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68. (1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Suite d’Anecdotes illustres. » pp. 184-225

En 1716, du temps de la Princesse Russe Natalie, on vit une vaste grange rangée en salle de spectacle ; cette illustre Princesse se donnoit la peine de travestir elle-même la bible en drame ; il suffisoit de pouvoir apprendre un rôle par cœur pour représenter un personnage respectable de l’ancien testament ; mais il falloit du moins être Officier de l’État major pour aspirer à l’honneur de jouer le rôle d’Arlequin, qui étoit le plus beau de tous & le plus difficile, parce que le Major, le Lieutenant-Colonel ou le Général qui avoit le département, étoit obligé de se jeter au travers des Acteurs, & de les interrompre par des saillies qu’il devoit trouver sur le champ. […] La troupe des Comédiennes est l’élite des courtisanes, & la troupe de leurs amans est l’élite des personnes distinguées ; celles qui ne sont pas encore enrôlées dans les troupes de Thalie, n’en sont pas moins initiées dans les mistères & habiles à jouer leur rôle, & dans le fonds toute coquette n’est-elle pas une vraie Actrice ? […] Rien de plus comique que la Reine régente & le premier Ministre faire la Cour à cette créature, & le Gouverneur traîné en lesse adorer ses charmes ; la Clairon n’en a pas tant fait, elle jouoit assez bien son rôle, sur-tout pour ses intérêts ; car avec toutes ses ridicules scènes elle fit une fortune de deux millions, tout s’évanouit à la mort de son amant ; les héritiers du Duc ne se firent aucun scrupule de la dépouiller de tout, prétendant qu’ils ne faisoient que reprendre leur bien, elle rentra dans la poussière d’où le vice l’avoit tirée. […] Les Mémoires de Lenet, écrits, avec beaucoup de modération, d’exactitude & de simplicité, fournissent par le détail des intrigues, des fourberies, des révoltes dont ils sont le tissu, le tableau, le plus sombre des Acteurs qui ont joué le plus grand rôle, & des personnages subalternes qu’ils ont entraîné à leur suite. […] C’est un conte de vieille, mais sujet impie où l’on tâche d’ébranler les preuves de la Religion par les mauvais raisonnemens & les sarcasmes qu’on met dans la bouche des libertins sous prétexte que c’est leur rôle, & l’on affoiblit la certitude d’une autre vie par des apparitions ridicules de revenans sous la figure d’une statue qui vient au milieu de la débauche d’un repas.

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