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25. (1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE II. De la Tragédie. » pp. 65-91

Permettez-moi de vous raconter un fait qui, quoiqu’assez comique, vous fera juger de l’effet que cette excellente Tragédie est capable de produire : tout Marseille vous en attestera la vérité, « Et vous entendrez là le cri de la nature. » Un Capitaine de Vaisseau qui n’avait jamais vu de spectacle, fut entraîné par ses amis à la Comédie, on y jouait Atrée ; notre homme, ébloui par des objets tout nouveaux pour lui, oubliant que c’était une fable qu’il voyait représenter, lorsqu’il entendit Atrée prononcer ce vers qui vous choque si fort et par lequel il s’applaudit du succès de ses crimes, notre homme dis-je, se leva tout à coup avec fureur en criant : « Donnez-moi mon fusil que je tue ce B. là. » Vous jugez bien qu’une pareille scène fit oublier la catastrophe à tous les autres Spectateurs et que bien en prit aux Acteurs que le vers qui mettait le Capitaine en fureur était le dernier de la pièce, car ils auraient eu peine à reprendre leur sérieux après une pareille saillie. […] Allez, Monsieur, à la Comédie la première fois qu’on jouera cette pièce : ne vous occupez nullement du spectacle, donnez toute votre attention aux Spectateurs, et vous jugerez par les épithètes dont ils honorent Atrée presqu’à chaque vers qu’il prononce, de l’effet que produit en eux son caractère. […] Vous n’avez aucun de ces titres ; le Public n’a pas assez accueilli vos paradoxes précédents, pour que vous puissiez vous flatter de sa confiance : nulle Autorité ne vous a donné le droit de juger publiquement les ouvrages de M. de Crébillon ou de M. de Voltaire ; et l’usurpation du tribunal n’est pas un titre qui doive accréditer vos sentences : cette usurpation au contraire ne peut que vous être reprochée comme un signe certain de présomption et d’ingratitude. […] M. de Crébillon n’y était pas, ou ne voulut pas y être : on me remit ma critique avec cette note au bas : « ceci n’est qu’une critique très mal à propos et très injuste de M. de Voltaire : la police n’en passe pas. » Un Auteur de dix-huit ans environ ne se rend pas à de pareilles leçons, et piqué contre M. de Crébillon, que j’accusais de mauvais goût, je courus faire imprimer courageusement ma lettre ; elle eut, comme vous jugez bien, à peu près le succès qu’elle méritait2. […] Si vous connaissiez un peu mieux les sentiments de la reconnaissance, je vous laisserais juger de l’étendue de la mienne : mais vous n’avez appris qu’il faut vous faire connaître jusqu’où ce sentiment peut et doit aller.

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