Car plusieurs assurent qu’il faut qu’un Poëte tragique sçache tout ; qu’il connoisse à fond les vertus & les vices, la politique & la morale, les loix divines & humaines, & qu’il doit avoir la science de toutes les choses qu’il traite, ou qu’il ne fera jamais rien de bon. […] Et qui ne riroit de voir une troupe imbécille aller admirer tous les ressorts de la politique & du cœur humain mis en jeu par un étourdi de vingt ans, à qui le moins sensé de l’assemblée ne voudroit pas confier la moindre de ses affaires ? […] C’est cette foiblesse de l’entendement humain, toujours pressé de juger sans connoître, qui donne prise à tous ces prestiges de magie par lesquels l’Optique & la Mécanique abusent nos sens. […] En effet, la raison veut qu’on supporte patiemment l’adversité, qu’on n’en aggrave pas le poids par des plaintes inutiles, qu’on n’estime pas les choses humaines au-delà de leur prix, qu’on n’épuise pas, à pleurer ses maux, les forces qu’on a pour les adoucir, & qu’enfin l’on songe quelquefois qu’il est impossible à l’homme de prévoir l’avenir, & de se connoître assez lui-même pour sçavoir si ce qui lui arrive est un bien ou un mal pour lui. […] L’homme ferme, prudent, toujours semblable à lui-même, n’est pas si facile à imiter ; &, quand il le seroit, l’imitation, moins variée, n’en seroit pas si agréable au Vulgaire ; il s’intéresseroit difficilement à une image qui n’est pas la sienne, & dans laquelle il ne reconnoîtroit ni ses mœurs, ni ses passions : jamais le cœur humain ne s’identifie avec des objets qu’il sent lui être absolument étrangers.