de donner toutes ces libertés aux femmes ; elles en ont bien joui depuis ces inspirations ; quand on les leur a refusées, elles les ont prises) ; si on fait ces rapprochements ou remarques, dis-je, sans prévention, il est impossible, à la vue de tant de contradictions incontestables et de cette variation de principes et de conduite de ce fameux poète comique, de ne pas soupçonner au moins que son désir d’améliorer les mœurs était aveuglé et dirigé par une verve impérieuse et désordonnée qui le portait à appréhender et fronder à tort et à travers telles classes, telles professions et réunions, ou telles personnes, et de faire rire le public à leurs dépens, et au profit de sa manie et de sa renommée. […] Ils peuvent d’autant moins se refuser à cet aveu qu’il leur est impossible de dire qu’il y ait eu un passage de mieux entre les deux situations, et que l’auteur ait conduit la société, un instant, à plus de perfection, et de ce bonheur qui est attaché à l’ordre et à l’harmonie générale.