(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « FRAGMENT D’UNE LETTRE A ME. DE ****. SUR LES SPECTACLES. » pp. 82-92
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(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « FRAGMENT D’UNE LETTRE A ME. DE ****. SUR LES SPECTACLES. » pp. 82-92

FRAGMENT D’UNE LETTRE A ME. DE ****. SUR LES SPECTACLES.

Vous me demandez, Madame, quelles conditions il faudrait pour qu’une Tragédie fût parfaite ? Je n’en connais qu’une seule. Il faudrait qu’elle nous rendît meilleurs.

Exigeons cet effet, et laissons la liberté des moyens.

Pour parvenir à un succès si désirable, je crois qu’il serait nécessaire d’avoir un génie neuf, élevé, nerveux, qui, ne reconnaissant de règles que son sentiment, ne bâtisse point sur le dessein d’autrui : un tel homme serait notre Démosthène ; mais la servitude et le dégoût ne le formeront jamais, et je ne cesse pas d’être étonné que nous ayons encore de si bons Auteurs.

Une de nos espèces d’Automates, sans aucun fonds propre, Dogmatistes, Formalistes, Compilateurs et Dissertateurs, qu’on nomme Savants, se sont arrogés le droit de donner des préceptes sur un Art qui n’a de loi que la nature : ils ont jeté les Auteurs dans un labyrinthe de règles embarrassantes et ridicules : ils leur ont mis des entraves jusqu’à la façon de rendre leurs idées ; continuellement resserrés et contraints dans la froide et pénible méthode, le but leur échappe : cette méthode, si étrangère aux passions, produit quantité de petites beautés de détail, mais qui ne sortant pas essentiellement du sujet, forment un ensemble de pièces de rapport, sans force, et incapable de causer de grandes émotions.

Après avoir fini l’ouvrage, il faut l’aller présenter à l’assemblée des Acteurs, avoir le talent de leur plaire, se soumettre à tous leur caprices, refondre les rôles principaux à leurs volontés, chacun exigeant le sien suivant son talent, n’importe le caractère total de la Pièce.

Ce n’est pas tout : loin d’encourager la timidité d’un jeune Auteur, qui se distingue, par des honneurs publics, par une pension de l’Etat, on l’abandonne à une troupe de Harpies qui habite le Spectacle ; et lorsqu’il ne se trouve pas assez riche pour leur donner de la pâture, et les rassasier à une bonne table, ces animaux destructeurs déchirent son Ouvrage, et attaquent sa personne ; le Public s’en divertit, et l’Auteur sensé se retire.

C’est ainsi que, sans y faire attention, nous nous privons de bien des génies lumineux, capables, peut-être, de nous faire sortir de la médiocrité et de la frivolité dans lesquelles nous languissons.

Le goût seul devrait être le conseiller des talents ; il serait à souhaiter qu’il fût toujours le père de la critique, et que le fiel et la noirceur n’en composassent pas autant de satires empoisonnées. Un Auteur judicieux s’habituerait alors à y faire attention ; il la regarderait comme son amie, et se perfectionnerait volontiers avec elle.

Mais toutes ces sortes de libelles, où la haine et le mensonge prennent impudemment le langage de la vérité, dégoûtent les plus beaux génies, étouffent les talents, et détruisent l’émulation.

Anéantir le mérite, n’est pas le métier d’un honnête homme. Je n’ai jamais blâmé qu’avec peine ; rempli de plaisirs, j’approuve avec avidité, et la louange ne me paraît voluptueuse que quand je trouve à la donner.

Mais, Madame, vous désirez des détails, je vais hasarder quelques idées sur un sujet que je ne regarde point comme indifférent.

Je crois que le but digne de la Tragédie, est d’élever notre âme par des vertus mâles, de la rendre amoureuse du beau, de lui donner de l’émulation par des exemples d’un aimable héroïsme, et de la tirer enfin d’un certain engourdissement qui n’est à présent que trop général ; je voudrais qu’une Pièce de Théâtre engageât par amour-propre chaque Auditeur à être aussi honnête homme que Scipion, à être aussi constant qu’Hannibal.

L’amour peut faire le sujet principal d’une Tragédie, ainsi que les autres passions dominantes de l’homme, naturelles ou acquises.

Un amour vertueux peut même quelquefois se mêler avec d’autres passions par elles-mêmes peu saillantes ; il en adoucit les caractères, il anime l’action, et pour tout dire en un mot, il attendrit le Spectateur. L’esprit saisit bien une pensée, il s’en amuse, mais le profit en appartient au cœur, et la principale affaire est de le mettre de la partie. L’amour est pour lui un sentiment tellement attrayant, qu’on peut l’amener aux vertus les plus difficiles, en se servant habilement de cette passion. Elle est la sympathie des hommes, et un Héros amoureux est sûr de trouver dans chacun de nous un partisan. Nous nous en approchons avec plaisir, toutes ses actions nous intéressent, elles deviennent en quelque façon personnelles ; il aime comme nous, nous voulons agir comme lui ; la réflexion n’y a point de part. C’est une impression subite et naturelle qui nous entraîne délicieusement.

C’est pourquoi je ne puis supporter qu’on nous accoutume à regarder l’amour comme contraire à l’honneur, l’excuse du crime, et la source des plus noirs excès.

Quel avantage un Auteur peut-il espérer d’un portrait si odieux ? Le sentiment qu’il nous dépeint ainsi, nous est aussi propre que notre existence, et ne nous étant pas possible de le haïr, n’est-il pas à craindre que nous ne nous accoutumions enfin aux vices sous lesquels on s’efforce de nous le montrer ?

Pourquoi ne nous point faire connaître l’amour sous une forme estimable ? Il n’a point d’autre pouvoir que de donner de l’effervescence à nos penchants naturels. Il est bon, magnanime, capable des plus grandes choses dans une belle âme ; il n’est dangereux que dans un cœur criminel. Il a causé de grands malheurs, il est vrai, mais n’a-t-il pas aussi formé de grands hommes ?

Pourquoi vouloir nous donner pour modèles les scélérats de l’Antiquité ? Venons-nous continuellement infecter la Scène d’un Radamistek, d’un Cinna37, d’un Oreste, ou d’une Médée ? Quel talent malheureux que celui de nous faire prendre intérêt aux crimes les plus atroces, et de nous faire courir à des monstres qui effrayent la nature !

Un Auteur ne se rendrait-il pas plus estimable, s’il nous faisait aimer la vertu par la vertu même ? Que de faits n’a-t-on pas à nous donner pour exciter en nous une noble émulation !

Il me semble qu’il serait aussi naturel et plus touchant encore, que l’amour rappelât un criminel à la vertu, que d’entraîner dans le crime un cœur plein de candeur et d’innocence.

Un amour qui avilit le Héros, ne me paraît pas devoir faire le sujet d’une bonne Tragédie.

Vous voulez aussi, Madame, savoir ce que je pense des dernières Tragédies de M. de Voltaire : je vous obéirai, dans l’espérance que vous engagerez votre amie à lui communiquer ce que je vais vous en dire ; présenté par les mains de la persuasion, il sera peut-être tenté d’y faire quelque attention.

Le sublime semble être sa nature ; la perfection de ses ouvrages dépend de lui ; la solitude, le travail exact, réfléchi, long et pénible, la combinaison qui arrange toutes les parties au profit de son objet, sont des secondes qualités qui sont toujours à la volonté du grand génie.

Je ne dissimulerai point ici l’effet que m’a causé Zaïre ; elle m’a souvent touché jusqu’à me faire répandre des larmes. Cependant je ne puis la regarder que comme une Poésie Pastorale, que comme un Poème vraiment digne de notre Opéra, où l’on n’observe d’autres lois que celle d’amollir notre cœur : mais je la trouve absolument déplacée au Théâtre de la Comédie, qui doit être considéré comme l’Académie de nos mœurs.

En sortant d’avec Zaïre, lorsque l’on s’examine sur l’impression qu’elle nous a faite, on ne se trouve que de la tendresse, on est amant jusqu’à la fureur ! Qualité héroïque, il est vrai, pour des Bergers, mais non pour des hommes qui doivent un jour défendre la patrie, ou gouverner l’Etat, et qui tous viennent déterminer leurs penchants dans les préceptes de la Comédie.

Son Brutus est une Pièce qui marquera à jamais le génie admirable de l’Auteur.

Il aurait été à désirer qu’au milieu de tant de beautés qui composent cet Ouvrage, M. de Voltaire se fût permis de remplir son objet ; c’était la catastrophe de l’orgueil et de l’ambition ; tout annonçait un exemple terrible des précipices dans lesquels ces cruelles passions entraînent un grand homme. Les Spectateurs en étaient déjà émus : quelle surprise pour eux ? Tout à coup l’objet change, ce n’est plus une conjuration, c’est une intrigue amoureuse ; sans à propos, sans vraisemblance, on met gratuitement sur le compte de l’amour les crimes de l’ambition ; et M. de Voltaire se résout à s’écarter d’une histoire connue en faveur d’une épisode qui détruit le fonds de son sujet.

Avoir en même temps rendu Titus forcené d’amour et d’ambition, c’est nous avoir présenté un être impossible, que nous ne pouvons pas suivre. On a beau vouloir nous y intéresser, on ne réussit point. L’unité d’intérêt (ou de mouvement), est rompue : elle est plus nécessaire encore que l’unité de temps et de lieu : Titus ne doit pas être amant38. L’amour paraît révoltant dès qu’il est déplacé.

Nous avons de bien justes reproches à faire à M. Scudery, à sa sœur, et à M. de la Calprenède. Ce sont eux qui, les premiers, ont établi l’amour le principe de toutes les actions des hommes, et de généreux Français que nous étions, nous ont rendus de véritables Sybarites.

Ils ont tout perverti ! Cyrus n’a traversé l’Asie, la Médie, l’Hircanie, la Perse ; il n’a conquis tant de Provinces, n’a fondé un si puissant Empirel, que pour délivrer Mandâne, sa Maîtresse, qui avait été enlevée huit fois.

Ainsi de tous les autres grands hommes de l’Antiquité : ce ne sont plus que d’agréables Débauchés qui courent après des Aventurières.

En nous pénétrant de leurs Romans enchanteurs, nous avons cru nous polir ; nous nous sommes affaiblis, nous nous sommes avilis !

Il n’y a peut-être aujourd’hui que M. de Voltaire qui puisse, par la force de ses Tableaux, s’opposer avec succès au goût efféminé de ce siècle.

Qu’il soit le censeur de notre mollesse, et qu’il n’en devienne jamais le complice.