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94. (1759) Lettre de M. d'Alembert à M. J. J. Rousseau « Chapitre » pp. 63-156

Le seul caractère qui lui convienne dans la Tragédie, est celui de la véhémence, du trouble et du désespoir : ôtez-lui ces qualités, ce n’est plus, si j’ose parler ainsi, qu’une passion commune et bourgeoise. […] Nullement ; il n’est point de spectateur qui s’y méprenne ; c’est pour nous ouvrir les yeux sur la source de ces vices ; pour nous faire voir dans nos propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne blessent point l’honnêteté) une des causes les plus communes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. […] La raison en est, si je ne me trompe, que les sujets communs sont presque entièrement épuisés sur les deux Théâtres ; et qu’il faut d’un côté plus de mouvement pour nous intéresser à des héros moins connus, et de l’autre plus de recherche et plus de nuance pour faire sentir des ridicules moins apparents. […] La chasteté des Comédiennes, j’en conviens avec vous, est plus exposée que celle des femmes du monde ; mais aussi la gloire de vaincre en doit être plus grande ; il n’est pas rare d’en voir qui résistent longtemps, et il serait plus commun d’en trouver qui résistassent toujours, si elles n’étaient comme découragées de la continence par le peu de considération réelle qu’elles en retirent. […] Si les siècles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumière y est trop inégalement répandue ; qu’elle est resserrée et concentrée dans un trop petit nombre d’esprits ; que les rayons qui s’en échappent dans le peuple ont assez de force pour découvrir aux âmes communes l’attrait et les avantages du vice, et non pour leur en faire voir les dangers et l’horreur : le grand défaut de ce siècle philosophe est de ne l’être pas encore assez.

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