(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « EXTRAIT DE QUELQUES PENSEES SAINES. Qui se rencontrent dans le livre de J.J. Rousseau contre le Théâtre, ou condamnation de son système par lui-même. » pp. 66-77
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(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « EXTRAIT DE QUELQUES PENSEES SAINES. Qui se rencontrent dans le livre de J.J. Rousseau contre le Théâtre, ou condamnation de son système par lui-même. » pp. 66-77

EXTRAIT DE QUELQUES PENSEES SAINES
Qui se rencontrent dans le livre de J.J. Rousseau contre le Théâtre, ou condamnation de son système par lui-même.

« L’effet général du Spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. »
« Le Théâtre [...] rend la vertu aimable…. Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui ! »
« L’homme est né bon, je le pense, et crois l’avoir prouvé ; la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous, et non dans les Pièces ; il n’y a point d’art pour faire naître cet intérêt, mais seulement pour s’en prévaloir. »

« L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même : il n’y naît pas d’un arrangement de Scènes, l’Auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve ; et de ce pur sentiment qu’il flatte, naissent les douces larmes qu’il fait couler. »

(A la vue des personnes infortunées), « on dirait que notre cœur se resserre de peur de s’attendrir à nos dépens ».
« Le savoir, l’esprit, le courage, ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! »
« Le Fanatisme n’est pas une erreur, mais une fureur aveugle et stupide que la raison ne retient jamais. »
« Thyeste n’est point un Héros courageux, ce n’est point un modèle de vertu, on ne peut point dire non plus que ce soit un scélérat17 c’est un homme faible, et pourtant intéressant par cela seul qu’il est homme et malheureux. »
« Ne serait-il pas à désirer que nos sublimes Auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation, et nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur que, n’ayant de la pitié que pour des Héros malheureux, nous n’en n’ayons pour personne ? »

« Les Anciens parlaient de l’humanité en phrases moins apprêtées ; mais ils savaient mieux l’exercer. »

« "Eh que de maux, s’écriait un bon vieillard d’Athènes ! les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent." Voilà la Philosophie moderne, et les mœurs anciennes. »
« Les Anciens avaient pour maxime que le pays, où les mœurs étaient les plus pures, était celui où l’on parlait le moins des femmes, et que la femme la plus honnête était celle dont l’on parlait le moins. »

« J’observe que les Anciens tiraient volontiers leurs titres d’honneur des droits de la nature, et que nous ne tirons les nôtres que des droits du rang. »

« Les vieillards dans les Tragédies sont représentés comme des tyrans, des usurpateurs : dans les Comédies, des jaloux, des usuriers, des pédants, des pères insupportables que tout le monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théâtre ; voilà quel respect on inspire pour elle aux jeunes gens. »
« Qui peut douter que l’habitude de voir toujours dans les vieillards des personnages odieux au Théâtre, n’aide à les faire rebuter dans la société, et qu’en s’accoutumant à confondre ceux qu’on voit dans le monde avec les Radoteurs et les Gérontes de la Comédie, on les méprise tous également ? observez à Paris dans une assemblée l’air suffisant et vain, le ton ferme et tranchant d’une impudente jeunesse, tandis que les anciens, craintifs et modestes, ou n’osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés. »
« Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti, tous les Spectateurs ont épousé Bérénice. »

« Quand même on pourrait me disputer cet effet ; quand même l’on soutiendrait que l’exemple de force et de vertu qu’on voit dans Titus, vainqueur de lui-même, fonde l’intérêt de la Pièce, et fait qu’en plaignant Bérénice, on est bien aise de la plaindre ; on ne ferait que rentrer en cela dans mes principes : parce que, comme je l’ai déjà dit, les sacrifices faits au devoir et à la vertu, ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus : et la preuve que ce sentiment n’est point l’ouvrage de la Pièce, c’est qu’ils l’ont avant qu’elle commence. »

« L’effet d’une Tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénouement. »
« Le seul bonheur que la plupart des hommes connaissent, est d’être estimés heureux. »
« Pour changer les actions dont l’estime publique est l’objet, il faut auparavant changer les jugements qu’on en porte. »
« La vie des femmes est un développement continuel de leurs mœurs, au lieu que celle des hommes, s’effaçant davantage dans l’uniformité des affaires, il faut attendre, pour en juger, de les voir dans les plaisirs. »
« On ne voit point à Genève ces énormes disproportions de fortune qui appauvrissent tout un pays pour enrichir quelques habitants, et sèment la misère autour de l’opulence. »
« Le plus méchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même ; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. »
« Le vice ne s’insinue guère en choquant l’honnêteté, mais en prenant son image ; et les mots sales sont plus contraires à la politesse qu’aux bonnes mœurs : voilà pourquoi les expressions sont toujours plus recherchées, et les oreilles plus scrupuleuses dans les pays les plus corrompus. »
« Il ne suffit pas que le peuple ait du pain, et vive dans sa condition. Il faut qu’il y vive agréablement, afin qu’il en remplisse mieux les devoirs, qu’il se tourmente moins pour en sortir, et que l’ordre public soit mieux établi : les bonnes mœurs tiennent plus qu’on ne pense, à ce que chacun se plaise dans son état. »

« Le manège et l’esprit d’intrigue viennent d’inquiétude et de mécontentement : tout va mal quand l’un aspire à l’emploi d’un autre. Il faut aimer son métier pour le bien faire ; l’assiette de l’État n’est bonne et solide que quand tous se sentant à leur place, les forces particulières se réunissent et concourent au bien public, au lieu de s’user l’une contre l’autre ; comme elles font dans tout État mal constitué. »

« Cela posé, que doit-on penser de ceux qui voudraient ôter aux peuples les fêtes, les plaisirs, et toute espèce d’amusement, comme autant de distractions qui le détournent de son travail32 ? »

« Cette maxime est barbare et fausse ; tant pis si le peuple n’a de temps que pour gagner son pain, il lui en faut encore pour le manger avec joie. Autrement il ne le gagnera pas longtemps. Ce Dieu juste et bienfaisant, qui veut qu’il s’occupe, veut aussi qu’il se délasse. La nature lui impose également l’exercice et le repos, le plaisir et la peine ; le dégoût du travail accable plus les malheureux que le travail même. »

« Voulez-vous donc rendre un peuple actif et laborieux ? Donnez-lui des fêtes, offrez-lui des amusements qui lui fassent aimer son état, et l’empêchent d’en envier un plus doux ; des jours ainsi perdus feront mieux valoir les autres. Présidez à ses plaisirs pour les rendre honnêtes, c’est le vrai moyen d’animer ses travaux. »

« Il faut que chacun sente qu’il ne saurait trouver ailleurs ce qu’il a laissé dans son pays ; il faut qu’un charme invincible le rappelle au séjour qu’il n’aurait point dû quitter ; […] il faut qu’au milieu de la pompe des grands Etats, et de leur triste magnificence, une voix secrète leur crie incessamment au fond de l’âme : Ah ! où sont les jeux et les fêtes de ma jeunesse ? Où est la concorde des citoyens ? Où est la fraternité publique ? Où est la pure joie et la véritable allégresse ? Où sont la paix, la liberté, l’équité, l’innocence ? Allons chercher tout cela34 . »
« Je me souviens d’avoir été frappé dans mon enfance d’un spectacle assez simple, et dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. »

« Le Régiment de Saint-Gervais avait fait l’exercice, et selon la coutume, on avait soupé par compagnies : la plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent après le souper dans la Place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, Officiers et Soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les Tambours et Fifres, et ceux qui portaient les flambeaux. »

« Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours, mille espèces d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des Tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir. Tout cela formait une sensation très vive qu’on ne pouvait supporter de sang froid. »

« Il était tard, les femmes étaient couchées, toutes se relevèrent : bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs : elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin, les enfants même éveillés par le bruit accoururent demi-vêtus entre les pères et mères : la danse fut suspendue ; ce ne furent qu’embrassements, ris, santés, caresses : il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que dans l’allégresse universelle on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore. "Jean-Jacques, me disait-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois, ils sont tous amis, ils sont tous frères, la joie et la concorde règnent au milieu d’eux. Tu es Genevois, tu verras un jour d’autres peuples ; mais quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leurs pareils." »

« On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen : on ne savait plus ce qu’on faisait, toutes les têtes étaient tournées d’une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir restéh quelque temps encore à rire et à causer sur la Place, il fallut se séparer ; chacun se retira paisiblement avec sa famille, et voilà comment ces aimables et prudentes femmes ramenèrent leur maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. [...] Non, il n’y a de pure joie que la joie publique ! »

« Il y avait, dit Plutarque, chez les Lacédémoniens toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges, et ces danses se faisaient au chant de chaque bande ; celle des vieillards commençait la première en chantant le couplet suivant.
« Nous avons été jadis,
Jeunes, vaillants et hardis.

« Suivait celle des hommes, qui chantaient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence.

« Nous le sommes maintenant,
A l’épreuve à tout venant.

« Ensuite venaient les enfants, qui leur répondaient en chantant de toutes leurs forces.

Et nous bientôt le serons,
Qui tous vous surpasserons. »