(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE IV. Suite des effets des Passions. » pp. 84-107
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE IV. Suite des effets des Passions. » pp. 84-107

CHAPITRE IV.
Suite des effets des Passions.

Au milieu de plusieurs Temples élevés à la Divinité qui règne dans les cieux, chaque ville en France a aussi un Temple élevé aux Divinités qui règnent sur la terre, je veux dire aux passions : n'est-il pas juste ? leur règne est bien étendu : est-il de cœur qui ne leur rende un religieux hommage ? Elles ont leurs Prêtres et leurs Prêtresses qui entretiennent leur culte avec le plus grand zèle, des Prédicateurs pleins d'esprit et de talents qui en débitent la morale et lui gagnent une foule de prosélytes, des Dévots innombrables qui viennent assidûment l'écouter et la mettent fidèlement en pratique, et dans leur sainte impatience vont dans des chambres pratiquées à dessein autour du Temple en faire dévotement les exercices. Il est des fêtes réglées qu'on célèbre en leur honneur, et des jours fixés pour faire régulièrement le service. La joie la plus vive s'y déploie par toute sorte de ris, de chants et de danses. Les plus augustes cérémonies, les habits sacerdotaux les plus riches, les décorations les plus pompeuses annoncent la grandeur des Déesses qu'on y adore. On y entend des cantiques pleins d'onction, accompagnés de la musique la plus brillante, tantôt vive et légère, tantôt grave et majestueuse, tantôt triste et lugubre, le plus souvent tendre et voluptueuse. Selon les divers mystères qu'on célèbre, on y en étale les images, on y en répand les estampes, faites de la main des meilleurs maîtres, où tout est exposé sans voile. Dans cette religion on ne fut jamais iconoclaste. Les livres sacrés où les lois et les dogmes sont également expliqués, y sont multipliés à l'infini : on y trouve la légende de tant de Héros dont on chante les exploits, et dont la vérité est au-dessus des ombrages de la critique. Pendant le service c'est la plus respectueuse attention : elle n'est interrompue que pour entrer dans les sentiments des Prêtres et des Prêtresses, rire ou pleurer avec eux. Il s'en faut bien que le Dieu des Chrétiens soit si bien servi dans ses Eglises, qu'on y ait la même révérence, et que la religion des Magistrats y fasse observer la même police pour les offrandes, et publiques à la porte, et particulières dans les chapelles des Prêtresses, les pensions, etc. qui peut les apprécier ? Ce Clergé est si utile au public, il contribue si fort à la population. Pour celui qui ne sait que dire des messes, donner des retraites, etc. il est à charge à l'Etat, l'appauvrit et le dépeuple, en envahit l'autorité, renverse les trônes, et assassine les Rois.

Il est certain, eh ! qui l'ignore ? que le théâtre est le triomphe des passions. L'Acteur ne cherche qu'à les émouvoir, et le spectateur à les sentir. Celui qui sait le mieux les exprimer et les faire passer dans les cœurs, réunit tous les suffrages. On n'est content du spectacle qu'autant qu'on y est remué : la pièce est insipide, si elle laisse tranquille. La passion, la passion, c'est le premier objet, la première, la seule Divinité.

« Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. »

Choix du sujet, distribution des scènes, progrès du trouble, intrigues, dénouement, situations, obstacles, dialogue, expression, couleur de visage, inflexion de voix, mouvements, gestes, regards, tout doit être passion. Qu'on ne voie ni Auteur ni Acteur, mais seulement la personne qu'on joue ; que le spectateur soit transporté, et comme transformé dans l'action. Ceux qui ont des passions les y nourrissent, ceux qui n'en ont pas les y allument. Les cœurs les plus vifs, les plus sensibles, qui s'enflamment plus vivement et plus aisément, aiment et goûtent plus agréablement le spectacle : ils y devraient moins aller. Ainsi les meilleures pièces sont, en un sens, les plus mauvaises, le meilleur Acteur est le plus mauvais. Pourquoi réveiller un ennemi si redoutable, et lui prêter de nouvelles forces ? ne vaudrait-il pas mieux le chasser ? Pourquoi attiser un feu qui va tout consumer ? il vaudrait mieux l'éteindre. Pourquoi semer et cultiver des herbes venimeuses qui vont donner la mort ? il vaudrait mieux les arracher. Nous devons combattre nos passions, et nous les excitons ; il faut écarter l'objet, et nous le cherchons, nous l'embellissons, nous le savourons avec joie, nous en faisons un art, un métier, un bonheur.

Pour peindre parfaitement les passions, l'Auteur doit commencer par les sentir, se passionner, se transporter, qu'il soit pour le moment Alexandre, Brutus, Bérénice, Tartuffe, Scapin, etc. furieux, ambitieux, fier, cruel, tendre, jusqu'à ne pas se sentir lui-même. C'est le chef-d’œuvre de l'art, sans quoi il sera sifflé : « Si vis me flere, dolendum est prius ipse tibi. » Le métier de Comédien est donc le plus pernicieux à eux-mêmes. S'ils ont des mœurs, ils sont obligés de se transformer, pour peindre tous les vices. S'ils n'en ont pas, ils entretiennent et augmentent leur dépravation. Ils se corrompent les premiers, pour séduire les autres, qui par leur argent et leurs applaudissements les paient de retour, en les y confirmant. On prend peu à peu le premier le pli, bon ou mauvais, quoique ce ne soit que pour contrefaire. En affectant un ton de voix, un air, une démarche, on s'y naturalise, on en est le premier la dupe. Est-on excusable de se rendre mauvais pour rendre mauvais les autres ? Quel tissu de scandales ! parler le langage du vice, en prendre les allures, en peindre les horreurs, en excuser les excès, en inspirer le goût, en faire sentir les mouvements, en ouvrir l'école, en donner des leçons, l'ériger en vertu, tromper, aveugler les hommes, fixer leur attention sur des objets méprisables et criminels, effacer les idées des biens et des maux éternels, pour ne mettre le bonheur ou le malheur que dans le succès ou les obstacles de la passion, s'en faire un art, un métier, un état de vie, y consacrer tous ses talents, ses moments, ses forces, sa santé ! Peut-il être de métier plus détestable ? un Chrétien peut-il applaudir à un homme qui nous fascine, qui nous tue, qui nous damne ? Ce sera un homme divin, ce sera le grand Corneille, l'adorable Clairon, l'inimitable Baron.

Mais ce n'est qu'un jeu : qui prétend corrompre le cœur en lui faisant sentir un trouble agréable ? Cette douce langueur, cette piquante vivacité, cette tendre compassion, cette délicieuse fureur, sont-ce donc des crimes ? ce n'est point un objet réel, ni des passions réelles. On se trompe. Quelque faux que soit l'objet, l'émotion de la passion est très réelle, et cette émotion goûtée volontairement et avec plaisir est criminelle. Il semble d'abord, dans la précision métaphysique, que la religion ne condamne pas tant le plaisir que l'abus et l'excès du plaisir, et que si on pouvait les séparer, comme fait le spectacle, en le détournant sur des objets fabuleux et sans conséquence, le plaisir de la passion n'aurait rien de mauvais. Les passions peuvent être tournées du côté du bien, et devenir des vertus ; tournées vers le mal, elles sont des vices ; appliquées à des choses indifférentes, pourquoi ne seraient-elles pas indifférentes ? Voilà l'art du théâtre, c'est un habile chimiste, qui sépare le plaisir du poison, fait goûter les charmes de l'un, sans courir les risques de l'autre. J'avoue que je n'ai pas grande foi au laboratoire d'une Actrice pour faire cette séparation des principes, et extraire cette quintessence des passions. Je ne crois pas même qu'elle s'embarrasse de ces abstractions ; contente de goûter, de faire goûter le plaisir, et de toucher son argent, elle renvoie ces subtiles distinctions au pays des songes. Vainement faisons-nous pour elle les frais d'une dissertation ; mais nous donnons un moment à quelques apologistes du théâtre qui font semblant de ne pas croire ces vérités, je dis semblant, car dans le fond personne n'en doute. La séparation du plaisir d'avec le péché est une chimère, surtout quand on s'y abandonne, qu'on est déjà à demi vaincu, qu'on l'a goûté cent fois. Il forme dans l'âme affaiblie une si forte habitude, il acquiert un si grand ascendant, qu'elle y est entraînée sans résistance. Le ressort est monté, un rien lâche la détente. Mais je veux que supérieur à lui-même, élevé au-dessus des nues, le cœur du haut de la vertu entende l'orage du péché gronder à ses pieds sans en être atteint, l'émotion même des passions qu'il permet, qu'il excite, le plaisir de l'émotion qu'il goûte, qu'il cherche, à laquelle il se livre, ne sont-ils pas de vrais péchés ?

Et d'abord en matière d'impureté, le libertinage seul peut trouver rigoureuse cette morale incontestable ; les autres passions, moins fréquentes, moins dangereuses, obtiennent-elles plus d'indulgence ? du moins n'est-il pas permis d'écouter celle-ci, même par jeu. On ne peut trop promptement en rejeter les mouvements. S'y prêter, s'y plaire, les nourrir, les attirer, les faire naître, c'est se mettre dans la nécessité de pécher, c'est déjà commettre le péché. Dans la morale chrétienne, toute délectation, tout sentiment de plaisir goûté volontairement, est un péché mortel ; fît-on les plus subtiles distinctions, ne voulût-on pas aller plus loin, pût-on se promettre de ne pas passer ces bornes, c'en est assez, le seul goût volontaire du plaisir mérite l'enfer. Que le flambeau de cette morale à la main, on parcoure le théâtre, en sonde son cœur, je m'en rapporte à la bonne foi de l'amateur le plus décidé.

Cette précision du plaisir de l'émotion, et du désordre de la passion, enchérirait sur les horreurs du quiétisme. Molinos, distinguant la partie supérieure de la partie inférieure, prétendait que tout ce qui se passait dans celle-ci, vengeance, orgueil, impureté, plaisir, douleur, etc. et toutes les altérations du corps qui en étaient la suite, étaient des modifications purement passives, étrangères à l'âme, et par elles-mêmes indifférentes, qu'on pouvait les souffrir sans s'en embarrasser, et pourvu qu'on demeurât uni à Dieu dans la partie supérieure, que S. François de Sales appelle la pointe de l'esprit, on n'en était pas moins pur. Cette morale serait commode, elle délivrerait de la peine de combattre ; une direction d'intention sauverait tout. Qu'importe que ce soit la partie supérieure ou inférieure, un sentiment actif ou passif, un objet fabuleux ou véritable, pourvu qu'on goûte réellement le plaisir ? La sévérité théâtrale serait plus commode encore. Le quiétiste souffre la sensation du plaisir, mais ne l'excite pas ; le spectateur va la chercher, il l'achète, l'Auteur et l'Acteur font leurs efforts pour la produire en eux et en autrui. Le quiétiste laisse agir le plaisir, sans y prendre part et le savourer volontairement ; l'amateur du spectacle s'en amuse, le goûte, s'y plaît, ne le cherche que pour le goûter et s'y plaire. Le quiétiste s'unit à Dieu dans ce moment, dit-il, et s'en fait un mérite ; Thalie, plus humble et plus vraie, ne se pique point de ce mérite et de cette gloire, et ne pense point du tout à Dieu. Le quiétiste, content de jouir de sa propre fermeté, ne met pas à l'épreuve la vertu des autres, ne remue pas leurs passions ; le théâtre est plus zélé, il travaille à remuer, à flatter les passions de tout le monde. Jamais il n'y eut de zèle plus ardent que celui d'une Actrice à la toilette. Le système apologétique est donc pire que le molinosisme. Boileau, dans le portrait d'un Directeur qui tranquillise sa dévote sur ses passions, a fait celui d'un apologiste du théâtre qui s'efforce de calmer les scrupules de l'homme de bien, de la femme chrétienne qu'il y veut attirer :

« Du paradis pour elle il aplanit les routes.
Du rouge qu'on vous voit on s'étonne, on murmure !
Est-ce qu'à faire peur on veut vous condamner ?
Aux usages reçus il faut s'accommoder.
L'orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits.
A ce brillant éclat votre rang vous condamne.
Le jeu fut de tout temps permis pour s'amuser :
On ne peut pas toujours travailler, prier, lire ;
Il vaut mieux s'occuper à jouer qu'à médire.
Ainsi pleine d'erreurs qu'elle croit légitimes,
Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes. »

Voilà l'Evangile du théâtre. Qu'on en mette à l'alambic les pièces et les apologies, on n'en tirera qu'une espèce de Tartuffe qui couvre sa corruption de quelques paroles honnêtes.

Les autres passions ne sont pas plus privilégiées que l'incontinence : qui leur a donné le droit de faire boire à longs traits dans leur coupe ? Leurs plaisirs sont peut-être moins vifs et moins séduisants, leur matière n'est pas si généralement mortelle, quoique dans la vérité tout soit relatif, que le vin pour un ivrogne, l'argent pour un avare, des cartes pour un joueur, des honneurs pour un ambitieux, soient d'aussi impérieux tyrans qu'une femme pour un impudique. Mais toutes sont criminelles, leur objet est défendu. Il n'est donc pas permis de goûter volontairement le plaisir, même par jeu. Quel jeu pour un Chrétien, de se plaire dans le péché ! quel aveuglement de s'imaginer qu'il cesse d'être un péché, parce qu'on s'en fait un jeu ! le poison cesse-t-il d'être mortel parce qu'un insensé s'amuserait à le boire ? Est-il permis de goûter des sentiments de vanité, d'envie, de vengeance, de haine, de révolte, d'impiété, de se jouer de la vérité, de la vertu, de l'offense de Dieu et de la transgression de ses lois ? L'exécution du crime serait sans doute un plus grand mal ; mais la complaisance réelle dans les sensations du plaisir est un péché, de même nature que l'action qui en est l'objet. On se moque avec raison de ces Casuistes accommodants, qui à la faveur d'une supposition chimérique, permettent de désirer un objet mauvais s'il n'était pas défendu : Je désirerais cette femme, si j'étais son mari ; le bénéfice de cet Evêque, s'il était mort ; de faire mourir cet ennemi, s'il était soldat dans l'armée ennemie, etc. Idées frivoles, fruits d'une imagination dépravée, qui ne changeant rien dans la réalité des choses, ne servent qu'à égarer celui qui les suit. La loi, la raison, l'intérêt de la conscience, ne font pas plus de grâce au plaisir qu'à l'action. Et qu'est-ce qui fait faire l'action que le plaisir qu'on y goûte ? On doit non seulement accomplir, mais chérir la loi, « quomodo dilexi legem tuam » ; non seulement éviter, mais haïr le péché, l'avoir en abomination, « iniquitatem odio habui et abominatus sum » ; non seulement ne pas rendre les armes à la passion, mais la combattre, l'éteindre, la détruire, l'arracher, s'il était possible, « persequar inimicos meos donec deficiant ». On paie l'incendiaire qui allume le feu, on se jette au milieu des flammes, on se plaît à être consumé, et on se croirait innocent !

Les passions théâtrales sont si inutiles à la vertu, qu'elles ne produisent pas même dans l'occasion l'effet qui leur est propre, et qu'elles en produisent de tout contraires. Jugeons de l'arbre par le fruit : on pleure les malheurs d'un Héros imaginaire, et on ne jettera pas un regard de compassion sur les malheurs réels d'une foule de pauvres et de malades qui périssent de misère. Qui a-t-on vu passer de la comédie à l'hôpital ? l'attendrissement de Zaïre a-t-il fait visiter aucun prisonnier, aucun malade ? les mendiants, qui se répandent partout, ne se sont pas encore avisés d'aller demander à la porte de l'Hôtel ; ils auraient beau s'offrir à la pitié de ces âmes si tendres, il n'en auraient que des rebuts. On vient d'être enchanté d'une Actrice, en aime-t-on mieux sa femme, ses enfants, ses amis, ses domestiques ? Andromaque, Iphigénie, Bérénice, ne firent jamais un bon mari, un bon père, un bon maître ; trop heureux, s'ils ne le rendent infidèle, dur, intraitable, prodigue, et ne font détester leurs héroïques transports ! Ce spectateur furieux contre un jaloux qui traverse ou un sujet qui se révolte, verra-t-il offenser Dieu, entendra-t-il vomir des blasphèmes avec indifférence ? Dévoré d'un saint zèle, il va tout entreprendre pour sa gloire ; il est si plein de respect pour Jupiter, Apollon, Mars, quel va être son courage pour la cause du Dieu véritable ! avec quelle profonde humilité, quelle édifiante dévotion, va-t-il paraître à l'Eglise ! Venez, et voyez. Pénétré de crainte à la vue d'un Roi irrité, craint-il la colère de Dieu et l'enfer ? Venez, et voyez. Quoi donc, ce théâtre si vanté pour la correction des mœurs et la réforme des passions, ne donne que des vertus idéales, et anéantit les vertus réelles ! Ses admirables effets ne durent, que pendant la pièce. Cette piété, cette grandeur d'âme, cette probité, cet héroïsme, cette compassion, cette terreur, quel dommage ! tout s'évanouit quand la toile se lève. Si l'on veut en voir des fruits plus durables, qu'on consulte les Lieutenants de Police, les pères de famille, les habiles Chirurgiens, les Sages-femmes, qu'on fouille les registres des Enfants trouvés, de la Salpêtrière, des maisons de Refuge, on verra si depuis l'établissement du théâtre et dans les villes où il est le plus florissant, les mœurs sont plus pures, la jeunesse plus sage, les femmes de mauvaise vie en plus petit nombre, les sacrements plus fréquentés. Ce fonds est si fertile, que quelquefois les fruits en sont précipités. Dans une lettre de M. d… Académicien de la Rochelle (Mercure de septemb. 1763), sur le comique larmoyant, contre Marmontel, on raconte un fait singulier. « On trouve, Act.  3. sc.  1. de l'Andrienne de Térence, une position à la Grecque, qui serait parmi nous d'une indécence insoutenable : Glicerion en travail d'enfant s'écrie derrière le théâtre : Junon, Déesse titulaire des accouchements, secourez-moi : Junon Lucina, fer opem. Croyez-vous que le parterre de Rome ait été beaucoup plus attendri par cette lamentable invocation, que nous ne le fûmes en 1733, lorsqu'une jolie Actrice, pressée par de pareilles douleurs, fut obligée d'abandonner la scène pour implorer Lucine à son tour ? Je puis vous assurer qu'au lieu d'y voir répandre des larmes, on entendit parmi ceux qui étaient instruits du secret de l'éclipse, des éclats de rire immodérés, qui ne ne marquaient pas assurément de sensibilité douloureuse pour la nouvelle Glicerion. » (Elle représentait le personnage de la Lune dans la pièce de Boissy, intitulée la Nuit d'été).

Je sais qu'il est des livres de piété très bons et très autorisés (le Combat spirituel), qui donnent pour pratique aux âmes ferventes, d'exciter de nouveau les mouvements des passions que l'on vient de vaincre, la haine, la colère, l'impatience. Mais ce n'est que pour les vaincre encore, que l'on agace ces ennemis vaincus, comme dans un jeu d'escrime, pour en devenir d'autant plus courageux et plus fort, qu'on sera mieux aguerri et qu'on aura cueilli plus de palmes. Ce n'est qu'avec la plus grande circonspection et l'avis d'un sage Directeur, qu'on permet ces épreuves factices aux âmes déjà éprouvées et toujours victorieuses ; et ce ne fut jamais pour goûter le plaisir de cette émotion, mais pour le détruire ; surtout en matière d'impureté, sur laquelle il n'y a pour tout le monde d'autre parti à prendre que la fuite. Mais est-ce à des mondains, à des pécheurs, à des âmes faibles, qui n'y cherchent que l'amusement et le plaisir, à irriter, à appeler des ennemis toujours vainqueurs, toujours puissants, pour se livrer à leur discrétion et leur donner une nouvelle force, à s'exposer sans défense à leurs coups, à aider la main qui les porte ? Que de blessures, que de morts trop méritées ! C'est déjà les recevoir que d'en courir volontairement le risque.

Je sais encore qu'il est des mouvements doux et innocents, dont on suit l'impression sans crime, le plaisir de secourir les malheureux, l'admiration des ouvrages de Dieu, la joie de sa présence, l'espérance des biens célestes. L'Orateur Chrétien se trouve heureux, s'il inspire ces sentiments à ses auditeurs. Je pardonnerais à la comédie de ne troubler la paix du cœur que pour les exciter ; mais sans jugement téméraire on peut lui prêter des vues moins sublimes : la haine d'un mari jaloux, d'un père vigilant, l'orgueil impie ou rebelle contre Dieu ou contre son Roi, la surprise d'un coup de théâtre, la pitié pour un amant malheureux, la joie du succès de quelque fourberie ; tels sont les orages que les vents et les flots de la représentation font éprouver au frêle vaisseau d'une vertu commune. Dira-t-on qu'ils la conduisent au port ? ne sont-ils pas eux-mêmes autant de naufrages ? Sénèque (Epist.  115.) rapporte que les Athéniens entendant dire dans une comédie que les richesses étaient le souverain bien, toute l'assemblée se leva remplie d'indignation pour chasser l'Acteur et proscrire le poème : « Ad ejiciendum et Actorem et carmen, omnes uno impetu consurrexerunt. » Les maximes qu'on débite journellement sur l'amour, l'ambition, la vengeance, sont aussi pernicieuses. Des Chrétiens ont-ils le même zèle ? un mauvais vers, un mauvais geste, un faux ton, sont sifflés, une mauvaise maxime est applaudie.

Mais les passions les plus violentes peuvent être renfermées dans de justes bornes, le plaisir de l'émotion peut donc être goûté innocemment, et excité sans conséquence. Trois erreurs capitales. On se croit maître de contenir les passions quand elles sont enflammées, on croit pouvoir en goûter le plaisir sans crime, et le faire naître sans conséquence. Que c'est mal connaître l'homme et ses passions, de se flatter qu'on en arrêtera à son gré le cours impétueux quand une fois le torrent a rompu la digue ! quel homme sage se jette dans un précipice, espérant de s'arrêter quand il voudra dans une pente aussi rapide ! mérite-t-on d'en obtenir la grâce quand on s'abandonne volontairement aux attraits du plaisir ? Qui le peut, qui le veut ? Et n'est-ce pas l'infaillible effet de la séduction, de ne le sentir, ni le pouvoir, ni le vouloir ? « Qui amat periculum, peribit in illo. » Fût-on maître d'arrêter un ressort débandé, de ramener un cheval échappé, de fermer la gueule à un tigre altéré, qui peut répondre de l'ascendant que prendront à l'avenir, et le plaisir qui enivre, et l'habitude qui se forme, et la faiblesse qui s'augmente ? On sentira à la première occasion la force impérieuse d'un ennemi à qui on a fourni des armes, et l'inutile répugnance d'un cœur qu'on a cent fois mortellement blessé : « Qui amat periculum, peribit in illo. » Donnât-on des lois à la fougue des passions, ce qu'assurément ne permet pas de penser ce visage enflammé, ces regards étincelants, ces gestes convulsifs de tout ce monde efféminé qui joue et qui voit jouer la comédie, si capables de brûler tous les cœurs, il n'est pas permis de se livrer aux objets, au plaisir, à l'émotion, même en passant. Sans doute les excès rendent plus coupables, tous les péchés ne sont pas égaux. Mais ce qu'on appelle modération, est déjà criminel. Il faut éviter le moindre péché : ce n'est plus modération quand Dieu est offensé, quand la loi parle, quand le désordre commence. Tous les actes moraux sont caractérisés par leurs objets ; la décoration n'en change pas la nature. On ne doit point souffrir, peut-on faire naître dans son cœur la haine, la vengeance, l'orgueil, la volupté ? le Dieu de sainteté pourrait-il en faire son temple ? Les passions théâtrales sont plus dangereuses que les autres. Les passions réelles ne s'allument guère que séparément, la scène les réunit, leurs objets sont la plupart peu agréables, la scène les pare de mille attraits. L'inquiétude, le travail, les remords, la honte, les suivent : utile assaisonnement qui en est le préservatif et le remède. Que l'art dramatique est pernicieux ! l'Actrice les fait disparaître. On savoure la volupté sans inquiétude : l'image affecte aussi agréablement que la réalité, et n'est-elle pas la vraie réalité de la sensation ? Ce n'est pas tant l'objet extérieur que la modification intérieure qui plaît, et on ne se fait aucun scrupule de ce qu'on croit ne voir qu'en figure, quoique le sentiment soit très réel. Cette corruption, aussi douce que celle de la réalité, est d'autant plus rapide qu'on est sans défiance et sans repentir. De là naît un goût pour le théâtre qui va jusqu'à l'enthousiasme, une familiarité avec les passions qui y naturalise et en rend esclaves. On en redoutait les moindres atteintes, on apprend à n'en plus rougir. Le vice, déguisé, justifié, ennobli par le Poète, agissant, embelli, applaudi dans l'Acteur, contemplé, goûté par le spectateur, se fait jour, se lie, s'établit dans un cœur déjà trop susceptible, et qui venant au spectacle, lui ouvre toutes les avenues. Si favorablement prévenu, si délicieusement affecté, condamnera-t-il dans l'occasion ce qu'il vient d'applaudir, discernera-t-il le corps d'avec masque, ne prendra-t-il pas les vices pour des vertus ?

Qu'est-ce que l'imagination, cette faculté si féconde qu'a l'homme de se peindre tous les objets corporels, de donner un corps aux spirituels, de réaliser en quelque sorte tous les êtres possibles, de rassembler dans un coup d'œil, diversifier, multiplier, embellir tout ce qui tombe sous son rapide pinceau ? C'est une espèce de théâtre intérieur qui tantôt comme une prairie émaillée de fleurs, offre des beautés riantes et gracieuses, tantôt présente des tableaux hideux et lugubres, joue tour à tour le comique, le tragique, l'opéra, la foire, les bouffons. Notre âme y déploie les décorations, fait jouer les machines, lie les scènes, prononce les paroles, dirige les gestes, trace les danses, compose les chants, habille, exerce, fait agir les Acteurs. Cette imagination volage nous perd souvent, en nous promenant sur des objets tendres, les peignant vivement, les fardant, les assaisonnant à notre goût, les approchant de nous, les offrant à la jouissance, et nous entraînant par un plaisir imaginaire, mais qui n'est qu'un péché trop réel. Le théâtre représente les objets plus vivement encore, et dans des jours plus favorables, les anime, les fait agir. L'imagination du spectateur est souvent froide, engourdie, distraite ; celle de l'Auteur, communément belle, vive, cultivée, a formé ce tableau vivant, et en anime tous les traits, pour frapper les yeux et le cœur. L'Acteur y ajoute le coloris des gestes, des airs, des inflexions de voix, de la parure, avec un art infini et continuellement exercé, qui met sous nos yeux de la manière la plus pittoresque, ou plutôt réalise toutes ces passions de la manière la plus séduisante, et s'y donne la plus libre carrière. L'imagination de l'homme le plus passionné n'atteint pas à ce degré de force ; combien y est elle aidée, étendue, enrichie ! quel ressort elle y acquiert ! combien joue-t-elle dans le temps où tout l'échauffe ! et combien allume-t-elle par la suite des feux qui consumeront tout ! Voir les maux de son âme, se les peindre, en faire un amusement et des délices, c'est une vraie frénésie. Le spectacle est un délire mis en art, un temps d'ivresse où l'on avale à longs traits la liqueur enchantée, sans s'apercevoir de sa honteuse dégradation, tant la raison s'éteint dans cette coupe fatale. Il en est même qui révoltés contre la lumière importune qui la leur découvre, ont le front de justifier leurs ténèbres et de s'en faire gloire : « Tergens os suum, dicit, quid feci ?  »

Dira-t-on que je grossis les objets pour intimider les gens de bien, en appelant des passions les mouvements naturels que produit une représentation ? Non : tout le monde leur donne ce nom ; ils ne le méritent que trop. Ce sont en effet de vraies passions dans l'âme, quoique l'objet ne soit pas réel. Celles qu'on éprouve dans le sommeil, ne sont-elles pas réelles, quoique le songe soit moins réel encore ? Et si dans ce moment on jouissait de la liberté, comme on en jouit au théâtre, si on excitait volontairement ces mauvais songes, comme on excite le rêve du théâtre, ne serait-on pas véritablement criminel ? Qu'est-ce qu'être touché à une pièce ? C'est sentir tout ce qu'exprime l'Acteur, c’est-à-dire tout ce que sentirait le personnage qu'il représente. Son habileté consiste à faire passer le spectateur dans tous les sentiments bons ou mauvais de son rôle. La vivacité de l'impression fait le plaisir, décide du succès et du mérite, on n'est satisfait qu'à mesure que les blessures sont plus profondes. Il se joue deux pièces à la fois, l'une sur le théâtre, l'autre dans le cœur ; l'Acteur dans l'une, le spectateur dans l'autre, s'identifient avec le personnage et en suivent tous les mouvements, celui-là pour peindre, celui-ci pour goûter le mauvais comme le bon, et plus que le bon, ce qui n'est jamais permis même pour s'amuser. De là les transports des jeunes gens, des femmes, des cœurs sensibles de ceux qui vont à la comédie pour la première fois. Les gens grossiers, avancés en âge, accoutumés au théâtre, n'y trouvent qu'un plaisir médiocre ; il faut réveiller leur goût trop usé, par des nouveautés, des raffinements, des passions violentes, charger les portraits, outrer le ridicule, pour tirer l'âme de sa langueur. De là tant de gens s'ennuient au spectacle, courent sur le théâtre, voltigent dans les loges et les coulisses, n'écoutent pas, s'en vont à la moitié de la pièce ; les aliments simples à peine les effleurent, il faut piquer le palais par des liqueurs fortes. Les plaisirs innocents et modérés ne font que glisser sur des cœurs pétris de volupté ; le goût du péché peut seul leur plaire. C'est bien au théâtre qu'a lieu cette impiété si connue : Il ne manque à ce que je fais, pour être délicieux, que l'assaisonnement du péché.

Le plaisir du théâtre est celui d'un malade dont le goût dépravé dédaigne les aliments sains et utiles, et court après ce qui lui est nuisible. Lors même qu'un peu plus sage, il ne l'avale pas, il le regarde, le flaire, le savoure, en exprime le suc, et se flatte de n'en pas prendre le venin et de n'en être pas incommodé. S. François de Sales emploie cette comparaison : C'est encore le goût d'un Danseur de corde qui s'amuse à regarder l'abîme sur lequel il est suspendu ; qui voudrait être son apologiste et garantir sa vie ? Tout n'est pas aussi heureux que Mithridate, qui se rendit inaccessible au poison à force d'en prendre, et peu de gens voudraient en faire l'essai. Je ne parle même ici que de quelques honnêtes gens, en petit nombre, qui abhorrant la réalité des grandes passions, veulent se repaître de leur image, et en courir le risque dans leurs préludes ; car pour le grand nombre, dont la conscience est peu délicate, il ne demande ni ne mérite d'apologie. Le théâtre présente à des yeux Chrétiens un second spectacle plus ridicule que la comédie, et bien tragique pour ceux qui comptent la mort de l'âme pour quelque chose : une foule de personnes assemblées pour s'oublier et se perdre elles-mêmes, méprisant leur principe et leur fin, la raison et la vertu, pour se repaître de chimères ; détruire le langage et les sentiments de la religion, pour ne parler que celui de la passion ; au lieu de travailler à corriger leurs vices, ne faire qu'en rire, et étudier l'art de les augmenter. Faut-il qu'à la faveur des talents le vice ait le droit de parler plus haut que les lois, et de faire taire l'Evangile ? Il répand de toutes parts la matière combustible, la moindre étincelle des occasions va l'enflammer, lui-même il l'enflamme. Du moins dans une salle d'armes on n'attaque qu'avec le fleuret, et on enseigne à se défendre ; ici l'ennemi seul s'exerce et attaque avec l'épée à deux tranchants la plus acérée : le malheureux spectateur n'apprend qu'à se désarmer et à se livrer avec plaisir au coup mortel. Quel malade insensé ! au lieu de chercher le remède à ses maux, il applaudit, il invite, il paie l'ennemi qui les rend incurables et lui perce cruellement le sein.

D'où vient le plaisir que donne l'image du vice ? on en aime la réalité, ou la trouve à demi dans l'action de la pièce. C'est un amoureux qui contemple le portrait de sa maîtresse ; il avait le germe du péché, la scène le développe, l'exalte, le fait fermenter, et en remplit son cœur. Elle affecte à mesure qu'elle se met à l'unisson de la passion dominante. Un homme vain et orgueilleux est charmé de la fierté Romaine dans Corneille, un cœur tendre et voluptueux des conversations amoureuses de Racine, il faut des machines aux enfants, des farces au peuple. Eh ! qu'il y a d'enfants à cinquante ans, de peuple sous la pourpre ! Le théâtre de chaque siècle, comme celui de chaque nation, porte l'empreinte du caractère régnant. Il fallait des mystères à nos dévots aïeux, il nous faut du mépris pour les choses saintes et les Ministres des autels. Dans les Fêtes de la Paix (juillet 1763.) par Favart, farceur célèbre, il paraît sur le théâtre, contre toutes les ordonnances, un Ecclésiastique qui dit cent sottises à une femme mariée, pour la séduire. Le mari survient, insulte l'Abbé, et le chasse. En parlant de son habit, et de son état, cet Abbé dit avec la plus insolente indécence : « Cet habit-là, Madame, et rien, c'est à peu près la même chose ; on le prend pour tromper les yeux. Plus d'un, ainsi que moi, par le dehors impose. Je me confie à vous, à peine sais-je lire, j'ai pris cet attirail par prudence et par goût, enfin comme un passe-partout : c'est moins un état qu'un maintien. Par là je tiens à tout et je ne tiens à rien. On nous goûte en faveur de la frivolité ; c'est en elle aujourd’hui que mon état consiste : avec quatre doigts de batiste nous acquérons le droit de l'inutilité, nous nous insinuons toujours dans le ménage, on y donne le ton, on joue un personnage, etc. » Ce portrait du Clergé est-il édifiant, est-il vrai ? La liberté, l'indépendance, la galanterie, voilées d'un air de politesse, règnent sur la scène Française. Paris est l'île de Paphos, le théâtre en est le temple, on en connaît les Prêtresses. Les horreurs du théâtre Anglais sont assorties au massacre des Rois, au chaos de l'irréligion, aux fureurs du suicide. En voici le portrait pris de la République des Lettres de M. Bernard (avril 1701) : « Expressions blasphématoires, discours athées, railleries profanes, la gravité méprisée, la vertu avilie, le vice applaudi, le Clergé injurié, déclamations contre le mariage, les infirmités humaines tournées en plaisanterie, la vieillesse tournée en ridicule, les plaisirs de la débauche représentés an naturel, etc. » Tout cela est tiré d'un livre Anglais dédié au Roi et au Parlement. Il est vrai que par ordre du Roi toutes les pièces sont vues et corrigées avant d'être représentées ; mais l'Auteur ajoute que « les Acteurs s'émancipent à représenter ce qui a été effacé, et dans l'impression les Auteurs rétablissent ce qui a été retranché ». Cet examen n'est qu'une vaine cérémonie ; qu'est-ce même qu'un examen fait par un Anglais ? M. Bernard revient au même livre le mois suivant, prouve la vérité du portrait par des exemples. Il ajoute judicieusement : « On a beau dire qu'on n'introduit jamais des scélérats sur la scène sans en donner de l'horreur. Tout cela ne guérit point le mal. Bien loin de les introduire, il ne faudrait pas seulement faire soupçonner qu'il puisse y en avoir. Je suis fort de l'avis de Madame de Ville-Dieu (Annal. gal.), Auteur et livre non suspect de rigorisme : C'est un méchant moyen d'enseigner la vertu, de la faire voir par le portrait du vice. » Bien des gens m'abandonneront le théâtre Anglais et demanderont grâce pour le Français. Cette distinction est peu fondée. Les deux théâtres adoptent mutuellement leurs pièces : Londres ne trouve pas celles de Paris trop dévotes, ni Paris celles de Londres trop licencieuses. Les Traducteurs respectifs ajoutent, il est vrai, ou retranchent quelque chose de l'original, pour s'accommoder au goût de la nation ; mais ils ont peu à faire pour les rapprocher, le goût du vice et la licence à le peindre en a fait tous les préparatifs. Il y a même en France un Anglomanie qui fait presque tous les frais de la ressemblance, au lieu qu'on ne peut reprocher de Gallomanie à la grande Bretagne. Cette fureur pour l'Anglais ne vient-elle pas du penchant à l'irréligion ? du moins ces maîtres du théâtre ne le détruiront pas.

Nous sommes si faibles, il faut si peu de chose pour allumer le foyer du péché ! La mémoire trop fidèle, le cœur trop sensible, l'imagination trop vive, les objets trop séduisants, et jusqu'aux chimères, tout sert si aisément une concupiscence trop redoutable, que les Solitaires même, ensevelis dans les antres de la Thébaïde, les Religieux de la Trappe, selon la tragédie du Comte de Comminge, dont nous avons parlé ci-dessus, ne sont point en sûreté contre cet agréable ennemi (leçon que le sieur Arnaud n'a pas prétendu donner, puisqu'elle doit faire abandonner le théâtre). Que sera-ce lorsqu'on rassemble tous ses attraits, qu'on les embellit avec art, qu'on y court avec fureur, qu'on s'y applique, qu'on s'y délecte avec transport ? l'ennemi qu'on fuit, qu'on combat, qu'on a vaincu, renaît de ses propres cendres, livre de nouveaux combats aux héros ses vainqueurs, et quelquefois les terrasse. Eh on ose les provoquer, se jeter entre leurs bras, et s'en faire une fête ! et qui ? le cœur le plus faible, qui a été cent et cent fois vaincu, non content des révoltes continuelles de ses passions, ose en goûter, en essayer de nouvelles, peut-être inconnues, et se livrer à toutes celles des autres, et de qui ? des hommes les plus passionnés, les plus licencieux, les plus exercés, en admettre sans discernement, ou plutôt avec empressement, tous les mouvements les plus vifs qu'imagine l'Auteur, qu'exprime l'Acteur, qu'applaudit le spectateur, rassembler contre lui une armée entière, et se réjouir d'en être la proie ? Les cieux ne sont pas purs aux yeux de Dieu, il a trouvé le péché dans ses Anges ; cendre et poussière, je présumerai de moi-même ? « Terra et cinis, quid præsumo ?  » Votre sécurité même vous met en prise : « Le péril le plus à craindre est celui qu'on ne craint pasp. »

Un amateur, selon l'expression même du théâtre, est un papillon charmé de l'éclat de la lumière, qui voltige autour de la chandelle, et s'y brûle : Et si l'un y brûle ses ailes, l'autre engage sa liberté. Si l'on avait sincèrement horreur du péché, en fréquenterait-on le séjour, en aimerait-on le souvenir, en parerait-on l'image, en diminuerait-on la difformité, en émousserait-on les remords ? Une tendre mère, une épouse fidèle s'amuse-t-elle à la représentation de la mort de son fils, de l'assassinat de son mari ? la peinture de la mort de l'âme, de la perte de Dieu par le péché, peut-elle amuser un Chrétien ? Vous le croyez, c'est votre religion ; vous le craignez, c'est votre intérêt. Vous protestez avoir une vive douleur de vous être rendu coupable, et vous faites vos délices de l'objet de votre repentir. C'est bien pis que la représentation de vos malheurs. Cet époux, cet ami qui vous mène à la comédie, cette fille, cette amie que vous y menez, y périssent à vos yeux par le péché. Vous y périssez vous-même, et vous vous amusez de leur damnation et de la vôtre ! Le plaisir du théâtre est précisément le contraire de la contrition, son esprit, son langage l'opposé de celui de la pénitence ; l'adultère, le meurtre, l'intrigue, la fourberie, la vengeance, etc. qui jouent constamment les plus grands rôles, elle s'en accuse, les déteste, et voudrait au prix de tout les anéantir, elle n'y pense qu'avec horreur, fallût-il mourir mille fois plutôt que de les commettre ou de s'y exposer. Le spectacle s'en occupe, s'en divertit, les enseigne, les justifie, les embellit, les inspire. Jamais la religion et le monde ne se sont montrés plus contraires. Voulez-vous ressembler aux personnages scélérats de la scène ? Pourquoi donc se familiariser avec eux ? On devient enfin ce que l'on voit avec tant de plaisir. L'exemple séduit, lors même qu'on ne le cherche pas, fût-il dans des personnes peu estimées et avec tout le hideux de l'injustice et de la débauche ; quelle doit être sa contagion lorsqu'il l'étale avec toutes les grâces dont le Poète a paré le rôle, et l'Actrice a paré le modèle ! « Abominabiles facti sunt sicut ea quæ dilexerunt. »

Si l'on veut de la philosophie, dans un siècle où tout s'en mêle, même les Comédiens, le théâtre est l'antipode du stoïcisme. Le stoïcien s'efforce d'acquérir une apathie supérieure à toutes les passions ; insensible à la douleur et au plaisir, le Sage se croit inébranlable au milieu des débris du monde : le chef-d’œuvre de la scène est au contraire l'émotion de toutes les passions. L'apathie stoïcienne est une chimère, le Sage sent comme un autre, et souvent plus qu'un autre, le plaisir et la douleur ; mais est-ce une gloire à l'esprit humain d'avoir inventé un art antiphilosophique, tout occupé à détruire ce que la raison a imaginé de plus parfait, à armer, à animer contre nous ce que la vertu nous ordonne de combattre jusqu'à la mort ? « Usque ad mortem agonisare pro justitia. » C'est donc le siècle des contradictions : la philosophie et les spectacles sont au plus haut point de leur gloire. Des Comédiens philosophes, des Philosophes amateurs et protecteurs de la comédie ! apprendre à vaincre les passions et à les exciter, donner des règles de modération et des leçons du vice, crier à l'humanité, à la probité, et se plaire à la représentation des fripponneries et du suicide ! le théâtre Italien et le matérialisme ! qui certes n'a rien de réjouissant, à moins qu'on n'aimât à faire des hommes autant de marionnettes, et des lazzis des mouvements d'un joli petit chien. Cet assemblage ferait une jolie pièce du Philosophe Comédien ou du Comédien Philosophe, qui fournirait une infinité de raisonnements et de rencontres très comiques. Les Pères de l'Eglise, sans être esprits forts, se soutiennent mieux ; ils n'ont jamais voulu accorder ni paix ni trève à la comédie. Jean-Jacques Rousseau est plus conséquent ; il combat très philosophiquement les spectacles par de bonnes raisons, et qu'à son ordinaire il dit très bien. L'Encyclopédie, au contraire, cet élixir de sagesse, cette quintessence de religion et de vertu, se déclare hautement pour la comédie, fait le procès à Genève, parce qu'elle ne lui accorda jamais le droit de bourgeoisie, et à Rousseau qui s'obstine à ne pas recevoir dans sa patrie cette vertueuse citoyenne si propre à former les mœurs de ses habitants.

Il est une apathie, une philosophie chrétienne, à laquelle nous devons tous travailler, qui consiste, non à ne pas sentir, mais à souffrir patiemment la douleur, à résister courageusement au plaisir, et à faire la guerre aux passions. Le brodequin et le cothurne ne sont pas moins opposés à l'Evangile qu'à Zénon ; le plaisir est le mobile du cœur, la source de ses égarements et de ses malheurs ; le devoir de l'homme est de réformer ce goût dépravé, par l'amour des biens spirituels et la soumission à son Dieu : « Gustate, et videte quoniam suavis est Dominus. » Le spectacle cultive ce penchant à l'ombre de ses ailes, et par tous les agréments que l'art et la nature peuvent répandre, il en assure l'empire. Les choses saintes, dépourvues de cet éclat imposant, de ce sel piquant, de ces grâces séduisantes, en deviennent plus insipides. Ainsi resserre-t-on les chaînes que le péché ne rendait que trop fortes. Qui a plus d'éloignement de la prière, des saintes lectures, des bons discours, et de tout exercice de piété, qu'un homme plein des frivolités du théâtre ? Cette ivresse absorbe tous les bons sentiments. Rendu à la raison et à la religion, quelle chute, quel vide ! abandonné à lui-même, au dégoût, à l'ennui, aux combats, aux remords, quel dégoût du bien, quelle vivacité pour le mal ! La piété ne voit que Dieu, attentive à tout, elle réprime les moindres saillies. Le théâtre voltige sur tout, le spectateur y est toujours hors de lui-même, son âme est toute dans ses yeux et dans ses oreilles, il est ravi et en extase ; étranger chez lui et craignant d'y rentrer, il se dissipe de plus en plus, s'arrache des bras de la vertu, pour se jeter au milieu des tempêtes et des écueils de toutes les passions : « Desolatione desolata est terra, quia nemo est qui recogitet corde. »