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40. (1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — TROISIEME PARTIE. — Tragédies à conserver. » pp. 128-178

J’ose donc me flatter que tout Lecteur raisonnable, et même délicat, ne me reprochera pas trop de condescendance en adoptant cette Pièce : on ne peut trop condamner, je le répète encore, la passion d’amour, lorsqu’elle est empoisonnée, comme on la trouve dans un trop grand nombre de Pièces ; mais il faut aussi l’approuver sur le Théâtre, lorsqu’elle peut être profitable. […]  « Je vous aime Beaucoup moins que mon Dieu, Mais bien plus que moi-même. » Voilà l’amour divin et l’amour humain aussi proches l’un de l’autre qu’il est possible, et véritablement mêlés ensemble ; mais il serait aisé de retrancher ces deux vers, si on voulait ou si l’on osait le faire. […] Racine connaissait trop bien l’antiquité ; il avait trop lu Sophocle et Euripide, pour tirer vanité (comme a fait Corneille) d’avoir su se passer de l’amour dans sa Thébaïde : mais il s’en serait passé sans doute, s’il l’eût osé, dans toutes ses autres Tragédies, comme dans sa première. […] Racine savait très bien ce qui convenait à la Tragédie ; et, je le répète encore, s’il n’eût pas craint de révolter le Public, en critiquant le goût général de son siècle, il aurait dit ; « que les tendresses et les jalousies des Amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi le majestueux, l’intéressant et le lugubre d’une action tragique. » Racine savait et sentait à merveille cette vérité ; mais, par malheur pour le Théâtre moderne, non seulement il n’eut pas la force de la déclarer dans la Préface de sa Thébaïde ; il n’osa pas même la pratiquer, si ce n’est dans Esther et dans Athalie : il se livra, malgré ses lumières, à la corruption générale de ses prédécesseurs et de ses contemporains : il ne se contenta pas même de mettre de l’amour dans toutes ses autres Tragédies ; il fit aussi, de cette malheureuse passion, la base de tous les sujets tragiques qu’il a traités. […] J’ajoute que la Tragédie d’Atrée et de Tyeste me paraît très bonne et très bien faite ; et, si s’en était ici la place, j’oserais me flatter de faire connaître, dans une courte apologie de cette Pièce, l’art admirable que le Poète a employé pour parvenir à son but ; art qu’on ne trouve que rarement, et, pour ainsi dire, presque jamais dans les Tragédies modernes.

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