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281. (1758) Lettre de J. J. Rousseau à M. D’Alembert « JEAN-JACQUES ROUSSEAU. CITOYEN DE GENÈVE, A Monsieur D’ALEMBERT. » pp. 1-264

Je finis cette longue digression, qui malheureusement ne sera pas la dernière ; et de cet exemple, trop brillant peut-être, « si parva licet componere magnis » p, je reviens à des applications plus simples. […] Mais voyez ces mêmes hommes toujours contraints dans ces prisons volontaires, se lever, se rasseoir, aller et venir sans cesse à la cheminée, à la fenêtre, prendre et poser cent fois un écran, feuilleter des livres, parcourir des tableaux, tourner, pirouetter par la chambre, tandis que l’idole étendue sans mouvement dans sa chaise longue, n’a d’actif que la langue et les yeux. […] On ne le reconnaît plus : ce n’est plus ce peuple si rangé qui ne se départ point de ses règles économiques ; ce n’est plus ce long raisonneur qui pèse tout jusqu’à la plaisanterie à la balance du jugement. […] ; sans affaires et sans plaisirs au moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passaient, dans cette douce uniformité, la journée, sans la trouver trop longue, et la vie, sans la trouver trop courte. […] Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant, l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours, mille espèces d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formait une sensation très vive qu’on ne pouvait supporter de sang-froid.

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