J’ai oui dire autrefois à feue Madame de la Fayette, que dans une conversation Racine soutint, qu’un bon Poète pouvait faire excuser les grands crimes, et même inspirer de la compassion pour les criminels, que Cicéron disait que l’on pouvait porter jusques là l’éloquence, et il ajouta qu’il ne faut que de la fécondité, de la justesse et de la délicatesse d’esprit pour diminuer tellement l’horreur des crimes ou de Médée, ou de Phèdre qu’on les rendrait aimables au spectateur au point de lui inspirer de la pitié pour leurs malheurs, tel est le pouvoir des bons Poètes et tel est la faiblesse de nos esprits qui ne sont point en garde contre les charmes de l’illusion ; or comme les assistants lui nièrent que cela fût possible et qu’on voulut même le tourner en ridicule sur sa thèse extraordinaire, le dépit qu’il en eut le fit résoudre à entreprendre Phèdre où il réussit si bien à faire plaindre ses malheurs, que le spectateur a plus de pitié de la criminelle que du vertueux Hippolyte. Or l’on m’avouera que c’est un mauvais emploi de l’art et de l’esprit par rapport à la société que de rendre les crimes et les criminels moins dignes d’horreur. […] Il est utile à la société de mettre les méchants, les injustes, les scélérats sur le théâtre, mais à condition que le Poète les peindra avec les traits et les couleurs qui peuvent exciter dans le spectateur l’horreur de l’injustice, de la méchanceté, de la scélératesse, et jamais avec des traits et des couleurs qui diminuent le crime en y déguisant le sentiment et les opinions des criminels : et serait-ce un projet digne d’un honnête homme et d’un bon citoyen d’employer beaucoup d’esprit à exciter des larmes pour le malheureux Cartouche ou pour le malheureux Nivet morts sur la roue, pour l’infâme Catilina détesté de tous les bons citoyens ?