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285. (1781) Lettre à M. *** sur les Spectacles des Boulevards. Par M. Rousseau pp. 1-83

On ne voit que de jeunes vieillards, dont les jambes en fuseau, peuvent à peine supporter des corps qui tombent en ruine Quand une fois on a vécu pour l’amour, dit une personne de beaucoup d’esprit, on ne peut plus vivre que pour lui : je crois, Monsieur, qu’on peut hardiment dire la même chose du libertinage, & vous voyez quelles en sont les funestes suites : voilà pourtant tout ce que nous a valu l’établissement de ces dépôts de la…29. […] C’est alors qu’il est permis de s’aveugler, de s’enfler, de se pavaner ; c’est alors qu’en admirant avec complaisance sa petite personne, on se place d’abord au-dessus de tout, parce qu’on se croit réellement supérieur à tout, en génie, en lumieres, en avantages, tant du côté du corps, que du côté de l’esprit. […] C’est dans ces Salles, enfin, qu’on dévoue au ridicule le plus amer, ces vérités sans l’existence desquelles l’homme serait le plus à plaindre des êtres ; c’est-là qu’on se permet de renverser les bornes que Dieu posa de toute éternité entre le bien & le mal, & de détruire ainsi l’ordre & la justice ; vertus essentielles qui entretiennent l’ordre des corps politiques, & impriment à notre espece le seul caractere énergique, qui la distingue de celles de tous les autres animaux. […] Les Pieces jouées sur les Trétaux, sont au cœur, ce que l’arsenic est au corps ; nos Loix toujours sages & prévoyantes ont sévérement défendu le débit du poison ; ne doivent-elles pas également défendre le débit du venin que le Vice expose hardiment en vente dans ses magasins du Boulevard ? […] Pour prévenir cet accident, il faut qu’une éducation sage nous accoutume de bonne heure à nous modifier selon les loix des sociétés particulieres, dont chaque homme est membre35, sans cela il en résulterait une désunion dans le corps politique, qui l’affaiblirait par degrés, & amenerait promptement sa dissolution totale.

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