Il est inutile de rapporter tout ce que tant de sages Ecrivains ont dit contre l’abus de cette passion devenue le mobile du Théâtre moderne. […] L’homme n’a pas besoin qu’on lui apprenne à sentir une passion que la nature ne lui inspire que trop ; mais il a extrêmement besoin d’apprendre à corriger les désordres de cette passion, lorsqu’elle est devenue vicieuse. […] Les sentiments les plus corrects sur le papier changeront de nature en passant dans la bouche des Acteurs, et souvent deviendront criminels, quand ils seront animés par l’exécution théâtrale. […] Puisque les Modernes ne savent parler que de l’amour sur la Scène, ce qui est la marque certaine, ou d’une corruption générale, ou d’un défaut de génie dans le plus grand nombre des Poètes ; outre qu’ils ne devraient jamais traiter cette passion que dans la vue d’instruire les Spectateurs ; ils pourraient encore joindre à cette passion, devenue instructive, plusieurs autres espèces d’intérêts que la raison et les devoirs autorisent : ainsi on pourrait traiter des sujets de l’amour conjugal, de l’amour paternel, de l’amour filial, de l’amour de la Patrie : voilà des intérêts tendres et vifs, qui seraient nouveaux et très convenables au Théâtre ; intérêts qui peuvent avoir leurs degrés, suivant les circonstances dans lesquelles on peut les saisir, et suivant les différents caractères des hommes que l’on introduirait sur la Scène : par exemple, l’imprudence, la faiblesse, la fermeté, la complaisance, la colère, et toutes les autres passions qui s’associent dans le cœur humain à la passion dominante, ne feraient-elles pas paraître, dans la personne qui serait occupée de quelques-uns de ces sentiments, une infinité de caractères marqués et différents entre eux, qui seraient combattus par la force du raisonnement et par l’ascendant du caractère ? […] Les pères traversés dans leur passion par leurs enfants, prennent contre eux des sentiments de haine : les fils, de leur côté, deviennent ennemis de leurs propres pères, en devenant leurs rivaux : et, dans quelques Tragédies même, on voit des Princes qui ne veulent pas régner aux dépens de leur amour.