CHAPITRE VI.
Du sérieux et de la gaieté.
Les défenseurs du théâtre les plus raisonnables se retranchent sur la nécessité
de quelque divertissement. On est accablé d'affaires, de chagrins, de travaux ;
l'esprit et le corps ont besoin de délassement, la comédie en offre un ingénieux
et agréable. Ce n'est guère à un Chrétien à se déclarer si fort le partisan de
la joie, lui à qui les risques de son salut, la crainte d'une éternité de
supplices, des remords de conscience, des péchés sans nombre, la nécessité
indispensable de la pénitence, doivent, comme à David et à la Madeleine, faire
verser des torrents de larmes. Lui à qui la vérité incarnée a dit :
« Heureux ceux qui pleurent, malheur à ceux qui rient ; le monde sera
dans la joie, et mes disciples dans la tristesse.
» Lui à qui le
Sage déclare qu'il vaut mieux aller dans une maison de deuil que dans une partie
de plaisir, parce que dans l'une l'homme y apprend sa fin et celle des choses de
la terre, et dans l'autre il en perd l'idée : « J'ai regardé le ris comme
une erreur, et j'ai dit à la joie, pourquoi me trompez-vous ? Risum reputavi
errorem, etc.
» Lui qui a devant les yeux un Dieu triste jusqu'à la
mort, baigné de larmes, inondé de sang, mourant sur une croix, si éloigné d'une
folle joie, qu'on ne trouve pas qu'il ait jamais ri : « Beati qui lugent,
væ vobis qui ridetis.
»
Mais laissons ces idées lugubres, toute vraies qu'elles sont : le théâtre
s'embarrasse-t-il de l'Evangile ? Rapprochons-nous de sa faiblesse. Vous voulez
vous réjouir ? A la bonne heure ; mais faut-il que ce soit au risque du salut et
aux dépens de la vertu ? Divertissez-vous, mais innocemment ;
non
dans des plaisirs dangereux et criminels, mais modérément, sans passion et sans
excès ; mais sagement, sans dissipation et folie ; mais chrétiennement, en Dieu
et en sa présence, « gaudete in Domino, semper in conspectu
Dei
» ; en tout temps, en tout lieu, en toute espèce de divertissement,
« in Domino semper
». Quoique l'esprit du christianisme ne
soit pas opposé à une honnête gaieté, qu'il n'y ait même que lui qui la donne,
par la paix du cœur, qu'on chercherait vainement dans le vice, « pacem
meam do vobis, non quomodo mundus dat
», le Chrétien est toujours
dans la joie, modeste, retenu, attentif sur lui-même, « gaudete, modestia
vestra nota sit omnibus
». La raison même prescrit des règles dans
le choix, et met des bornes dans l'usage des divertissements. Si la comédie
était permise sous ce prétexte, il n'est ni espèce ni excès de divertissement
qui ne fût permis, puisqu'elle les rassemble tous et les porte au plus haut
degré. Chants, danses, masques, discours, tableaux, intrigues, romans,
parures,licence, assemblage de sexe, compagnies, passions, etc. tout s'y trouve
à la fois, relève et assaisonne l'un par l'autre ; choix, délicatesse,
raffinement, variété, multitude, assortiment, gradation, continuité,
magnificence, éclat, profusion, tout y est porté à la perfection par l'esprit,
l'étude, les talents, l'exercice, l'adresse. Excès du temps que l'on y perd, de
la dépense qu'on y fait, du danger que l'on y court, du plaisir que l'on y
goûte, de l'ivresse à laquelle on se livre, de la liberté dont on y jouit, des
passions qu'on y exprime et qu'on y sent, tout y est réuni, tout invite, l'un
appuie l'autre, l'un embellit l'autre. C'est une armée d'ennemis, la plus
nombreuse, la mieux armée, la mieux disciplinée, la plus aguerrie, la plus
souvent victorieuse, qui attaque l'âme par tous les sens, par toutes les
facultés,
par toutes les passions, tous les goûts et tous les
penchants à la fois. Voltaire qui le connaissait bien, en parle ainsi dans le
portrait d'un mondain, qu'il ne manque pas de mener au théâtre : « Il
vole au rendez-vous chez la Camargot, la Gaussin (célèbres Actrices). Il faut se rendre à ce palais magique, où
les beaux vers, la danse, la musique, l'art de tromper les yeux par les
couleurs, l'art plus heureux de séduire les cœurs, de cent plaisirs font un
plaisir unique.
» Dira-t-on qu'en matière de divertissement, l'homme
sans règles, sans bornes, sans ménagement, sans crainte, peut s'abandonner à
tout ? Les Barbares même réclameraient contre cette fureur. Rassemblez toutes
les défenses et les raisons particulières qui proscrivent en détail chacun
d'eux, lorsqu'on les goûte séparément, vous en formerez un corps d'armée de
vertu contre l'armée des vices dont le théâtre est le champ de bataille.
Est-il même bien vrai que le théâtre soit si réjouissant ? Malgré tous les soins que prennent et les Auteurs et les Acteurs pour toucher et pour plaire, il n'est pas rare qu'ils ennuient, qu'on en revienne fatigué, dégoûté, mécontent, et qu'une pièce tombe à la première ou seconde représentation. Se soutenir huit ou dix fois, c'est un prodige, et les plus triomphantes même, on s'en lasse à la fin. Il faut diversifier la scène par des nouveautés. Style froid, intrigue mal liée, dénouement trivial, mauvaise musique, Acteurs ignorants, etc. que sais-je ? matière inépuisable à la critique et à la mauvaise humeur des sifflets, à la malignité des loges, au mouvement perpétuel de ceux qui vont figurer sur le théâtre ou dans les coulisses. C'est quelquefois la faute des spectateurs, tristes, dégoûtés, malins, frivoles, sans consistance, embarrassés de leur existence, qui ne savent s'occuper de rien. Soit désœuvrement, air, légèreté, importance, frivolité, inconstance, ils ne font que voltiger sans s'arrêter à rien, peut-être distraits par quelque affaire, ou par le plaisir même, pensant à la table quand ils sont à la comédie, et à la comédie quand ils sont à table. Cependant le plus grand nombre aime le théâtre, il n'y vient que dans le dessein et l'espérance de s'y réjouir, et s'afflige d'y être si peu satisfait. Ce n'est pas toujours la faute de la pièce. Du moins les Auteurs et les Acteurs appellent du jugement du public, et se plaignent de son injustice, et n'ont pas toujours tort ; mais sans entrer dans tous ces procès, plus nombreux que ceux du palais, et qui n'en valent ni le temps ni la peine, il en résulte que le spectacle est le séjour des passions, mais non pas celui de la joie.
La vraie cause de l'ennui est l'amour naturel du plaisir et la vanité de tous
ceux qu'on peut goûter sur la terre, qui afflige une âme frustrée des fruits de
tous ses efforts. On veut sentir des mouvements agréables, et le théâtre les
promet, souvent les donne. Remue-t-il la passion, la pièce fût-elle contre les
règles, ne fût-ce qu'une farce de l'Opéra comique, l'Acteur ne fût-il qu'un
Arlequin, un Pantomime, elle plaira sûrement. Au contraire fût-elle la plus
régulière, comme celles de l'Abbé d'Aubignac, qui prétendait avoir exactement
suivi la poétique d'Aristote, si le cœur demeure tranquille, elle ne fera
qu'ennuyer méthodiquement. On lui dira avec le Prince de Condé : « Je
sais fort mauvais gré à Aristote d'avoir fait des règles si
ennuyeuses.
» On pardonne tout à qui sait troubler le calme du cœur,
on méprise celui qui lui laisse la paix et l'innocence. On s'attendrit à
l'agréable agitation des passions ; quel regret, quelle indignation contre celui
qui n'a pas su les enflammer ! Cet ennui, si commun au
théâtre,
malgré tous les efforts qu'on fait pour l'éviter, et que les plus assidus
éprouvent plus que les autres, au milieu des plaisirs dont ils sont les plus
enivrés, devrait nous en faire sentir la vanité, et nous bien convaincre qu'il
n'est point de joie pure sur la terre, qu'elle se trouve encore moins dans les
plaisirs des sens. Dieu nous en fait malgré nous éprouver le faux : quel
aveuglement de se repaître de chimères contre ses intérêts et sa conscience !
« Ut quid diligitis vanitatem et quæritis mendacium ?
»
Il n'est rien de si fastidieux que de voir seize fois par an le Mercure, ouvrage avoué par l'autorité publique, employer quarante ou
cinquante pages au détail de toutes les folies qui paraissent sur les théâtres,
et à l'éloge de tous ceux qui y montent, et quels éloges ? sublimes, admirables,
divins, ces hommes et ces femmes, supérieurs à l'humanité, passent toutes nos
idées, on ne peut rien ajouter à ces prodiges. Mais ce sont des voix, des
gestes, une âme, des talents, des grâces ; mais c'est une légèreté, une figure,
une action, un goût ! Les Païens n'en disaient pas autant de leurs Dieux et de
leurs Déesses. C'est une ivresse, un enthousiasme, un fanatisme, qui n'a pas son
pareil. Les noms de Turenne, Maurice, la Moignon, Daguesseau, Bourdaloue,
Massillon, ne furent jamais célébrés comme les adorables, les célestes Gaussin,
Clairon, Dangeville, Vestris, le Kain, Brisart, etc. On ne revient point de ce
délire. On fait (décemb.1763) avec une ridicule emphase la
description d'un ballet donné à Fontainebleau, où, dit-on, les Princes,
Seigneurs et Dames de la Cour les plus distingués, jouèrent, déguisés en Indiens
et en Sauvages, et que la Reine en faisait les honneurs. Voici de la cruauté. La
dépense en décoration, habits, rafraîchissement, fut énorme.
C'est
sans doute une exagération d'amateur enthousiaste (pag. 170.) : « On
peut juger si ce spectacle devait avoir de l'éclat, par l'estimation des
plus experts Joaillersu qui
avaient attaché les diamants sur les habits ; leur valeur ne pouvait aller
au-dessous de dix millions.
» Le caducée de ce Mercure est une
baguette de Fée qui fait des palais de cristal. Y a-t-il la moindre apparence
que le meilleur des Rois laissât insulter à cet excès à la misere publique, et
faire sentir la déprédation des impôts ? Autre déclamation d'enthousiaste (pag. 165.) : « La salle du spectacle était décorée
avec des étoffes d'or à fonds cramoisi, avec des franges et glands disposés
en feston, des glaces sans nombre, des girandoles sur des tables de marbre à
pieds dorés fort riches. Autre palais de fées (pag. 146.) : Dans l'opéra de Castor et Pollux
le palais de Jupiter offrait trois grandes galeries formées par quatre rangs
de colonnes torses ; les colonnes étaient environnées de diamants dans toute
la hauteur, les chapitaux en or étaient pareillement ornés de diamants, avec
des foudresv en rubis sur les principales faces. La même richesse
régnait sur les bases, ainsi que sur l'entablement, les moulures, les
rosettes, les modillons et tous les autres ornements du plafonds, dont le
fonds était en or et divisés par plates-bandes, étaient aussi enrichis de
pierreries distribuées selon l'ordre d'architecture. Tout cela ensemble (valant bien autres dix millions) était d'une telle
force de lumière et d'un tel éclat, que la vue en supportait à peine
l'effet, et ne figurait pas mal le lieu qu'on suppose être la source de la
lumière.
» L'Auteur semble rougir un moment de cette monstrueuse
prodigalité : « Ce genre d'ornement, dit-il,
n'avait jamais été mieux placé que dans cette occasion où un pouvoir
surnaturel admet la probabilité idéale d'un éclat si précieux, par sa rareté
dans la nature physique.
» Cette nature physique,
ce pouvoir surnaturel,
sur une nature physique, cette probabilité idéale, ce pouvoir qui admet une probabilité idéale, ce pouvoir surnaturelqui se borne à des probabilités,
tout cela ensemble est d'une telle force de lumière, qu'on n'y
voit goutte, sinon que le théâtre fait radoter. N'est-ce qu'une probabilité idéale qu'un éclat si précieux par sa rareté dont la
nature physique ne donne que de l'ennui ? Le Mercure lui-même
dans le même endroit en fournit une preuve aussi auguste qu'évidente. Au milieu
de cette brillante féerie et de ce magnifique palais de diamants, le Roi et la
Reine s'ennuyèrent si fort qu'ils plantèrent là les Acteurs et Actrices,
diamants et rubis, demandèrent des cartes, et au milieu du spectacle se mirent à
des tables de jeu. Est-ce faire l'éloge de la pièce, des Acteurs, ou du
Journaliste qui le rapporte ?
Je sais que dans le moment d'une bouffonnerie on rit quelquefois aux éclats. Aussi les rôles les plus amusants, qui font le plus de plaisir au public, sont ceux de Valet, de Soubrette, d'Arlequin, et dans tous les temps l'Opéra Comique, le théâtre de la Foire l'a si bien emporté sur la Comédie Française, qu'il en a excité la jalousie, et essuyé mille querelles. Mais d'abord après la farce on retombe dans la tristesse et l'ennui ; il faut aller dans des repas, des parties de jeu, des rendez-vous criminels, dissiper la langueur et le dégoût où a jeté la scène, et remplir le vide où elle a laissé. Cette chute est inévitable : la véritable joie est le sentiment du bien-être, le spectacle n'est qu'une agitation passagère qui attire l'âme hors d'elle-même, et ne lui dit rien de son propre état. A peine est-elle passée, qu'on se retrouve toujours le même, inquiet, le cœur flétri, dégoûté, fatigué de tant de secousses, et cherchant à se délasser de son plaisir. Tous les plaisirs violents produisent le même effet. Jamais le cœur n'est plus abattu que dans le moment qui suit les plus vifs transports de l'amour : emporté, brusque, de mauvaise humeur, personne n'est moins gai qu'un homme qui revient de la comédie ; il est aigre, mordant, caustique, mais l'aigreur et la causticité sont très sérieuses et très affligeantes. La plupart des spectacles sont tristes : les fadeurs de l'opéra, l'enflure de Corneille, les horreurs de Crébillon, le comique larmoyant, la terreur, la pitié, la fureur, le désespoir, sont-ils de la gaieté ? Je veux qu'il y ait un moment de plaisir à verser des pleurs, comme il y en a à voir l'horreur des précipices, l'obscurité d'une fosse, une bataille, etc. tout cela n'est pas de la joie, et ne rend pas heureux. L'Homme de qualité, le Cleveland de l'Abbé Prévôt, quoique bien écrits, n'ont déridé le front de personne. Ces aventures tragiques étonnent, effrayent, abattent, mais ne réjouissent point du tout. Les spectacles des gladiateurs, au lieu de rendre gai le peuple Romain, le rendait féroce ; les scènes horribles de Shakespeare sur le théâtre Anglais, si analogues au caractère de la nation, lui donne-t-elle de la gaieté ? les suicides britanniques sont-ils bien réjouissants ?
« On apprend au spectacle, dit M. Nicole, à
s'ennuyer de tout ce qui est sérieux, par conséquent de tous ses devoirs, à
trouver cet ennui insupportable, à en chercher le remède dans la
dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les
vertus, le second une entrée à tous les vices.
» Faire une nécessité
de l'ennui, et un crime au théâtre de le chasser, voilà des paradoxes de la
morale sévère. Non : cette morale est très vraie. L'homme doit savoir s'ennuyer,
l'ennui est inévitable dans toutes les conditions, et dans les plus élevées plus
que dans les autres. Combien de personnes ennuyeuses avec qui il faut vivre !
combien de devoirs
ennuyeux qu'il faut remplir ! Le Magistrat
s'ennuie sur le tribunal, l'Avocat au barreau, le Militaire dans la tente, le
Ministre au confessionnal, peut-être plus que l'artisan dans sa boutique. On
s'ennuie à la Cour, à la ville, à la campagne, avec ses supérieurs, ses amis, sa
famille. Tout ennuie à la fin, les livres les plus amusants, les conversations
les plus gaies, les fêtes les plus brillantes, les parties de plaisir les mieux
assorties, la comédie elle-même, où l'on va, dit-on, se désennuyer. La politesse
cache l'ennui, la sagesse le souffre, la vertu s'en fait un mérite. Qui ne veut
que se réjouir, membre inutile et à charge à la société, n'est propre à rien ;
il est incapable de toutes les vertus, elles sont toutes fort ennuyeuses. Il est
donc essentiel de savoir supporter l'ennui, comme tous les autres dégoûts de la
vie. Le théâtre, qui le lui rend plus insupportable, en l'accoutumant à la
dissipation, lui rend le plus mauvais service, sans l'en garantir. Ceux qui le
fuient avec le plus de soin, le trouvent davantage. Le plaisir fait naître le
besoin du plaisir, et d'un plus grand plaisir ; l'habitude en émousse la pointe.
La patience en se familiarisant avec l'ennui le fait disparaître : l'impatience
le rend plus amer.
Le voyage dans un pays inconnu, ou le Temple de la piété (il fallait dire au temple), livre nouveau, où le sieur Compan tâche d'égayer la piété par de petites aventures, comme le voyage de Jean de Palafox, les romans immenses de l'Evêque du Bellay, d'un Minime d'Avignon, le château de l'âme de Sainte Thérèse ; ce pieux Roman trouvant la piété ennuyeuse, malgré toutes ces aventures, imagine de la faire divertir au théâtre, et lui forme jusque dans son temple la cour la plus singulière ; il lui donne pour favoris Borromée, François de Sales, Corneille et Racine. L'étonnement de ces quatre personnages de se voir réunis dans le sanctuaire de la piété, et honorés de ses faveurs, fait une scène vraiment comique : les actes de l'Eglise de Milan, et le théâtre de Corneille ! Phèdre, Bérénice, et la vie dévote ! L'Auteur a cru sans doute pour la récréation des gens dévots devoir donner une farce à laquelle Arlequin n'aurait osé penser. Je ne sais s'il a voulu canoniser la scène ou ridiculiser la dévotion ; c'est du moins la mépriser, s'il l'a fait avec connaissance ; ou être peu attentif, s'il n'en a pas aperçu l'indécence et l'irréligion. Cet ouvrage soi-disant fait pour l'instruction de la jeunesse, lui apprendra à faire la lecture spirituelle dans Corneille, et comme la Visitandine de Gresset, son oraison dans Racine, et à devenir un Père de l'Eglise en composant des comédies. Je ne sais si l'Auteur est Comédien de profession, ou enthousiaste du théâtre ; mais il a raison de dire qu'il fait voyager son élève dans un pays peu connu, il ne connaît ni les habitants ni le gouvernement, ni les productions de celui-ci. Le sieur Patte dans ses Monuments est plus excusable en confondant ainsi les grands hommes, parce qu'il n'envisage que le mérite littéraire, qui, sans mériter l'apothéose, peut être distingué dans Pétronne, Ovide, l'Arétin, Boccace, quoique en vérité Bossuet et Molière, Fénelon et Quinault, Pascal et Racine, Arnaud et Corneille, sont peu faits pour figurer ensemble. Je n'ai jamais vu d'Auteur qui pour faire l'éloge du siècle de quelque Empereur, marie S. Paul et Horace, S. Ignace et Martial, pour former le jugement et la piété de la jeunesse.
Lors même qu'on ne s'ennuie pas, il faut savoir être sérieux, et plus souvent que
gai. Les devoirs, les affaires, les travaux, les études, sont sérieux.
L'Officier qui donne les ordres, le Soldat
qui monte la tranchée,
le Magistrat qui juge un procès, le Médecin qui visite un malade, une mère qui
instruit ses enfants, sont gens très sérieux et font des actions très sérieuses.
Rien d'important qui ne doive être traité sérieusement : rire toujours, rire aux
éclats, c'est être insensé et se rendre méprisable : « Fatuus in risu
exaltat vocem suam, sapiens vix tacite ridet.
»Faut-il donc être
rude, sombre, farouche ? Non : la mauvaise humeur est fort différente du sérieux
de la sagesse, comme la douceur du caractère, la gaieté de l'imagination, sont
différentes de la dissolution et de la frivolité. La vertu est toujours éloignée
des excès. C'est cette dissipation et cette frivolité que donne le théâtre, cet
esprit sage et sérieux qu'il détruit. Il tourne tout en plaisanterie, et fait
une comédie de tout. Rien de plus opposé à l'attention, à l'exactitude que
demandent tous les devoirs ; rien de plus contraire à l'onction de la grâce, au
recueillement de la piété, à l'union avec Dieu, qui forment les Saints. Qu'on
juge, qu'on apprécie les choses, à quoi est bon un homme livré au théâtre ?
Qu'est-ce que le sérieux ? C'est un état de modération, de sagesse et de calme,
où l'homme se possede, ne se laisse point vivement affecter, agit avec
réflexion, donne à chaque chose son juste prix. Cette maturité de raison paraît
dans les paroles vraies, justes, précises, décentes, sans exagération, sans
déguisement, dictées par la droiture et le bon sens d'un style simple et
naturel, éloigné de l'affectation, des pointes, des jeux de mots, soit
singulièrement assortis, soit détournés de leur signification ordinaire ; dans
l'air, le ton grave dont on parle, qui donne du poids au discours et de la
dignité à la personne, fait écouter et respecter. L'air dissipé, le style badin,
le ton comédien, déprécie le discours, décrédite
l'Auteur, verba sapientiam statera ponderabantur ; dans le maintien
décent et posé d'un homme qui s'écoute et se respecte soi-même, est occupé de
son objet, ne parle et n'agit qu'à propos, ne dit que des choses utiles et
réfléchies ; enfin dans la nature et l'importance des objets dont on parle. La
puérilité d'un esprit qui s'amuse de bagatelles, qui voltige, glisse sur tout,
ne se fixe à rien, ne mène à rien, et ne mérite aucune attention. On peut être
sérieux par tempérament, ou le devenir par réflexion ; on l'est quelquefois par
intérêt, souvent par humeur et par chagrin, on l'est rarement par vertu. La
politique à la Cour, la dépendance auprès des supérieurs, obligent à des
mesures, à une retenue, dont on ne pourrait s'écarter sans risquer de déplaire
par un air d'inattention et de familiarité. La vertu, détachée des vanités du
monde, et pleine de l'esprit de Dieu, bien mieux que la morgue philosophique,
dédaigne les jeux de l'enfance et les amusements de la passion, pour s'occuper
de ses devoirs. Si le dégoût vient de chagrin, il n'opère qu'un sérieux lent et
amer qui déplaît à tout le monde. Quand la nature agit, le sérieux perce partout
et répand sur tout un fonds, un air de sagesse qui jusque dans le jeune homme
inspire autant de respect que la futilité donne du mépris pour le vieillard. Le
théâtre renverse de fond en comble cet ouvrage de sagesse et de décence. Il se
ligue avec tous les ennemis du bon ordre, et par l'esprit frivole qu'il donne,
leur assure le plus grand succès ; légèreté qui voltige sans choix et sans
discrétion, indifférence qui néglige et ne fait que glisser rapidement sur les
plus grandes affaires, vivacité qui offense par mille traits piquants qui font
rire aux dépens du prochain, d'autant plus cruels que le bon mot qui les aiguise
en rend la plaie plus
profonde, épanchement perpétuel hors de
soi-même, qui regarde sa maison et son cœur comme une prison insupportable. Le
théâtre ouvre la porte à tous les vices ; il remplit d'une folle joie qui sans
cesse et sans mesure, sans pouvoir rien souffrir, ne veut que le plaisir et le
jeu. Il tourne l'esprit à l'enjouement, à la bouffonnerie, à la malignité. Il
attire l'esprit et le cœur au dehors, et les y retient par l'amusement et la
volupté. Il prête à l'imagination les objets, les couleurs, le pinceau de la
frivolité et du crime. Il farcit la mémoire de bagatelles, de contes, de folies.
Le visage, les gestes, les paroles, tout devient comique. Il fournit contre la
vertu les armes dangereuses du ridicule, et dégoûte de toute réflexion solide.
Il entraîne à tout par la compagnie et le mauvais exemple. Le théâtre est la
boîte de Pandore qui renferme tous les maux, et pis encore ; il ne laisse guère
au fond l'espérance de se corriger : « Cor fatui quasi vas contractum,
omnem sapientiam non tenebit.
»
Sur quoi portent tant de maux si réels ? Sur des fables. Ni la joie de la
comédie, ni la tristesse de la tragédie, n'ont de sujet raisonnable ; rien de ce
qu'on y représente ne nous intéresse en effet. C'est une vraie folie, mais qui
fait naître une autre folie, et nous y accoutume, la folie des passions. Tout
est, à la vérité, spectacle sur la terre, affaires d'Etat, abaissement,
élévation des hommes ; tout y est comédie, ridicules, intrigues, fourberies,
galanteries. A-t-on besoin du théâtre ? Il est partout dressé, partout des
Acteurs, des décorations, des farces. L'homme est à lui-même un grand spectacle,
dont la scène est dans son cœur, comique par ses défauts, tragique par ses
crimes et sa réprobation. On n'a besoin ni de Molière pour faire rire, ni de
Racine pour faire pleurer. Qu'est-ce donc que le dramatique ?
C'est
le spectacle d'un spectacle, la comédie d'une comédie, ce que S. Bernard appelle
un plaisir frivole et puérile : « Spectacula, quid prosunt corpori ? quid
anima frivola prorsus et nugatoria consolatio ?
» (de
Conversion. C. 12.). Ce monde n'est qu'une ombre vaine, une figure qui
passe : « Præterit figura hujus mundi.
» C'est une folie de s'en
occuper, le comble de la folie de se perdre pour elle. Que sera-ce de s'occuper
de la figure d'une figure, de se perdre pour l'ombre d'une ombre ? C'est des
choses du monde que le Sage a dit tout n'est que vanité, omnia
vanitas ; c'est bien plus du théâtre qu'il a voulu dire, vanité des
vanités, vanitas, vanitatum. S. François de Sales, avec la
charmante naïveté de son style, nous dit : « Quel dommage de semer dans
la terre de notre cœur des affections si vaines et si sottes, qui occupent
la place des bonnes ? On pardonne aux enfants de courir après les
papillons ; mais n'est-il pas ridicule, ainsw lamentable, de voir des
hommes faits s'empresser et affectionner après des bagatelles si indignes,
qui outre leur inutilité nous mettent en péril de nous dérégler ?
»
(L. 1. C. 23.). Aristote (Polit. C. 4.) appelle l'homme un animal imitateur, contrefaisant,
singe, comédien, pantomime. Au théâtre il est singe de singe, pantomime de
pantomime. Faut-il que s'il est si fort imitateur, s'il aime tant à contrefaire,
il s'étudie à copier ce qu'il trouve de plus méprisable, les ridicules et les
forfaits ? Démocrite riait de tout, Héraclite pleurait de tout. Le monde fournit
abondamment à l'un et à l'autre ; ses sottises méritent tous nos ris, ses crimes
toutes nos larmes. Que devaient penser du théâtre ces deux Philosophes, où ils
voyaient qu'on avait la sottise de représenter des sottises, la cruauté de
peindre des cruautés, le crime de s'occuper des crimes ? C'était sans doute un
excès de s'affecter si fort et inutilement
de ce qu'ils ne
pouvaient ni réparer ni empêcher. En est-ce un moindre d'aller à dessein pleurer
d'un mal imaginaire, frémir d'un crime chimérique, rire d'une fable, de forger
des sottises et des forfaits, de s'étudier à les bien rendre pour s'attendrir ou
se réjouir, attendrir ou réjouir les autres de rien ?
Un homme solidement vertueux est toujours égal et semblable à lui-même ; modéré,
maître de tous ses mouvements, attentif et modeste, il ne connaît ni
emportement, ni légèreté, ni vaine joie, ne se dissipe, ni ne dissipe les
autres : « Fæde ad cachinnos moverit fædius moves.
» Toujours
équitable, il examine, il écoute, agit, comme la sagesse, avec poids et mesure ;
charitable, il craint, jusques dans ses plus innocentes railleries, de jamais
blesser le prochain, car il est impossible aux railleurs de choisir si bien la
matière, de mesurer si bien les coups, de peser si bien les circonstances, les
intérêts, le goût, la sensibilité de tout le monde, qu'on n'aille souvent trop
loin. Partout édifiant et délicat sur les bienséances, il évite jusqu'à
l'apparence du mal, il ne trouble les exercices de piété, ni n'affaiblit
l'onction de la grâce et le goût de la dévotion : goût incompatible avec le
sentiment volontaire des passions. Quelle place, quel temps reste-t-il aux
pensées, aux discours pieux, quand tout est livré à la bagatelle ? Tôt ou tard
nécessairement les plaisanteries tombent sur les choses saintes : l'Ecriture, la
dévotion, les Saints, les Ministres, paraissent sur la scène. Molière, ce
comique si fécond, qui en avait moins besoin que personne, a-t-il pu s'empêcher
de faire deux comédies, Tartuffeet le Festin de
Pierre, pour réjouir le spectateur aux dépens de la religion, sous le
beau prétexte de la défendre ? C'est le sel le plus piquant des conversations.
Cette dissipation est contagieuse, elle
est trop du goût de la
passion pour ne pas faire des progrès rapides. On en prend si bien les allures,
on en parle si bien le jargon, que tout en est plein : emplois, études, travail,
prière, tout est négligé. Comment espérer de réforme ? la vertu peut-elle se
faire entendre ? toutes les avenues lui sont fermées, elles sont toutes ouvertes
au vice : « Cui placent theatra, vita est theatrica ; qui obscena cernit,
aut est, aut fit impudens.
»
Le sérieux de la sagesse a quelque chose de grand. Voyez ce respectable
Magistrat, supérieur à tous les intérêts et à toutes les passions, inébranlable
au milieu des agitations des parties, du tumulte du barreau, des secousses de la
sollicitation, il ne voit que la vérité, il n'agit que pour la justice :
« Si fractus illabatur orbis, impavidam ferient ruinæ.
»
Voyez ce grand Prince, avilit-il sa majesté, affaiblit-il son autorité par les
petitesses de la légèreté ? Le sérieux doit être assis sur le trône ; au comble
de la gloire, de la puissance et des richesses, a-t-il besoin des plaisirs
frivoles de l'enfance ? C'est à l'indigence à s'y réduire, à l'imbécillité à
s'en contenter. Admirez les Saints, il n'en est point dont la gravité et la
modestie ne présentent quelque chose de divin qui caractérise la sainteté, et
couvre les défauts de l'humanité. La dissipation au contraire dépare et altère
les vertus, et détruit la bonne odeur qui édifie ; c'est une tache dans les plus
grands hommes qui en éclipse le mérite. Que cette sage retenue qui pese tout au
poids du sanctuaire est imposante, et produit d'heureux effets ! C'est un sermon
perpétuel, dont ceux même qui s'en moquent sont touchés. L'Être suprême, dans la
paix et l'élévation de son essence divine, nous donne le plus parfait modèle de
ce calme du cœur, de cette grandeur de l'âme que produit la véritable vertu.
Quel modèle encore
plus à notre portée que cet homme Dieu, en qui
tout respire, la sagesse et la sainteté, et qui dès l'âge le plus tendre en
développaient peu à peu les trésors ! « Crescebat sapientia et
gratia.
» La seule idée de légèreté révolterait dans cette personne
divine : je rougis de le dire, même pour en faire sentir l'indécence. Il a
passé, dit S. Paul, par toutes sortes d'épreuves, il s'est assujetti à toutes
les infirmités de la nature, il a souffert les outrages, les calomnies, les
tourments, une mort infâme : le vit-on jamais au spectacle ? La comédie forme
avec Jésus-Christ un contraste plus insoutenable que toutes les bassesses de la
crèche, et toutes les ignominies du calvaire. Jésus-Christ au théâtre ! qui
oserait proférer ce blasphème ! Voilà pourtant le père, le maître, le modèle des
Chrétiens, à qui tout doit ressembler, s'il veut se sauver. Ce qu'il serait
horrible de penser du maître, peut-il être permis au disciple ? Trouvera-t-on au
théâtre les enfants, les imitateurs d'un Dieu ? On n'y verra que ses ennemis et
ses persécuteurs. Un Chrétien Comédien ! un Chrétien spectateur de comédie !
Rien de plus ridicule, c'est un monstre. Rien en effet de plus opposé que la
profession, l'esprit, les lois, les modèles du christianisme, et le spectacle.
Qu'on en compare l'Auteur, les fondateurs, les héros, les exercices, la
doctrine, l'origine, l'histoire, etc. je ne sais s'il est possible de trouver
deux choses plus généralement, plus constamment, plus directement opposées. Les
Païens jouaient la religion Chrétienne sur leur théâtre, pour la tourner en
ridicule ; des Chrétiens acteurs et spectateurs la jouent encore davantage. Un
Païen contrefaisait le Chrétien, ici le Chrétien fait le Païen. Si l'on eût vu
des Chrétiens au spectacle, les Molière du temps en auraient fait les plus
plaisantes scènes. Celles qu'on donne en y allant, font gémir.
Examinez ces gens du théâtre, si même il est possible, car comme des
Protées, ils prennent toute sorte de formes et échappent de tous côtés, tout en
eux se ressent de cette frivolité. Ecoutez leurs conversations, si vous y pouvez
rien comprendre ; on y parle sans cesse, et on n'y dit rien, on commence tout,
on ne finit rien, on traite de tout, et on ne sait rien. Une nouvelle ridicule,
une réflexion bizarre, un mot, un geste, un habit, une parure en rompt le fil et
tourne ailleurs tous les esprits. On est pédant, si on raisonne ; moraliste, si
on réfléchit. Si l'on écrivait les entretiens du parterre et des loges, qui
pourrait en soutenir la lecture ? Sont-ce des gens raisonnables ? Non : ce sont
des enfants qui jouent, ce sont des gens de théâtre. Considérez ces yeux, ils ne
regardent pas, ils voient ; c'est un voyageur qui marchant à grands pas,
aperçoit en passant un arbre, un champ, une maison. Ces regards ne se fixent que
sur quelque objet indécent. Ces oreilles n'écoutent point, elles entendent ;
c'est un instrument de musique, dont les cordes touchées au hasard rendent des
sons. Cette langue ne parle pas, elle articule des mots qui signifient tout et
n'expriment rien ; l'un détruit le sens que présentait l'autre. Ou si
quelquefois on écoute ou on parle avec attention, prononcez sans crainte de vous
méprendre, que c'est quelque discours licencieux. Cet esprit ne pense point, il
rêve ; c'est un miroir à facettes, où dans mille points de vues différents tout
se peint et s'efface, un de ces coureurs qui sous le cri pompeux de rareté, de
curiosité, en tournant une manivelle, fait parcourir toute la terre dans un
quart d'heure. Voyez ces mains, ces pieds, ces yeux, cette tête ; est-il assis
ou debout ? marche-t-il, s'arrête-t-il ? Il fait tout cela, et ne fait rien de
tout cela. C'est un danseur qui tourne, saute, cabriole,
va, vient,
est partout et n'est nulle part. On ne méconnaît pas dans ce portrait les foyers
et les coulisses. Quand j'entre dans quelqu’une de ces compagnies, il me semble
voir une volière pleine de petits oiseaux, ils montent, descendent, s'agitent,
s'élancent, chantent, béquettent ; la vue en est fatiguée. Ce n'est pas moi,
c'est l'Ecriture qui les peint sous ces traits : « Homo inutilis graditur
ore perverso, annuit oculis, digito loquitur, terit pede.
» Mais
pourquoi attribuer exclusivement au théâtre un défaut commun dans le monde ?
Non, je ne prétends pas que le théâtre soit la seule folie, quoique une des plus
grandes et qui en produit le plus grand nombre ; mais cet esprit de futilité si
répandu lui doit tous ses progrès. Un goût naturel de frivolité fut d'abord le
jeu du théâtre ; ce fruit si ressemblant et si cher l'a répandu par un juste
retour sur toute la face de la terre.
Mais vous n'êtes pas équitable, la bonne morale qu'on prêche au théâtre n'est-elle pas un admirable contrepoison de ce qu'on peut y débiter de vicieux ? Il y a du prestige à se payer de cette excuse. Le bel antidote qu'une bonne pensée noyée au milieu de cent mauvaises ! Quel honnête homme souffrirait ailleurs ce qu'il entend sur la scène ? quelle mère chrétienne le laisserait voir et entendre à ses enfants, et leur donnerait des valets, des soubrettes, des amis, des confidents tels que ceux de la comédie, ou même en voudrait pour soi ? Le vice change-t-il de nature en passant par la bouche d'une Actrice ? par quel enchantement peut-on dans les loges se livrer innocemment à ce qui ailleurs serait un crime ? peut-on se dissimuler que cette morale, fût-elle la plus saine, perd tout son prix et sa vertu dans la bouche d'un Comédien ? La mauvaise vie et la manière de débiter rendent inefficace la parole divine dans la bouche d'un Prédicateur. S'il ne pratique pas ce qu'il dit, on en appelle de sa doctrine à sa conduite : Médecin, lui dit-on, guérissez-vous vous-même ; rendez-vous croyables des oracles que vous ne croyez pas ? vous les profanez par ce style affecté, ces gestes comiques, ce ton de voix efféminé, cet air de théâtre, ces parures mondaines. Le beau réformateur ! qu'il se réforme lui-même. Les Comédiens réunissent tous ces défauts. Qui ne connaît leurs déportements ? qui ne voit leurs affectations ? qui n'est scandalisé de leurs allures ? Qui prendra des leçons de chasteté d'une Actrice, des règles de sagesse d'un Arlequin, des principes d'éducation, de générosité, de grandeur d'âme, d'un vil esclave du public ? Mais il est habillé en Prince, elle joue le rôle d'une Lucrèce ; ils sont élevés sur des planches, comme sur une chaire ; ils parlent d'un ton d'autorité, c'est cela même qui fait rire et en empêche le fruit. Le théâtre jure si fort avec la religion et la morale, qu'on s'en moque, s'il en arbore les dehors. On est si accoutumé à n'y entendre que des mensonges, qu'on n'imagine pas y trouver une vérité : du solide dans le pays des fables ! des vertus à l'école des vices ! de la décence dans l'empire de la folie ! L'esprit n'est point fait à ces merveilles : les sent-il, les goûte-t-il, les pratique-t-il, ces prétendues maximes, cet Acteur qui les débite avec tant d'emphase ? C'est une espèce d'automate, un perroquet qui redit ce qu'il a appris, qui répéterait des impiétés, comme des textes d'Evangile, et qui les répète en effet, quand son personnage le demande, de la même bouche dont il vient de prononcer des sentences, passe du théâtre aux foyers, de la tragédie à la farce, aussi peu croyable dans le bien que dans le mal, dans les promesses que dans les menaces, dans les flatteries que dans les injures. Il joue tous les rôles : Prince, valet, Théologien, Arlequin, Magistrat, amoureux, scélérat, honnête homme. Sa personne et sa morale ne sont pas plus respectables que son masque.
Mais enfin quelle est cette morale, quelles sont ces maximes ? quelques lieux
communs, quelque sentence triviale, tournée en jargon poétique, dont
l'expression, le tour, l'harmonie, les rimes, les pointes, les antithèses,
décèlent le bel esprit qui veut briller, mais ne feront jamais soupçonner le
zèle qui veut instruire, l'homme de bien qui est persuadé. Au reste, nulle
maxime chrétienne, nulle règle évangélique, nul rapport à Dieu, nul mérite pour
l'éternité ; patriotisme, humanité, magnanimité, quelques grands mots,
l'Evangile du théâtre ne passe pas, n'atteint pas la loi naturelle, et n'est bon
qu'à nourrir l'orgueil et la corruption, mais ne corrigera aucun vice, ni ne
donnera aucune vertu, encore même ces faibles étincelles de raison étouffées
sous un tas de cendres, sont à peine aperçues un instant. Dans les pièces les
plus épurées, ces prétendus Prédicateurs de théâtre composent et débitent des
préceptes à leur mode et des sentences à leur goût, ajoutent, retranchent,
changent, adoucissent à leur gré la doctrine chrétienne, et la donnent pour la
pure vérité, avec une assurance qui étonne. On a tant crié contre les Casuistes
relâchés qui avancent de faux principes ; mais jamais Escobar, Tambourin, Diana,
Busembaum n'ont approché de la morale de Molière, Quinault, Racine, Dancourt,
etc. et ne l'ont jamais si bien pratiquée. Le joli cours de morale que celui qui
serait extrait des assertions du théâtre ! nous avons vu qu'il ne faut pas en
excepter les horreurs du régicide. Et ces graves Docteurs, ces dévots auditeurs,
ces saints élèves, si fidèles
à leurs dogmes, fronderont les
Casuistes, feront le procès au probabilisme dont les plus relâchés
adoucissements ne sauraient colorer leurs désordres ! « Claudius accusat
mœchos, Catilina cethegos.
» Quand Port-Royal composait les Provinciales et les notes de Vendrok, c'étaient au moins des
Théologiens habiles et irréprochables dans les mœurs, qui établissaient une
morale sévère, et quoique avec trop de fiel et d'excès, du moins leurs actions
et leurs enseignements ne contrastaient pas avec leurs arrêts. Mais qu'après
avoir étudié dans le théâtre Italien, et pratiqué la pureté dans les bras d'une
figurante, on fasse brûler Bauni, Lacroix, Suarès ! « Sella in curuli
Struma Nonius jacet, per consulatum pejerat Vatinius ! Quid est Catulle quòd
moraris emori ?
» Catul.
Voici un trait de ce Plutarque que Molière (Femmes savantes),
croyait n'être bon qu'à enfermer des rabats. « Les Poètes comiques, dit-il, (comment discerner le flatteur de l'ami ?)
anciennement dans leurs comédies mettaient bien quelques remontrances
sérieuses ; mais pour autant qu'il y avait de la risée et gaudisserie parmi,
comme une sauce de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendait
inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en demeurait que la
réputation de malignité à ceux qui en disaient, et nul profit à ceux qui les
écoutaient.
» Traduction d'Amyot. Ici la saucex gâte le poisson, contre
le proverbe connu.