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47. (1759) Lettre sur la comédie pp. 1-20

Les sentiments, Monsieur, dont vous m’honorez depuis plus de vingt ans, vous ont donné des droits inviolables sur tous les miens ; je vous en dois compte, & je viens vous le rendre sur un genre d’Ouvrages, auquel j’ai cru devoir renoncer pour toujours. […] Tel est le malheur attaché à la Poésie, cet Art si dangereux, dont l’Histoire est beaucoup plus la liste des fautes célèbres & des regrets tardifs, que celle des succès sans honte & de la gloire sans remords : tel est l’écueil presque inévitable, sur-tout dans les délires de la jeunesse ; on se laisse entraîner à établir des principes qu’on n’a point ; un vers brillant décide d’une maxime hardie, scandaleuse, extravagante : l’idée est téméraire, le trait est impie, n’importe, le vers est heureux, sonore, éblouissant, on ne peut le sacrifier, on ne veut que briller, on parle contre ce qu’on croit, & la vanité des mots l’emporte sur la vérité des choses. L’Impression ayant donné quelque existence à de foibles productions auxquelles j’attache fort peu de valeur, je me crois obligé d’en publier une Edition très corrigée, où je ne conserverai rien qui ne puisse être soumis à la lumière de la Religion & à la sévérité de ses regards. […] J’ai cru, pour l’utilité des mœurs, pouvoir sauver de cette proscription les principes & les images d’une pièce que je finissois, & je les donnerai sous une autre forme que celle du genre Dramatique : cette Comédie avoit pour objet la peinture & la critique d’un caractère plus à la mode que le Méchant même, & qui, sorti de ses bornes, devient tous les jours de plus en plus un ridicule & un vice national. […] Pourquoi perdre à douter avec une absurde présomption, cet instant qui nous est laissé pour croire & pour adorer avec une soumission fondée sur les plus fermes principes de la saine raison ?

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