(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE VII. De la frivolité et de la familiarité. » pp. 150-162
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE VII. De la frivolité et de la familiarité. » pp. 150-162

CHAPITRE VII.
De la frivolité et de la familiarité.

Le Seigneur Algarotti, dans ses lettres, dit aussi justement que plaisamment, pour peindre les nations de l'Europe : « On parlait de guerre dans l'ancienne Rome, on parle de religion dans la nouvelle, de commerce à Cadix, de politique à Londres, de comédie et de romans à Paris. » Et le Roi de Prusse, dans la même vue, parlant de la religion Protestante que lui-même il professe, disait avec autant d'esprit que de vérité : « C'est se moquer de recourir à l'inspiration divine ; la religion Protestante s'est établie en Allemagne par l'intérêt, en Angleterre par la débauche, en Hollande par l'indépendance, en France par des chansons. » Voilà le caractère Français, le goût du frivole, le Français même en convient et en rit, le petit maître s'en fait gloire : aucune nation dans le monde, ni toutes les nations du monde ensemble n'ont autant composé de romans, de comédies, de chansons, de petites poésies de toute espèce. La frivolité se répand sur tout : religion, morale, histoire, sciences, tout dans une imagination Française, par la manière de l'envisager et de le traiter, en prend la teinte ; rien n'est goûté dans le beau monde, s'il n'en a l'assaisonnement. Il faut pour plaire glisser sur tout, se jouer de tout. Les romans et les comédies, tout frivole qu'en est le genre, ne suffisent pas ; il faut y choisir tout ce qu'il y a de plus frivole. Pour un drame sérieux qui pourrait être utile, il y en a cent qui ne sont que des farces sur les plus minces objets. Pour un roman moral, philosophique, politique, comme Télémaque, le voyage de Cyrus, le voyage du monde de Descartes, il y a des milliers d'historiettes, mémoires, contes, etc. les plus futiles. Pour un bon ouvrage en vers ou en prose, qui peut compter les vaudevilles, chansons, épigrammes, lettres, ana, conversations, mélanges, bons mots, etc. où sans ordre, sans choix, sans liaison, passant du grave au puérile, du religieux au bouffon, de la raison à la folie, on est entraîné dans un tourbillon de frivolité qui détruit jusqu'au germe de la vertu et de la littérature ? Cette abondance stérile ne doit point surprendre, elle ne fait point l'éloge de l'Ecrivain. Rien de plus facile que d'écrire des frivolités, des médisances, des galanteries. Les productions utiles coûtent : saisir avec précision une vérité, développer avec netteté un grand principe, suivre avec ordre le fil des conséquences, analyser avec exactitude une matière importante, ce ne fut jamais le chef-d’œuvre d'un esprit léger et superficiel qui ne sait qu'effleurer les objets, incapable de réfléchir, de comparer, de combiner les idées. A peine a-t-il jeté ses regards sur une qu'elle s'efface, une autre lui succède qui s'enfuit avec la même rapidité. Un homme dans l'ivresse ou le délire parle plus qu'un homme sage.

Voilà le goût qui fait aimer le théâtre, et que le théâtre entretient, un goût frivole de colifichet. Un colifichet est une jolie bagatelle. Ce terme qui a un air de badinage, n'est point déplacé en parlant de la comédie. Il s'applique à toutes sortes de bijoux, à de petits riens qui amusent un instant. Je leur fais même grâce, la plupart des frivolités sont fades, ennuyeuses, méprisables, et celui qui s'y livre est plus méprisable qu'elles. Mais supposons-leur de l'agrément, ce n'est qu'un mérite de papillon qui avec des ailes agréablement nuancées voltige de fleurs en fleurs, et n'est bon à rien. Le bon goût, la raison, les vertus sont plus nobles, plus solides, de tout un autre prix. Tout est colifichet au théâtre, le théâtre n'est lui-même qu'un colifichet. Ne vous extasiez pas de ces vastes palais, de ces temples magnifiques, de ces villes superbes, de ces jardins enchantés, toute cette pompeuse architecture n'est qu'une aune de toile peinte, l'illusion de la perspective en fait tout le prix. Les loges ont beau être dorées, et étaler des pierres précieuses et de riches habits, ce sont de petites armoires qui renferment des colifichets. Le prestige de la distribution graduée des ombres et de la lumière, l'imagination, l'habitude, le préjugé, l'amour du plaisir, sont des microscopes qui grossissent les objets, d'une mouche font un éléphant, et d'un homme à galons d'or un homme de mérite. Les habitants de ces régions enchantées, malgré les rôles brillants qu'ils y jouent, ne sont assurément que de très petits êtres, je ne dit pas par la naissance, la fortune, la science, le mérite, la vertu ; ils ne sont pas même de jolis riens, ils sont au-dessous du rien, comme la Bruyère le disait du Mercure de son temps, et ce que l'article des spectacles et le scandaleux recueil des fadeurs et des licences de tous les galants du royaume n'empêchera pas de dire du Mercure moderne. J'avance qu'ils sont très petits, même dans l'ordre théâtral. Une Actrice est une poupée qui de la tête aux pieds, dans toutes les pièces de rapport de sa parure, son jargon, ses minauderies, etc. ne présente qu'un amas de colifichets, tout aussi frivoles qu'elle qui s'en applaudit, et le spectateur qui l'en admire : la futilité seule peut y attacher du mérite. Il y a du délire à croire quelqu’un, ou à se croire soi-même un être d'importance, pour avoir un pompon. On rit, dit Horace, d'un enfant qui fait des boules de savon et va à cheval sur une canne. La décoration et le jeu du théâtre sont aussi puériles ; une inflexion de voix, une gambade, un geste, une couche de fard, tout cela analysé et décomposé, qu'est-il ? C'est un mérite de marionnette : il est vrai qu'on fait mouvoir la marionnette, et que l'Acteur se remue ; mais ces deux machines sont si copiées l'une sur l'autre qu'il y aurait de l'injustice à les séparer. Le goût théâtral influe sur tout. Jamais les Français n'ont été si frivoles que depuis son règne : ameublements, habits, équipages, mignaturesy, jargon, modes, études, ouvrages, etc. tout s'évanouit en colifichets. On joue partout la comédie. La pièce a quelque chose de plus grand. Le plan, les vers, les pensées sont du ressort de l'esprit, surtout la tragédie, dont le genre est noble. Mais réduite à sa juste valeur, quel est le fond d'une comédie ? une petite aventure du plus bas étage, qu'on daignerait à peine entendre. A ces traits on ne peut méconnaître le théâtre Italien et celui de la Foire, les farces, les pièces à tiroir, que dis-je ? les œuvres des plus grands maîtres, à quatre ou cinq pièces près. Qu'est-ce que le théâtre de Molière ? une boutique de bijoutier : on voit une scène, un bon mot, un portrait, une sentence ; que de paille couvre ce peu de bon grain ! Ou plutôt l'œuvre de Molière (et les autres comiques ne valent pas mieux) est une galerie de grotesques qui étale des magots. Le souffle contagieux du théâtre a tout infecté de colifichets. Ainsi s'amuse-t-on et obtient-on à peu de frais les applaudissements, qui au reste sont d'un aussi petit prix que l'objet qui les attire.

Telle est la littérature à la mode. On pense, on parle, on écrit, on agit en Comédien, on lit, eh quoi ? des brochures. Sur quel ton ? du badinage. Sous quels guides ? l'ignorance. De quel air ? de la présomption. Avec quel fruit ? la licence et la fatuité. On n'a jamais tant et si peu écrit, si bien et si mal ; tant, à compter les feuilles d'impression ; si peu, à peser la solidité des raisons ; si bien, si l'on ne cherche qu'à cabrioler ; si mal, si l'on désire de s'instruire. Le théâtre en est le modèle, l'école, l'arbitre. Tous ces petits livrets, ainsi que les petits airs, ne sont que des comédies. Les mœurs, la littérature et le théâtre sont à l'unisson. Avant ce règne brillant les gens étaient polis, sensés, modestes, sages ; un homme de théâtre eût passé pour fou. Thalie a la gloire d'avoir triomphé du pesant bon sens, et d'avoir répandu sur tout un vernis de comique. Le beau monde, les jolis Auteurs sont devenus Comédiens, leur style, leur conversation chante et danse, leur plume, leur imagination fait des entrechats, leurs propos forment des ariettes et des pas de trois. Quelle obligation n'a-t-on pas à la scène de cette utile révolution ? Aussi les stupides citoyens, les graves Ecrivains qui ne respirent pas l'air subtil de ce riant climat, n'ont qu'une maussade et ennuyeuse solidité, tandis que les jolis Officiers de la toilette des Actrices sont pétris de légères grâces, et sèment à pleines mains sur leurs personnes et dans leurs ouvrages les fleurs qu'ils y ont cueillies. Pour nous qui ne sommes point initiés dans ces mystères d'élégance, nous convenons que notre antique prud’homie, peut-être en vertugadin, comme celle de nos grands- pères, préfère la raison et la vérité aux rubans et aux aigrettes, la sagesse et la décence aux grands et aux petits airs de Marquis, et mérite aussi peu qu'elle le désire une place dans le cercle des ris et des jeux. Mais c'est là le bon ton et la bonne compagnie. A la bonne heure, je ne dispute pas : cette bonne compagnie me donnerait-elle le temps de faire, se donnerait-elle le temps d'écouter un raisonnement suivi ? Je dis du moins que ce n'est là ni le ton de la raison, ni celui de la vertu, ni celui des sciences ; que des modèles si remuants, une école si pétillante, des leçons si superficielles, ne seront jamais celles du bon goût et de la sagesse ; que dans la bonne compagnie, de vingt comédies on ne trouvera pas une page de religion, de bonnes mœurs et de bon sens. En voici deux traits singuliers. Salluste (L.  2. Hist. Jugurt.) peint par la frivolité du théâtre deux militaires bien différents, Marius, l'un des plus grands Capitaines de Rome, Metellus, l'un des plus efféminés. Les amis de celui-ci, invités à un souper, furent surpris qu'il eût porté la fatuité et la mollesse jusqu'à faire dresser un théâtre dans son palais pour y jouer la comédie : « Scenasque ad ostentationem Histrionum fabricatas. » Marius au contraire se moquait des petits-maîtres de Rome, en disant : On me trouve crasseux et sauvage, parce que je ne m'entends guère à ordonner des repas élégants, et que je n'ai point de Comédiens à mes gages : « Sordidum me et incultis moribus aiunt, quia parum scitè convivium exorno, neque ullum Histrionem habeo. » Suétone rapporte un trait frappant de la façon insensée de parler et de penser des choses les plus sérieuses, dont il serait injuste de ne pas faire honneur au théâtre. L'Empereur Auguste, grand amateur, étant au lit de la mort, dit à ses amis : N'ai-je pas bien joué mon personnage ? fort bien, dirent-ils. Eh bien, battez des mains et tirez le rideau : « Nonne personam commode egi ? Valite et plaudite. Conversus efflavit animam. » On est à plaindre dans la littérature et dans la société, comme dans la religion, quand toute la vie ayant aimé et joué la comédie, le bel esprit va s'ensevelir dans l'éternité de l'oubli, comme le Chrétien, dans l'éternité des supplices : triste dénouement, qui n'est que la juste récompense et de la pièce et de l'Auteur.

La familiarité, défaut ordinaire des personnes qui réfléchissent peu, est une sorte de frivolité pratique qui vient de la façon légère d'envisager les choses et les personnes, sans s'embarrasser de leur prix et de leurs droits. C'est un vice dans les ouvrages d'esprit : l'une des plus belles qualités du style même le plus simple, c'est la noblesse et la décence. Que l'oraison ait des mœurs, « oratie sit morata », dit Aristote (Rhetoric.). Un Ecrivain parle au public, il doit se respecter, il se peint dans son ouvrage, il a intérêt de se respecter lui-même, s'il ne veut se rendre méprisable. Il se montre dans l'impression avec une sorte d'appareil ; doit-il paraître avec des haillons ? Si ses habits ne sont pas magnifiques, ce qui ne convient ni à certains états, ni à certaines circonstances, qu'ils soient du moins propres et décents. C'est un vice dans la société : la familiarité est une liberté d'agir et de parler, qui sans égard à la subordination et aux bienséances, se met sans façon au niveau de tout. Ce vice peut venir d'un fonds d'orgueil. Dans la religion c'est la folie des esprits forts, dans les sciences, la vanité des demi-savants, dans le commerce de la vie, la hauteur et l'indépendance. Une mauvaise éducation laisse ignorer les lois de la décence, la paresse néglige de les observer, la dureté du caractère refuse de s'y assujettir. Par un faux air de grandeur on se croit en droit et on se fait un mérite d'agir avec les gens librement et sans se gêner, ce qui détruit l'estime et la paix. Cette vérité est devenue un proverbe : La familiarité engendre le mépris.

Ce désordre n'est pas l'obscénité. L'obscénité sans doute est grossièrement familière ; mais tout ce qui est familier n'est pas obscène : les personnes les plus réservées sur l'impureté peuvent s'émanciper sur tout le reste. Ce n'est pas un vice de langage : on peut être respectueux sans savoir la langue, et manquer très élégamment au respect. Le burlesque, que Scarron mit en vogue et qui tomba avec lui, passe les bornes de la familiarité. C'est le jargon des halles. On peut être familier sans burlesque et même sérieusement : le naturel et la naïveté même qui rend les sentiments sans art et sans détour, peuvent être respectueux. Le mensonge manque au respect plus que la simplicité. Quoiqu'on trouve au théâtre l'obscénité, le burlesque, le mensonge, qui pendant un siècle en ont fait le seul langage, et dont il n'est pas encore bien purgé, ce n'est pas ce que je traite ici. Je ne parle que des divers germes de la familiarité dont je viens de faire le détail, et que les personnes les plus polies et les plus sages contractent dans la fréquentation du spectacle.

Le théâtre est une république où tous les citoyens sont égaux, ou plutôt une anarchie où tout le monde est maître, Acteurs et Actrices, tous de la lie du peuple, du métier le plus bas, plus confondus encore par le vice. L'étiquette du respect est entre eux fort bornée ; la qualité du rôle ne met point de distinction entre eux, c'est la manière de jouer : une soubrette vaut quelquefois mieux qu'un Monarque. Dans leurs maisons, leurs foyers, leurs parties de plaisir, ce n'est plus familiarité, c'est dissolution et débauche. Ceux qui les fréquentent ne prennent pas moins leur ton de privauté que leur goût de libertinage. Que respecteraient-ils dans des complices avec qui ils viennent de passer la nuit, qui les y ont entraînés, et leur en ont fait payer les frais ? Tout ce joli monde qui chante, danse, siffle, déclame avec les Acteurs, jette des fleurs sur la toilette des Actrices, prend-il des leçons de politesse, en fait-il l'exercice ? La décence est pour lui trop bourgeoise. Il se façonne, dit-on, pour la bonne compagnie. Dieu nous préserve d'une compagnie pour laquelle il faut être ainsi façonné. Les égards du parterre ne sont pas plus flatteurs : ces impitoyables sifflets, ces éclats de rire, ces cruelles satires, ces chansons infâmes, sont-elles encore des façons de la bonne compagnie ? que sentira-t-on, si on ne sent pas cet excès d'avilissement ?

« Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila,
Et si ce Roi des Huns ne lui charme l'oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.

L'Artisan à côté du Seigneur juge tout comme lui, souvent aussi bien et mieux que lui, l'Auteur et la pièce. Tout ce qui se livre à la merci du public se met sur la même ligne. Rien ne rapproche plus que le plaisir du vice, parce qu'il dégrade. La modestie de la sagesse l'empoisonnerait ; un intérêt commun fait secouer ce joug et assure la liberté. Le théâtre, qui réunit tous les plaisirs vicieux, brise tous les liens, et confond tous les rangs. C'est bien là qu'on néglige le précepte d'Horace, ou plutôt celui du bon sens, aussi nécessaire dans le commerce de la vie que dans la composition des ouvrages : « Quid deceat, quid non ?  »

Que respecte la scène ? Princes, Ministres, Magistrats, Militaires, Savants, tout est cité à son tribunal. Qui peut se soustraire à ses arrêts suprêmes ? point de tragédie où quelque Acteur ne parle des Rois, des Grands de l'Etat, d'une manière à se faire mettre à la Bastille, s'il tenait dans le monde les mêmes propos : point de comédie où quelqu’un ne prenne la même licence contre son père, son mari, son maître. Quel sage Gouverneur laisserait tenir à ses élèves ou leur permettrait d'entendre de pareils entretiens ? Je n'ai jamais pu comprendre qu'on laisse aller les jeunes gens à la comédie quand on a quelque soin de leur éducation. Mais c'est un personnage subalterne qui s'émancipe sans conséquence. Cela n'est jamais dans la tragédie, où les rebelles jouent les premiers rôles, ni toujours dans la comédie, où les amis et les parents donnent de mauvais conseils. La familiarité des subalternes n'est que plus répréhensible et plus contagieuse. Mais ils disent vrai ; le Prince, le père, le mari, ont tort. Cela est rare ; on déchire un bon Prince, un père sage, un mari fidèle, dont tout le crime est de s'opposer à une vie licencieuse ou à une folle passion. Eussent-ils tort, convient-il de parler insolemment de ses maîtres, même lorsqu'ils ont tort ? et quels modèles à mettre sous les yeux ! Mais ces rôles sont nécessaires à la pièce. Il est vrai, et voilà le mal du genre dramatique ; il met dans la nécessité de donner de mauvais exemples, de composer et de jouer des rôles vicieux, de faire dire des sottises. C'est le comble de l'aveuglement d'imaginer que la nécessité de présenter le crime, qui devrait faire condamner la scène, doive lui servir d'excuse. La nécessité de faire mal que s'impose celui qui fréquente de mauvaises compagnies et se met dans l'occasion prochaine, justifiera donc le mal qu'il fait ? Mais le vice est puni à la fin de la pièce. Il ne l'est pas toujours, il l'est rarement, il est communément heureux, surtout dans le comique. Nous avons vu que Corneille est assez sincère dans l'examen de la pièce du Menteur, où le mensonge est récompensé, pour convenir que cela n'est point nécessaire, que le Poète qui ne cherche qu'à plaire ne s'en embarrasse pas. Du moins le vice de l'insolence, de l'obscénité, de la frivolité, de la témérité, ne l'est sûrement jamais ; il y est toujours applaudi. Mais le fût-il, est-ce un bien de voir des scélérats, d'être témoin de leurs crimes, parce qu'il y a des gibets et des bourreaux ?

On ménage aussi peu les choses que les personnes. On parle de tout au théâtre, et comment ? A voir cet Acteur traiter légèrement les matières les plus importantes, d'un style aisé et cavalier, d'un ton de suffisance et de supériorité, d'un air tranchant et décisif, qu'il voudrait travestir en mérite, on le prendrait pour un génie supérieur, un maître consommé, à qui toutes les sciences sont familieres. Religion, politique, droit public, morale, intérêt des Princes, histoire, philosophie, etc. tout est de son ressort. Jamais Université avec ses quatre facultés n'embrassa tant d'objets, jamais on n'y discourut avec tant de hardiesse, on n'y prononça avec tant d'assurance. Que faut-il de plus pour constater une ignorance profonde ? sait-on quelque chose quand on croit tout savoir, quand on ne sait qu'en Comédien ? Mais n'est-ce pas l'esprit de ce grave lycée ? veut-on apprendre, approfondir aucun objet ? on ne prétend que réjouir par des ridicules. Outre les inconvénients innombrables pour la religion et les mœurs, cette plaisanterie continuelle monte l'esprit sur le ton de la plus licencieuse familiarité : l'enjouement est naturellement familier, et la médisance méprisante ; on n'y connaît ni la prudente circonspection qui ne juge qu'avec connaissance, ni la sage timidité qui arrête, ni la modeste retenue qui s'observe. Que sera-ce d'un art qui par goût et par principe se réjouit aux dépens de tout ? c'est une fièvre continue, un état de démence ; le délire enseigne-t-il, observe-t-il des règles ? Cette liberté de répandre sur tout le vernis du ridicule, détruit en entier les sentiments d'estime, de respect, de confiance, que nos intérêts et ceux de la société demandent que nous conservions les uns pour les autres. Aime-t-on, respecte-t-on ce qu'on se croit en droit de ridiculiser ? Il est si difficile de séparer les droits de la place des défauts de la personne. Cette distinction est-elle possible dans une région où les nuages de la dérision enveloppent tout l'horizon et défigurent tous les objets, en y répandant le coloris de la malignité et la perpétuelle agitation de la futilité ? Quel est celui de ces mobiles habitants qui ne franchira pas, qui même apercevra les faibles barrières de la décence ? Il semble qu'Isaïe ait voulu faire une peinture prophétique des théâtres : On verra, dit-il, dans les temples de la volupté danser les Faunes et les Satyres, on y entendra chanter les Sirènes : « Pilosi saltabunt, et Syrenes cantabunt in delubris voluptatis. » Nos Acteurs ni nos Actrices n'ont pas besoin de se masquer. Ce sont de vrais Satyres, de vraies Sirènes ; le sage Ulysse les aurait plus redoutées dans le cours de ses navigations que celles qui lui firent boucher avec de la cire les oreilles de ses matelots, selon les sublimes idées du bonhomme Homère. Leur chant n'est pas moins harmonieux, leurs caresses moins séduisantes, leurs gorges moins découvertes. La prédiction s'exécute si fort à la lettre, qu'on y voit tous les jours cette populace d'hommes déguisés en Faunes, Satyres, Nymphes, Sirènes, Naïades, Dryades, Hamadryades, etc. Ce qui donna lieu à une plaisanterie de Bensérade. Une Princesse ayant vu à l'opéra cette populace de Divinités, demanda au Poète qui se trouva dans sa loge, quelle différence il y avait entre les Dryades et les Hamadryades. Quoique dans la traduction des Métamorphoses en rondeaux, il eût vingt fois employé ces mots, comme il ne savait guère que des mots, ainsi que la plupart de ses confrères Poètes, Benserade fut fort embarrassé, et pour ne pas demeurer court, ayant vu dans la même loge un Evêque et un Archevêque, il dit à la Princesse : « Il y a entre ces Divinités la même différence qu'entre les Evêques et les Archevêques. » Mot qui fit rire toute la Cour aux dépens des Prélats qui étaient à l'opéra.

Mais les Prédicateurs et les Avocats, malgré leur gravité, copient quelquefois le style et la déclamation des Comédiens, et vont prendre leurs leçons. Il est très possible que dans le grand nombre des Orateurs qui ont paru en chaire ou au barreau, il s'en soit trouvé d'assez peu sages pour choisir de si mauvais modèles ; ils ont mal connu l'esprit et les devoirs de leur état, et c'est un nouveau grief contre la comédie d'avoir porté son haleine empestée jusqu'à faire profaner le sanctuaire de la religion et celui de la justice. Heureusement ce désordre est rare, et tout le monde le condamne : Bourdaloue sur la scène et Molière en chaire révolteraient également. Ces deux genres sont essentiellement différents : la chaire se dégraderait par la familiarité du comique. Quelle maladroite apologie, louer un criminel de ce que ses exemples sont contagieux ! Le public n'en est pas la dupe. L'élève du théâtre a dû aller bien secrètement à l'école, et en déguiser bien adroitement les leçons, s'il a fait quelque cas de sa réputation : la seule idée que ses talents étaient l'ouvrage des Comédiens l'eût décrédité sans retour. Jamais un Apôtre n'alla chercher le Saint Esprit au théâtre. C'est un Comédien, dit-on. Ce mot dit tout, il réunit tant de folies et de désordres, que d'un coup de pinceau il rend ridicule tout ce qu'il caractérise. Les Comédiens le disent comme les autres, et en sentent si bien la vérité, que les plus estimés s'éloignent le plus qu'ils peuvent de la futilité de la scène.