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68. (1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « Résumé et moyens de réformation. » pp. 105-200

D’où il arrive que la risée des grands corrige les petits, et que la risée des petits corrige les grands ; c’est-à-dire que les seigneurs, les milords, les barons et baronnets, les ducs, les comtes, corrigent leurs tailleurs, leurs bottiers, leurs perruquiers, leurs valets, et en reçoivent la correction, avec mesure et une égale impartialité ; et que les duchesses, les marquises, les comtesses, corrigent en riant leurs femmes, leurs marchandes de modes et leurs blanchisseuses, qui les corrigent à leur tour en riant et se moquant d’elles aussi judicieusement ; d’où il arrive que les sots corrigent les gens d’esprit ; que des Anglois corrigent sans passion des Français, et réciproquement ; que l’impie, que l’athée corrigent les croyants, que des Turcs corrigent des chrétiens, et, comme je l’ai déja exprimé, que des jeunes gens corrigent des vieillards, en se moquant d’eux, que des supérieurs, soit magistrats, juges, soit instituteurs, pères et mères de famille, sont corrigés par la moquerie de subordonnés, ou d’écoliers et d’enfants qui sont encore sous leur pouvoir, et qui saisissent avidement ces occasions de se venger impunément de ceux qui les régentent et les répriment ou contrarient habituellement. […] Les seconds sont incomparablement plus dangereux, parce qu’il faut qu’ils nous passent sur le corps pour arriver à notre argent, etc. […] L’utilité de légitimer et bien organiser cette justice intermédiaire qui n’aurait d’action que sur les justiciables de l’opinion, qui n’appellerait sur eux que la peine intermédiaire aussi de la honte et du ridicule (et tout au plus de la surveillance spéciale du ministère public qui, même dans les cas d’une certaine gravité, bornerait là son intervention, en vertu d’un pouvoir discrétionnaire ad hoc), et ferait alors concourir efficacement à la réforme ce puissant et précieux moyen de répression, dont toutefois, ainsi que je viens d’en faire le vœu, il ne serait plus fait d’application inconsidérée aux écarts et défauts légers qui n’excluent point l’honneur ou la droiture de l’âme ; l’utilité, dis-je, de cette sorte de tribunal correctionnel de première instance, qui ne décernerait ses peines morales que pour en prévenir d’afflictives et plus graves, me parait frappante dans ce temps de perversité et de dépravation générale où tant d’hypocrites de toute espèce que la loi ne peut atteindre, serpentent long-temps dans la société, et rusent paisiblement, font, comme on dit, tout juste ce qu’il faut faire pour ne pas être pendus, et deviennent ainsi des scélérats endurcis ; dans ce temps où les tribunaux existants, encombrés de coupables, suffisent à peine, et seront bientôt obligés, s’ils ne le sont pas encore, de fléchir, de fermer les yeux souvent, ou tolérer les désordres, par l’impossibilité d’en juger et punir tous les auteurs, dont un grand nombre, leur repentir, l’abîme de regrets et de douleur où on les voit plongés après leur condamnation, ne permet pas d’en douter, dont un grand nombre, dis-je, ne sont arrivés au point d’avoir encouru les peines les plus graves et infamantes, que pour n’avoir pas été arrêtés dans la route du crime, ou par l’effet, ou par la crainte d’un premier et moindre châtiment plus difficile à éviter. […] D’où il arrive, confirmativement parlant, que, loin de contrarier les mauvais penchants naturels ou acquis de la multitude, et viser à les corriger, comme ils s’y engagent, les auteurs, pour être applaudis et admis, les flattent, les favorisent, et par là fortifient les vices et propagent la corruption.

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