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147. (1707) Lettres sur la comédie « Réponse à la Lettre de Monsieur Despreaux. » pp. 276-292

Je n’ai garde de me jouer à mon Maître, je connais vos sentiments pour des sentiments puisés dans le sanctuaire de la droite raison ; ils deviennent d’autant plus forts, que vous les dépouillez de cette raison sèche et épineuse, qui fait qu’on se morfond souvent dans les peintures de la vérité : au lieu que lorsqu’elle est maniée par une plume vive et animée comme la vôtre, elle fait un progrès sur les cœurs, dont il n’est pas permis de se défendre. […] C’est précisément sa douleur qui fait sa joie dans ces spectacles d’attendrissement ; mais comme la compassion qu’inspire la Tragédie, est proprement une compassion stérile, qui ne tend pas à secourir les affligés, mais seulement à s’unir de cœur à leur affliction ; il s’ensuit qu’on prend tout le mauvais de la Tragédie, et que le bon échappe faute d’objet sur qui l’appliquer. […] Or, Monsieur, puisqu’il est presque impossible de traiter cette matière sans appeler le christianisme au secours, Dieu qui connaît si bien la faiblesse des hommes, ne leur a pas dit pour rien, soyez sur vos gardes, veillez et priez, pour ne point entrer en tentation, imaginez-vous que l’ennemi est toujours aux portes ; ce qui est, ce me semble, une manière d’avis au Lecteur ou au Spectateur, comme vous voudrez, des Tragédies, dans lesquelles on se livre de gaieté de cœur à la représentation des passions. Je regarde la Tragédie, comme le grand ressort du cœur humain. […] J’en reviens toujours à mon principe, Monsieur, et ce principe est que tous les hommes tenant plus ou moins à la concupiscence, (voilà un terrible mot à prononcer dans une Lettre ; mais je vous dirai, comme Phèdre dit à sa nourrice, à propos d’Hippolyte, c’est toi qui l’as nommé,) je vous dirai donc qu’attendu le malheur de notre nature corrompue, nous sommes tous plus ou moins sensibles à la vive peinture des passions, et que celle de l’amour étant la dernière mourante chez les hommes, le moindre souffle d’amour vertueux ou corrompu, le réveille dans tous les hommes, comme le moindre petit zéphyr est capable d’agiter les feuilles ; que cela n’est point l’effet de la disposition du cœur de quelque homme en particulier, que c’est la faute de la machine prise dans toute son étendue.

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