(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE VIII. De la Folie. » pp. 163-179
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE VIII. De la Folie. » pp. 163-179

CHAPITRE VIII.
De la Folie.

Nous aurons ici bon marché de nos adversaires. Ils ne s'en défendent pas ; ils se font un jeu, un mérite, ils s'applaudissent de leurs extravagances, ils les appellent sagesse : Être fou et se réjouir, c'est être sage ; être sage sans se réjouir, c'est être fou. C'est la doctrine constante, à tout moment répétée, de tous les théâtres. Une infinité de vaudevilles ont chanté les louanges de la folie et ridiculisé la sagesse. Il n'y a presque pas de comédie où il n'y ait quelque rôle d'insensé, d'imbécile, etc. La plupart des noms des Acteurs sont forgés exprès pour faire rire par quelque idée ridicule. Que signifie Arlequin, Rhubarbin, Trufaldin, Pillardin, George Dandin, Trissotin,Scaramouche, Mascarille, Gorgibus, Croquillon, Grapignan, Purgon, Diafoirus, etc. Une infinité de pièces, je ne dis pas de la Foire, mais des Comédiens Français, portent des titres dans ce goût ; que peut-on attendre de sensé de la Famille extravagante, les Fêtes nocturnes, les Folies de Cardenio, la Métempsycose des Amours, la Guinguette, le Carnaval, le Roi de Cocagne, Cartouche, l'Esprit follet, les Fous divertissants, Ragotin, le Mirliton, le Baron de la Crasse, les Bottes de sept lieues, etc. Qu'on parcoure les tables de l'Histoire du théâtre, on verra que la plupart des titres des pièces dont on parle, même dans ces derniers temps, ne sont que des impertinences. On ne veut, comme Rabelais dans son Pantagruel, que faire rire de tout, par les noms même ridicules qu'on donne. C'est à peu près tout le mérite de Scarron, chez qui la création ou l'assemblage de quelques mots, ou l'union de quelques idées qui ne sont pas faites l'une pour l'autre, présentent un burlesque, qui après avoir fait rire deux o trois fois, ennuie et le fait mépriser : mérite méprisable dont se piquent ordinairement les Poètes comiques, qu'ils appellent talent de peindre par les sons, par mots pittoresques, et qu'ils empruntent le plus souvent des harangères, nation féconde en sobriquets, la plupart aussib as que celles qui les donnent et ceux qui s'en servent.

Il n'y a pas jusqu'aux estampes du théâtre, jusqu'aux symboles dont il se fait honneur, par lesquels il se caractérise, qui n'arborent la folie : ces masques, ces cornes, ces habits bigarrés, ces épées de bois, ces attitudes, ces agitations, ces parures, ces décorations bizarres, ces coups de théâtre, etc. il semble qu'on soit dans le délire (on n'y est que trop en effet). On ne le représente pas autrement, et si l'on compare les estampes du théâtre avec celles qui sont répandues dans le livre d'Erasme, on sera embarrassé de dire quel a été le plagiaire de l'autre. Pour le langage, les pensées, les bons mots, les quolibets, les sottises, les obscénités, jusqu'aux jurements, aux imprécations et aux vilains mots que la populace enchâsse à tout propos dans ses discours, il n'est guère de genre de démence dont le théatre ne s'embellisse. L'art dramatique n'est que l'art de ramasser, de combiner, d'inventer, de lier des folies, et l'art de l'Acteur celui de les peindre, et le plaisir du spectateur de les voir, de les goûter, de s'en amuser, ou l'art d'embellir, de dire et de faire agréablement des extravagances. Mais, dit-on, il y a quelquefois de l'esprit et du sel, des traits de sagesse, et de bonnes maximes. Sans doute il faut de l'esprit pour faire un édifice, un corps de folie ; et quel est le fou qui n'ait des intervalles lucides, qui ne dise quelque chose de raisonnable ? Mais qu'est-ce que ces éclairs de sagesse au milieu de ces épaisses ténèbres, de cette multitude innombrable de folies qui font gémir la raison et les mœurs ? Que sur mille volumes de pièces de théâtre on fasse un extrait de ce qu'il y a de bon, d'utile, de sensé, j'ose dire que ce recueil fera à peine un volume médiocre, et un millième de la matière du théâtre. On fait beaucoup valoir quelque bonne pièce où l'on parle raison, religion et vertu. Il y a beaucoup à rabattre, même sur les meilleures ; mais en leur faisant l'accueil le plus favorable, on peut leur dire que vous êtes en petit nombre ; vous êtes englouties dans la foule, votre rareté fait la condamnation du théâtre, où vous paraissez comme un phénomène : « Apparent rari nantes in gurgite vasto. »

Mais tel est le caractère de la nation, la folie l'amuse, on la veut partout : triste effet de la frivolité Française, qui s'ennuyant de la vraie sagesse, et ne sachant pas l'apprécier, parce qu'elle ne juge du prix que par le plaisir, n'estime que la folie qui lui plaît, et malheureusement se répand jusques dans les objets les plus saints. Elle aime partout le spectacle, il lui faut du bruit et du mouvement : courses, danses, combats, représentations, décorations, etc. diversifiées de mille manières, selon le goût et le caractère des lieux, des temps et des peuples. Il serait inutile et impossible de faire l'histoire et d'épuiser le détail des folies humaines dans les divertissements ; nous ne parlerons que d'une espèce qui s'était répandue dans toute la France pendant les siècles d'ignorance, et s'était glissée jusques dans les Eglises et dans l'Office divin, et par les plus indécentes profanations avait porté dans le sanctuaire l'abomination de la désolation, sous une infinité de noms bizarres, la Fête des Fous, la Fête de l'Ane, les Innocents, la Mère folle, l'Abbé et les Moines de Liesse, l'Evêque des Imbéciles, le Pape des Fats, le Roi des Sots, le Prince de Plaisance. C'étaient des enfants de chœur qui chassaient les chanoines de leurs stalles pour faire l'office à leur place, qui s'habillaient en Evêque et donnaient des bénédictions ; des gens qui menaient à l'Eglise un âne vêtu d'une chape, et chantaient des hymnes en son honneur, des chansons bachiques, des postures grotesques, des mascarades hideuses, des repas sur l'autel, et partout la comédie, dans l'Eglise, où l'on dressait le théâtre pour la jouer. Ce chef-d’œuvre régulier de la folie humaine pouvait-il y manquer ? Tout y était assorti, et en était un digne accompagnement. Toute la fête n'était même qu'une farce ambulante, dans le goût du siecle.

L'Eglise a toujours condamné avec indignation ces profanes extravagances ; elle a enfin réussi à les bannir du lieu saint, il n'en reste que quelques légers vestiges dans les processions de la ville d'Aix, dans quelques Communautés de filles, où le jour des Innocents les Pensionnaires sont les maîtresses, dans plusieurs paroisses de campagne, où le jour du Patron on fait des cérémonies singulières, surtout dans les folies du carnaval, dans les bals et les comédies ; ce que l'Eglise n'a jamais pu abolir, non plus que les vices qui les produisent, et les crimes qu'ils font commettre. S. Charles lui-même, avec tout le crédit que lui donnaient et sa place et sa vertu, et tous les moyens que lui suggéra son zèle, n'a pu supprimer le théâtre à Milan. Il écrivit un grand ouvrage, il fit prêcher de toutes parts, il publia des ordonnances, il lança des excommunications, il se réserva ce cas de conscience ; tout ce qu'il put obtenir, c'est qu'il n'y eût point de comédie pendant lez carême (Hist. Ecclés. de Fleuri. Tom.  35. L.  75. N.  30.). Si l'on daigne avoir la curiosité de s'instruire de cette importante matière, on peut consulter les Mémoires pour servir à l'Histoire de la Fête des Fous, par M. Tilliot, qui crut faire un présent utile au public, en lui donnant un in 4. °, où à grands frais pendant plusieurs années il avait recueilli tous les traits relatifs à son travail, qu'il fit orner de jolies estampes représentant toute sorte de folies, et qu'il a enrichies de beaucoup d'érudition. La broderie vaut mieux que l'étoffe.

Il est dans l'Evangile deux oracles terribles qui se confirment mutuellement. L'un : « Vous rendrez compte au jugement de Dieu de toute parole oiseuse. » L'autre : « Ne jurez point du tout ; contentez-vous de dire, cela est ou cela n'est pas, tout ce qui est au-delà vient d'un mauvais principe. Car, ajoute l'Evangile, vous serez justifié ou condamné sur vos paroles. » On comprend que toute action, toute affection, toute pensée inutile, sont enveloppées dans la même condamnation. La parole n'est que l'expression de la pensée, elle est moins considérable que l'action. Cette sévérité, toute incroyable qu'elle paraît, est un article de foi ; elle ne fut jamais douteuse dans le christianisme, et dans les principes de la religion elle est évidente. Tout est à Dieu, et n'a été créé que pour sa gloire. L'inutilité des œuvres est donc un larcin qu'on lui fait. Tous les moments de la vie, tout ce que nous avons ne nous a été accordé que pour notre salut, tout jusqu'à une parole peut y nuire ou y contribuer, et augmenter la gloire ou la punition éternelle. C'est donc un tort infini que nous nous faisons, et en un sens irréparable. Tout s'envole sans retour : « Vocat irrevocabile verbum, irremeabile tempus. » Tout est lié dans le vice et dans la vertu par un enchaînement souvent imperceptible, mais toujours efficace. Les petites choses conduisent aux grandes, et en sont le commencement. L'inutilité est donc un danger de tomber dans des fautes considérables. La Sagesse a tout fait et doit tout juger, et veut qu'à son exemple nous fassions tout avec nombre, poids et mesure. Peut-on porter plus loin la précision et l'exactitude ? l'inutilité lui échapperait-elle ? L'homme sage, fidèle observateur de ces règles, ne parle, n'agir qu'à propos, ne fait rien d'inutile ; ses paroles sont toutes mises dans la balance, celles de l'insensé ne sont d'aucun poids : « Verba Sapientis statera ponderabuntur. » N'insistons plus sur des vérités que personne ne révoque en doute, quoique peu de gens les mettent en pratique. Je n'imagine pas à quel titre on voudrait soustraire le théâtre au jugement de Dieu, et à l'anathème de l'Evangile ? Dira-t-on qu'il ne s'y fait, qu'il ne s'y dit rien d'inutile ? où apprend-on davantage, où est-on plus forcé de dire, où se dit-il en effet plus de paroles inutiles ? Je ne parle pas des paroles licencieuses, des maximes pernicieuses, des emportements, des passions, des jurements, des médisances, des mensonges, des impiétés, des bouffonneries, des folies, dont les oreilles sont à tout moment frappées ; tout cela, bien plus qu'inutile, ne sera pas sans doute oublié dans le compte que vous avez a rendre. Je dis plus, n'eussent-elles rien de mauvais, vos paroles simplement oiseuses et inutiles, écoutez, Chrétiens, et tremblez, si vous comptez l'Evangile pour quelque chose, oui, ces paroles simplement inutiles seront une matière de condamnation devant Dieu : « De omni verbo otioso reddent rationem in die judicii. »

S. Paul (Ephes.  5. 36.) fait en trois mots une sorte d'analyse du théâtre. Qu'il ne soit, dit-il, mention parmi vous d'aucune sorte d'impureté, comme il convient à des Chrétiens : « Ne nominetur in vobis sicut decet Sanctis. » Ne prononcez pas des obscénités, des folies, des bouffonneries, des paroles qui ne sont bonnes à rien : « Turpiloquium stultiloquium scurrilitas quæ ad rem non pertinet. » Ce serait mal entendre l'Apôtre de croire qu'il défend de jamais parler des choses impures, et de jamais dire aucun mot de badinage et de plaisanterie. Tous les jours les Médecins, les Casuistes, les Magistrats, sont obligés d'entendre ou de dire les choses les plus obscènes, de la manière la plus développée. S. Paul lui-même, et plusieurs livres de l'Ecriture, nomment par leur nom et peignent par leurs vrais traits les actions les plus infâmes. Les Saints dans leurs conversations, les Pères dans leurs lettres, S. François de Sales dans ses ouvrages, l'Ecriture même, quoique fort rarement, se permirent des railleries innocentes. Une joie honnête qui ne blesse ni les mœurs ni les personnes, fut toujours permise, « gaudete in Domino semper », quoiqu'il fût et plus sûr, et plus parfait, et plus utile, de se renfermer toujours dans les bornes étroites d'une douce gravité. Mais du moins fut-il toujours défendu de franchir celles de la sagesse et de la modestie. Qui oserait faire l'apologie d'une joie indécente qui blesse la délicatesse de la pureté, je ne dis pas d'une manière grossière, que les premières lois de la politesse interdisent aux honnêtes gens, mais encore par ces obscénités voilées de la gaze de l'équivoque, assaisonnées du sel d'un bon mot, déguisées sous des noms empruntés ou des allégories délicates, délayées dans des sentiments tendres, glissées dans la naïveté des expressions, perçant jusqu'à travers le masque de la condamnation ? On sent bien que S. Paul, trop éclairé, trop vertueux, pour être traitable, ne connaît point d'accommodement avec le vice : « Nec nominetur in vobis turpiloquium. » Qui voudrait donner son suffrage à des absurdités et des impertinences, à des rêveries et des chimères, à des raisonnements faux, des réflexions insensées, et des paroles sans liaison, sans ordre, sans suite, qui surprennent par leur bizarrerie, font rire par l'excès de ridicule ? On aurait beau dire qu'on s'en amuse sans conséquence ; l'Apôtre ne les épargne pas. On les pardonne au délire d'un malade, on en gémit dans l'extravagance de l'ivresse. Jamais un homme sage ne s'en fit un plaisir, une occupation, un état, stultiloquium. Serait-on supportable, si toujours monté sur le ton de la plaisanterie, on ne parlait que d'une manière vive, légère, badine, riant de tout, ne cherchant qu'à se réjouir, faire des contes, dire ou apprendre des nouvelles, comme les Athéniens, selon S. Paul, voltigeant de branche en branche, toujours d'un style moqueur, d'un air cavalier, faisant l'agréable, sans égard au caractère des gens, à la nature des choses, à la situation des affaires, à l'assemblage des circonstances ? voudrait-on vivre avec des gens si frivoles ? « Scurrilitas quæ ad rem non pertinent. »

On n'a pas besoin que je fasse au théâtre l'application de ces traits ; chacun le montre au doigt, et dit le voilà. Partout il y est question de quelque impureté. Qu'on l'appelle amour, intrigue, passion, coquetterie, galanterie, désirs, infidélité, etc. sous le masque de tous ces divers synonymes, c'est toujours le vice qui en fait le fonds, c'est du vice qu'on parle : « Nec nominetur in vobis.  » L'obscénité règne partout dans quelqu’une de ses espèces d'obscénité grossière, voilée, gasée, délayée, aiguisée, assaisonnée, etc. que l'on veut décorer du beau nom de décence, de théâtre épuré, réformé, etc. On n'a qu'à ouvrir le premier dramatique qui tombera sous la main, voilà de l'obscénité à chaque page. C'est si fort l'aliment naturel du théâtre, l'air qu'on y respire, le langage qu'on y tient, l'objet qui y occupe, que selon Varron (de lingua Latina lib.), le mot obscène vient de scène, obscenum à scena, parce qu'on ne peut mieux exprimer qu'une parole, une pensée, une action est vilaine, qu'en disant que c'est une parole, une pensée, une action de théâtre, turpiloquium. Pour les bouffonneries, impertinences, contes, absurdités, lazzis, facéties, railleries, grotesques, etc. le théâtre n'est que cela, il n'est fait que pour cela, il ne fut et ne sera que cela. Il l'est si bien et si unanimement reconnu, qu'il est devenu un proverbe, c'est une comédie, c'est une farce, c'est un Comédien, une Actrice, cela est comique, etc.D'où viennent ces expressions proverbiales et si méprisables, un Arlequin, un Trivelin, un Tabarin, un Bateleur, une arlequinade, une trivelinade, une scène, etc. L'évidence d'une expérience journalière a fait passer tous les termes de l'art dramatique dans le langage ordinaire, pour exprimer de la manière la plus énergique la facilité, le ridicule, la folie, l'indécence, la dérision, le mépris, que les termes les plus forts peindraient moins vivement.

Qui vous le conteste, me dira-t-on ? mais nous voulons nous amuser. Mais c'est une folie de s'amuser de folies. A la bonne heure, nous voulons nous amuser. C'est une folie que des hommes et des femmes montent tous les jours sur des planches pour se donner en spectacle, c'est une folie que des êtres raisonnables passent leur vie à apprendre par cœur, à représenter des fables. Ils nous amusent. C'est une folie de se déguiser de mille manières les plus étranges, les plus grotesques, en Chinois, en Iroquois, en Turc, en furie, en démon, en Arlequin, en Pierrot ; c'est une folie de se donner pour ce qu'on n'est pas, ce qu'on rougirait d'être, pour Alexandre, pour Oreste, pour Jupiter, Vénus, Messaline, Cartouche ; c'est une folie de se remplir de folies, de débiter des êtres de raison, de se repaître de fantômes. Ils nous amusent. C'est une folie d'aller, de venir, de se cacher derrière une toile, d'en sortir, d'y rentrer, comme des enfants qui font de petits jeux, de sauter, danser, cabrioler, s'entrelacer, comme un écureuil, faire des minauderies, des contorsions, des lazzis comme un singe. Ils nous amusent : un singe, un écureuil n'amusent-ils pas ? ne les fait-on pas voir pour de l'argent ? C'est une folie de se fatiguer, se tourmenter, crier, pleurer, gémir, contrefaire sa voix, chercher des attitudes, faire des mouvements, pour représenter des contes, peindre des folies, des vices, une courtisane, un fripon, un misérable, un ivrogne, se casser la tête, mettre son esprit à la torture, pour trouver ce qu'a pu dire une Reine des Scythes, un Empereur dans la lune, un Grec amoureux à sa Laïs, un Pourceaugnac à son Apothicaire : « Turpe est difficiles habere nugas stultus labor est ineptiarum. »

Nous avons comparé ailleurs une salle de spectacle à la grève, et les spectateurs au peuple qui va voir rouer un voleur. Je la compare ici aux petites maisons, et les spectateurs aux personnes qu'une misérable curiosité attire pour entendre les folies de ceux qui y sont renfermés. Là chacun fait sa comédie, ici c'est la même comédie pour tous, mais qui diversifiée à l'infini, rassemble toutes les folies, et donne tour à tour toutes les comédies. On fait le fou de sang froid (et n'est-ce pas l'être que de le faire ?), non seulement dans les rôles très fréquents de fol, de sot, d'ivrogne, de dupe, de fat, etc. mais dans tous, puisqu'on ne joue que les folies humaines, la fureur, l'avarice, la jalousie, la fraude, la méchanceté, la misanthropie, etc. ou plutôt les vices qui sont pire que la folie, puisqu'ils damnent. Et s'il est honteux de faire le fou, il est plus honteux encore de faire le scélérat. On regarde en pitié ces jouets infortunés de la faiblesse humaine, on rit de leurs saillies, de leurs caprices, de leurs ridicules ; l'un est Jupiter, l'autre Alexandre ; celui-ci est Roi, celui-là Magicien ; il est riche, savant, héros, etc. Dans cette troupe de Comédiens on n'aurait qu'à choisir et combiner les diverses espèces de folie, on ferait aisément une pièce régulière : voilà des Acteurs tout formés qui joueraient d'après nature. Ce serait un spectacle curieux, et digne du grand Corneille et de l'incomparable Molière, qu'une pièce formée de ces divers morceaux, et une troupe composée de ces Acteurs ; on verrait que les petites maisons et l'Hôtel ont une étroite liaison. L'un est un amas de matériaux de toute espèce, l'autre l'édifice que l'Architecte Auteur en a formé. Et n'est-ce pas un art divin que de savoir assortir des folies, mettre en œuvre des rêveries, à peu près comme de savoir faire un château de cartes et un habit de plumes ? « Filii hominum, usquequo gravi corde, ut quid diligitis vanitatem et quæritis mendacium ? » Tels ces habitants de la Lune dont parle Cyrano Bergeracaa, qui se nourrissaient de vent ; leurs provisions étaient des ballons remplis d'air, qu'ils suçaient avidement pour faire bonne chère, comme un amateur de Molière, d'Arlequin, de la Clairon ; ou tels ces habitants de l'air que nous appelons des girouettes, qui sont comme la nourriture des vents, sans cesse agités du moindre zéphyr, et tournant de tous côtés au gré de tout vent. Tel ce fameux Eole qui régnait sur les vents avec un sceptre, comme un maître d'orchestre avec son rouleau met en mouvement, arrête ou modère ces peuples légers : « Celsa sedet Æolus arce, sceptra tenens. » Tel, dit le Sage (car son oracle peut avoir ces trois sens différents), tel celui qui se repaît de mensonges, de fables, de personnages, de spectacles ; il nourrit des vents, il se nourrit de vents, il mène paître les vents : « Qui nititur mendaciis, hic pascit ventes. » L'homme sage, le Chrétien voit avec pitié ces deux sortes de fous volontaires et involontaires. Mais ceux-ci sont à plaindre, les autres méritent son indignation, parce qu'ils font librement profession de folie, et que leur folie pernicieuse corrompt les mœurs : deux raisons qui mettront toujours les folies du théâtre au-dessus de toutes les autres folies. Mais tous les hommes sont fous (du moins au théâtre). Le Sage l'a dit depuis bien des siècles, Boileau l'a répété avec autant de causticité que d'énergie, Erasme a fait dans ses écrits l'éloge de la folie, et tous les jours les mortels les plus huppés de l'un et de l'autre sexe la célèbrent par leurs œuvres. C'est dans cette vie le bonheur de l'homme et l'adoucissement de ses peines : la sagesse au contraire rend malheureux et sauvage :

« Souvent de tous nos maux la raison est le pire. »

Suis-je plus sage que les autres en écrivant contre la folie, et la folie théâtrale, que le même Boileau appelle heureuse  ? Comme un Prédicateur qui irait prêcher aux petites maisons, on dira de moi : « Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcherab. » A la bonne heure, ne nous laissons pas gagner de franchise, rendons de bonne grâce les armes à un coupable qui avoue de bonne foi ses torts.

L'Ecriture rapporte, sans les blâmer ni les louer, deux traits de folie apparente dans l'un des plus saints et des plus grands Rois d'Israël. David publiquement, dans les rues de Jérusalem, dansa nu, sauta, cabriola de toutes ses forces, comme un bouffon devant l'Arche dont on faisait la translation. Ce sont les expressions de la Reine sa femme, qui l'en méprisa et lui en fit les plus amers reproches, auxquels, sans nier le fait, il répondit de la manière la plus piquante : « Saltabat totis viribus, subtiliebat nudatus quasi unus de scurris. » Le même Prince, à la Cour du Roi Athis, contrefit le fou et l'épileptique, et se fit chasser honteusement. Ce serait fort inutilement outrer les choses que de vouloir canoniser toutes les actions de cet homme célèbre, tout grand, tout Saint, tout Prophète qu'il soit. L'adultère avec Bethsabée, le meurtre d'Urie, la perfidie pour le faire périr, l'adresse de l'enivrer pour le faire aller avec sa femme, et cacher le vrai père de l'enfant adultérin, le mariage avec la veuve adultère dont il avait tué le mari, le jugement contre Miphiboseth, les emportements contre Nabal, la retraite chez les ennemis de l'Etat, les invasions, du moins simulées sur les terres d'Israël, et la promesse de combattre son Roi légitime, le mensonge au grand Prêtre pour obtenir des provisions et des armes, l'assemblage d'une troupe de voleurs et de scélérats à la tête desquels il se met, font voir que dans ce Prince, non plus que dans Salomon son fils, plus grand homme que lui du côté des lumières de l'esprit, il s'en faut bien que tout doive servir de modèle. On pourrait donc, sans manquer au profond respect qui est dû à tout ce qui touche à la religion, abandonner à la faiblesse humaine deux actions qui n'ont rien de grand, dont le Saint Esprit n'a jamais fait l'éloge, et dont on aurait tort de se servir, comme on a fait quelquefois, pour autoriser les folies du théatre.

Cependant ces deux actions peuvent être excusées. Dans sa folie affectée David se tire comme il peut du mauvais pas où il s'était mis. Fuyant la persécution de Saül, il se retire chez un Roi voisin, où apparemment il croyait être inconnu. Il se trompa, on le connut, on le soupçonna de quelque mauvais dessein, on parla contre lui. Il craignit pour sa vie, et fit l'insensé pour se faire mépriser et chasser ; il y réussit. Ainsi le fameux Brutus, fondateur de la République Romaine, échappa aux soupçons de Tarquin, et sauva sa vie en contrefaisant l'insensé et se montrant comme l'Ibrahim de Racine, « indigne également de vivre et de mourir ». De pareils déguisements sont fréquents dans l'histoire. Qu'ont-ils de commun avec la scène, où volontairement et sans nécessité on fait le fou, le libertin, le scélérat, tous les jours pour de l'argent, et on va le voir pour son plaisir ?

La danse devant l'Arche avec les circonstances que la Reine Michol y rassemble, serait absolument indécente, les Comédiens même n'oseraient l'imiter ; mais il faut en rabattre. Tous les interprètes pensent que David ne se dépouilla pas en entier, et ne parut pas nu devant le peuple et les femmes, qu'il quitta seulement ses habits royaux, son manteau de soie ou de pourpre, stola byssina, que lui donnent les Paralip.  1. 15. et ceignit sa tunique, qui était la chemise du temps, avec une ceinture de lin appelée ephed. Il est vrai que cette chemise fort ample pouvait bien dans l'agitation d'une danse violente, voltiger fort indécemment : inconvénient que la loi avait voulu prévenir dans les Prêtres, en ordonnant que dans leurs fonctions ils porteraient des caleçons. Michol pouvait en avoir été choquée, et dans le fonds n'aurait pas eu tort. C'est l'explication la plus favorable qu'on peut donner à ces paroles si fortes : « Discoperiens se coram ancillis nudatus quasi si nudetur unus de scurris. » Malgré ces adoucissements, il faut convenir qu'un Roi pieux qui danse dans les rues, en chemise, devant tout le peuple, qui saute et bondit comme un chevreau, selon l'expression de l'Hébreu, subtilientem, est un spectacle fort extraordinaire, dont l'histoire ne fournit guère d'exemple, et qui dans nos mœurs déshonorerait même un homme du commun.

La simplicité et la grossièreté de la nation méritent cependant quelque indulgence, et les pieuses intentions de David méritent nos éloges. Il était ordinaire aux Juifs de danser dans leurs fêtes ; on le voit au passage de la mer Rouge, devant le Veau d'or, etc. Tous les peuples du monde sont dans le même goût, et quoique le christianisme ait inspiré plus de gravité, on voit encore dans toutes les campagnes les fêtes célébrées par des danses. Il n'est pas surprenant que dans une grande solennité David, peu fait au cérémonial de la royauté, qui ne faisait que de naître, se soit laissé emporter aux transports de la joie, jusqu'à danser familièrement avec le peuple, comme il l'avait fait cent fois avec les Bergers ses compagnons, et peut-être, sans y regarder de si près, avec quelque sorte de bouffonnerie indécente qui déplut à son épouse. Ce serait mal connaître les danses des Juifs de les comparer à celles de nos théâtres. La danse n'est pas parmi nous une simple effusion vive et naturelle de joie, qui s'exprime par des mouvements cadencés. C'est un art de présenter le corps humain dans tous les jours et les attitudes capables de plaire, et en faire un portrait de toutes les passions. De là des danses de toute espèce, légères, graves, majestueuses, badines, bouffonnes, etc. qui peignent les mouvements de l'âme, des danses de Guerriers, de Bergers, de Paysans, de Furies, de Dieux, de Démons, de Cyclopes, d'Indiens, de Sauvages, de Mores, de Turcs, qui caractérisent les professions et les peuples ; de là ces mouvements compassés de la tête, des pieds, des bras, des mains, etc. qui tous doivent se réunir de concert pour former les traits du tableau ; de là tous les divers habits et parures analogues à ce qu'on veut représenter, mais qui tous élégants, dégagés, propres, conservent et rendent saillante la taille et la forme du corps, qu'ils laissent admirer ; de là cette souplesse moelleuse, cette mobilité coulante, cette marche gracieuse, cette symmétrie des pas, ces figures entrelaçées, cette espèce de labyrinthe où à tout moment on se perd et on se retrouve ; de là ces innombrables combinaisons de plusieurs danseurs qui se cherchent, se fuient, s'embarrassent, se dégagent, se parlent par gestes, varient à tous les moments la scène, mais qui dans tous leurs mouvements les plus compliqués, toujours soumis au coup d'archet, semblent n'agir que par la même impulsion. C'est ce qui rend si dangereuse la danse moderne : elle n'est que l'étalage séduisant des objets voluptueux, dans le point de vue le plus piquant, le plus favorable. Rien de tout cela chez les Juifs, il n'y avait ni gavotte, ni pavanne, ni pas de trois, ni bal, ni ballet, etc. on ne connaissait ni maître à danser, ni livre de chorégraphie ; ce n'était que des sauts et des bonds, des courses ajustées, il est vrai, assez grossièrement à la mesure de quelque air que tout le monde bat naturellement, ou joué par quelque instrument, ou chanté par des voix humaines, mais sans ordre, sans liaison, sans dessein, tout au plus des danses en rond, que les femmes faisaient d'un côté, et les hommes de l'autre. Ainsi partout où on parle de danse on dit sauter, bondir, comme des agneaux, saltavit, ludit, subsiliens, comme font les paysans à la campagne et les Sauvages dans l'Amérique. Les Juifs sur les arts de goût n'en savaient pas davantage. C'est tout ce que faisait David devant l'Arche. Michol en eût été moins offensée, si c'eût été une danse régulière, dont les Princesses se font un plaisir et un honneur, telle que la dansa Hérodias, lorsque dans la suite, par le commerce des Grecs les Juifs donnèrent dans les raffinements du luxe. Et David lui-même, dans ses Psaumes, faisant un portrait sublime de la puissance de Dieu par l'agitation de toute la nature, fait danser, sauter, bondir les montagnes et les collines comme des béliers : « Montes exultaverunt sicut arietes, et colles sicut agni ovium. » Cette image deviendrait ridicule, si comme dans les danses régulières de nos jours, il eût fait danser un menuet aux Alpes et aux Pyrénées. Il est inutile de dire que rien de tout cela n'a du rapport à nos théâtres, et ne peut justifier les pièges que tend à l'innocence l'assemblage de tout ce qui allume les feux criminels de la passion par la danse réguliere.