CHAPITRE III.
Est-il à propos que les jeunes gens aillent à
la Comédie ?
L'Histoire du Théâtre aux premiers tomes, le Journal des Audiences, T. 4. L. 8 C. 10. le Traité de la Police de Lamarre, T. 1. I. 3. C. 3. rapportent que les Comédiens Français voulant s'établir à Paris, achetèrent d'abord une maison près des Carmélites, rue Chapon. Ces saintes filles furent alarmées de ce voisinage, comme si le feu ou la peste se fussent approchés de leur Couvent. Elles sollicitèrent si bien que la Cour ordonna à la Troupe de chercher fortune ailleurs. On se tourna d'un autre côté, on acheta une maison près du Collège des Quatre nations. Le Principal et les Professeurs ne furent pas moins effrayés que les Carmélites, ils représentèrent que c'était perdre absolument leur Collège, que de donner à leurs Ecoliers une occasion si prochaine de dissipation et de vice. La Cour ordonna encore à cette compagnie de Pandouresl d'aller camper ailleurs. Elle acheta enfin un Hôtel qu'elle occupe aujourd’hui, sur les Fossés, faubourg S. Germain, que le public appelle rue de la Comédie, où personne ne s'opposa à une pareille garnison. C'était alors une extrémité de la ville. Toute la grâce qu'on leur accorda dans le procès que leur firent les vendeurs des deux premières maisons pour obtenir des dommages et intérêts, ce fut de les en dispenser. Le Conseil ne les obligea qu'à rembourser le prix de la vente, parce qu'une force majeure les obligeait à résilier le contrat, et d'un autre côté les vendeurs, qui connaissaient leur qualité, pouvaient facilement s'attendre à de pareils revers.
Tout le monde pense de même : quel père, quelle mère, pour peu qu'il aime sa famille, voudrait avoir la comédie à sa porte ! ceux que le hasard a placé dans son voisinage n'en gémissent-ils pas ? Ainsi pensaient les habitants de la ville de Marseille, même Païens, comme le rapporte, d'après Valère Maxime, Alex. ab Alexand. Génial. Dier.(L. 5. C. 16.). Ils ne souffraient qu'à regret le théâtre dans leur ville ; mais ne pouvant l'abolir entièrement, ils avaient du moins défendu aux jeunes gens de s'y trouver, comme la chose la plus capable de corrompre les mœurs dans un âge si facile. Toutes les histoires de Marseille et de Provence, qui rapportent un trait si honorable, en font unanimement l'éloge. Il faut qu'on ait bien changé dans cette ville ; les papiers publics ont appris à toute la France qu'on fit venir à grands frais la Gaussin en équipage de Princesse de Paris à Marseille, pour jouer sur un théâtre qui n'est plus fermé à personne. Les papiers publics pouvaient-ils être mieux employés qu'à célébrer le triomphe d'une Actrice qui traverse toute la France pour répondre à l'admiration d'une grande ville, et la gloire d'une grande ville dont l'entrée d'une Comédienne illustrera les fastes ?
Les lois Romaines avaient les mêmes alarmes, et prenaient les mêmes précautions
que Marseille païenne, parce qu'il est de l'intérêt essentiel de l'Etat que les
jeunes gens qui en sont l'espérance, aient de la religion et des mœurs, et
étudient les sciences propres à leur profession. Croira-t-on que dans les
règlements que font les Empereurs pour les études, il est expressément défendu
aux Etudiants de fréquenter le théâtre, et aux Régents de le souffrir (C. 1. de Stud. libéral. L. 14. Cod. Theod. et ibi Gothofred) ? Les statuts de l'Université de
Paris et ceux des autres Universités du royaume n'ont pas oublié ce point
important de discipline. Pour le jeune Clergé, on n'en doute pas ; quel
Séminaire souffrirait que ses élèves allassent à la comédie ? Le fameux Recteur
Libanius donne le même conseil à ses élèves (Epist. 170 et514. ad Andronic. et Italacian), et
Aulu-Gèle (Noct. attic. L. 20. C. 3. rapporte qu'un célèbre Philosophe, pour corriger un de ses
disciples qui aimait éperduement le théâtre et négligeait l'étude, ce qui en est
la suite ordinaire, lui recommanda de lire chaque jour avec attention le
problème d'Aristote, l'un des plus grands philosophes de l'antiquité, qui
attribue aux spectacles la dissolution et la corruption des mœurs. Le titre de
ce chapitre est ainsi conçu : Scenicorum studium et amorem
inhonestum et probrosum esse.
Ce grand génie enseigne la
même doctrine dans sa politique (L. 7. C.
13.) : « Potissimum juvenes non sint comœdiæ spectatores.
»
Dans l'Eloge historique du Duc de Bourgogne, fait en 1761, le
célèbre le Franc de Pompignan rapporte que ce jeune Prince ayant entendu lire la
tragédie d'Athalie, l'avait fort goûtée, l'avait fait déclamer
en sa présence, avait voulu y jouer un rôle, et avait choisi pour lui celui du
petit Joas, qui était en effet le mieux assorti à son âge et à ses sentiments,
et qu'il l'avait parfaitement rendu. Tout cela marque beaucoup d'esprit, de goût
et de religion dans un enfant de huit à neuf ans. Il en avait beaucoup en
effet ; mais dans une éducation aussi chrétienne il n'est pas douteux qu'un
Gouverneur et un Précepteur aussi pieux et aussi sages que ceux auxquels son
éducation était confiée, auraient corrigé ce goût prématuré du théâtre, qu'on ne
lui permit de satisfaire dans le moment que pour connaître ses inclinations, et
les tourner vers des objets plus dignes de lui. L'Abbé de S. Pierre, qui au
milieu de bien des visions politiques, dit pourtant des vérités, mais les dit
quelquefois brutalement, attribue à la comédie le peu d'éducation de Louis XIV,
et sa négligence pour les affaires dans les premiers jours de son règne, ainsi
que son goût pour le luxe, le plaisir et la dépense, et tout cela par l'ambition
du Cardinal Mazarin, qui pour gouverner sans obstacle, amusait ainsi ce jeune
Prince (Annal polit. tom. 1. pag. 69.).
« Ce Cardinal n'avait rien de mieux à faire que de laisser le Roi
s'amuser tous les jours des plaisirs de son âge, et l'éloigner lui-même de
toute sorte d'affaires ; il avait vingt ans qu'il ne savait que des danses,
des mascarades, des tournois, des comédies, des jeux de cartes,
etc.
»
La comédie, si dangereuse à tout le monde
pour les mœurs, l'est
infiniment plus aux jeunes gens. Quels principes et quelle éducation ! Serait-ce
bien connaître la jeunesse et sa fragilité, ces cœurs tous neufs et leur
sensibilité, ces esprits naissants et leur vivacité, ces caractères peu solides
et leur légèreté, cet amour du plaisir et sa violence, que d'abandonner des
barques si faibles à une mer si orageuse ? Que penser de ces femmes mondaines
(heureusement le nombre en est petit), qui mènent elles-mêmes leurs filles à la
boucherie ? S. Augustin (Hom. 21. L. 50.
Homil. tom. 10.) donne aux parens un conseil bien
différent. Il leur recommande fortement de ne pas souffrir que leurs enfants
aillent à la comédie, de les châtier, s'ils y vont, et de prier pour eux comme
pour des gens qui courent à leur perte : « Quotiescumque filios vestros
ad spectacula currere pestifero amore cognoscetis, castigate eos, et
abundantius pro eis Domino supplicate, quia illos videtis in luxuriosa
oblectamenta et insaniam cecidisse.
» On peut laisser la jeunesse
lire toute sorte de livres, fréquenter toute sorte de compagnies, voir les plus
mauvais exemples, entendre les plus mauvais discours, regarder les objets les
plus séduisants, si on leur ouvre la porte des spectacles, où se trouvent tous
ces dangers à la fois, c’est-à-dire qu'il faut abandonner l'éducation de la
jeunesse, la livrer à elle-même, et la laisser perdre. S'il est vrai, comme dit
Juvénal, qu'on doit la respecter et lui épargner la moindre impression du vice,
peut-on lui permettre de s'engloutir dans l'assemblage de tous les vices ?
« Maxima debetur puero reverentia.
»
Il s'en faut bien, disait le fameux Orateur Œlius Aristides,
dans une belle oraison contre la comédie, que le spectacle soit utile à la
jeunesse, il faut au contraire l'abolir pour la sûreté de ses mœurs :
« Tantum abest ut juventutis erudienda
gratia comœdiæ
sint agenda, ut potius vel hac de causa sint abolendæ, ut liceat secure
virtutem colere.
» Qu'y trouve-t-on, qu'indécence dans les paroles,
les gestes, les chansons ? Les vices des Comédiens sont si grands que la comédie
elle-même ne saurait les peindre : « Tanta sunt Histrionum vitia, quanta
non possit vel ipsa comœdia exprimere.
» Dès qu'on s'accoutume à
voir, à entendre de mauvaises choses, on apprend le mal que l'on ignorait, et
l'on s'y accoutume. Il faut que votre ville soit bien corrompue, si elle souffre
de si grands désordres : « Simul ac consuevit male audire, remittit
animum, nequitiam dixit, hæcne ut honesta patimini ? corruptela signa
sunt.
»
Il faut, dit Platon (L. 2. de Republic.),
deux choses pour l'éducation de la jeunesse, lui inspirer la honte du mal, et
lui donner le goût du bien. La comédie fait tout le contraire, et ses
impressions ne se corrigent plus, les jeunes gens sont gâtés pour le reste de
leurs jours : elle éloigne du bien, elle enseigne le mal. Une ville bien policée
ne souffre pas une si grande source de corruption : « Duo a pueritia in
omnem vitam ducere debent, in turpibus verecundia, in honestis studium.
Comœdiarum lues ad primum adolescentes impellit et a secundo abducit, in
bene morata civitate, statim a primis annis pueri jocis honestis assuet
faciendi ; si minus honestis assuescant, numquam viri probi evadere
possunt.
» L'expérience ne le confirme que trop. En voici un trait
remarquable. Mornac (sur la loi 2. ff. de his qui notant.
inf.) pour confirmer sa juste aversion des spectacles, rapporte la
catastrophe du fils d'un Magistrat, à qui son père, qui lui destinait sa charge,
avait donné la plus belle éducation, mais dont la fréquentation du théâtre fit
un débauché. Son père, baigné de larmes, le suivait de ville en ville, errant
avec la troupe à laquelle il s'était donné. N'ayant pu le ramener,
il le déshérita, et ce misérable fut enfin assassiné par un de ses compagnons
de débauche : « Pro Senatore Parisino thimelicum ignominiosum habuit
Histrionem flagitiosis artibus infamem ; omni cura et solertia ad
vindicandum e sordibus filium, artes ludicras per urbes exercent sequebatur,
ut reduceret, sed non potuit.
» De pareils exemples ne sont pas
rares, sans être si éclatants. Il mourut, il y a quelque temps au Parlement d….
un Avocat dont les premières années avaient été aussi mal employées. Il quitta
enfin cet infâme métier, et entra dans le barreau. Il y porta cet air, ce style
comédien qui amuse et fait rire, et mena toujours une vie fort dissipée. Il
n'eut jamais la confiance du public, ne fut qu'un Jurisconsulte très médiocre,
et mourut fort pauvre. Qu'on lise la vie des Comédiens dans l'ouvrage de M.M.
Parfait, on n'en verra que de deux espèces ; les uns des enfants de famille, que
la débauche a livrés au théâtre ; les autres des misérables qui sont allés y
chercher du pain. L'origine des Actrices n'est pas plus honorable, elle est plus
pernicieuse ; elles y sont alléesm mettre leurs grâces à profit. Tous ceux qui
étudient les hautes sciences, ou qui sont dans de grandes places, dit Godefroi
(L. 1. Cod. Theod. de libéral.
studiis.), se font beaucoup de tort par leur amour pour la comédie :
« Spectaculorum studium omnibus qui gravioribus studiis vel officiis
incumbant, vitio maxime datum.
» Quintilien ne veut pas même qu'on
permette la lecture des pièces du théâtre aux jeunes gens, jusqu'à ce que l'âge
mûr ait mis leurs mœurs en sûreté : « Donec mores fuerint in
tuto. » J'ai vu des Jésuites arracher Racine et Molière des mains des
Ecoliers, et quatre jour après ils en faisaient représenter les pièces sur leur
théâtre. Que l'homme est peu conséquent !
Rien n'est plus opposé aux progrès dans les
sciences que la
fréquentation du théâtre. La jeunesse y perd absolument le goût de l'étude, et
constamment tout son temps. Je m'en rapporte à tous les Professeurs du monde. Il
est étonnant que cette foule d'Ecrivains qui ont inondé la France de livres sur
l'éducation de la jeunesse, n'aient pas songé à lui interdire le théâtre. Les
épines d'une langue morte, les ténèbres de la métaphysique, les subtilités de la
logique, les profondeurs de la géométrie, le labyrinthe de la jurisprudence, les
dégoûts de la médecine, assez insipides par eux-mêmes, sont insupportables quand
on est pétri de farces, de danses, de musique, d'Actrices, de décorations. Voilà
tout ce qu'on apporte en classe et au cabinet. Qu'on cherche les jeunes
Etudiants, à peine paraissent-ils un moment aux écoles, leur séjour ordinaire
est au spectacle ou chez l'actrice. Ils y apprennent à plaisanter, à faire les
bouffons, à tourner tout en ridicule, à copier les gens, à composer des farces à
leur façon, à les jouer entre eux. Que lisent-ils ? Molière, Racine, Quinault.
De quoi s'entretiennent-ils ? de ce qu'ils ont vu ou entendu à la comédie, des
parties qu'ils y ont faites, des bonnes fortunes qu'ils y ont eues. Est-ce ainsi
que se forment le Magistrat, l'Orateur, le Médecin, le Militaire, l'Artiste ?
comment passer de Molière à Cujas, de Racine à Hippocrate, de Quinault à
Euclide ? Pétrone, qui n'était pas un pédant sévère, compare l'amour du théâtre
à l'ivresse, et assure qu'il fait le même ravage que l'ivrognerie, et que les
jeunes gens doivent avec un soin égal éviter l'un et l'autre : « Ne
perditis addictus obruat vino mentis vigorem, nec in scena sedeat plausor.
Histrionibus
» (Sat. L. 1.)
La jeunesse a d'autant plus à craindre le théâtre, que c'est surtout à elle qu'on
en veut. Il n'est point de comédie où quelque jeune personne du sexe ne soit
l'objet des poursuites criminelles,
et quelque jeune homme le
poursuivant. Que leur apprend-on ? à connaître l'amour, à ne pas craindre, à
satisfaire les feux naissants que la nature allume, que les objets attirent,
dont la représentation fait une incendie. On lui enseigne à voir les passions
sans défiance, à se les justifier, à s'en faire un mérite, à former des
intrigues, à tromper des parents, à lever les obstacles. La saine morale qu'on y
débite ! Le bel age est la saison des plaisirs, ils y sont plus
piquants et plus agréables ; il faut profiter du printemps de la vie, tout
alors est pardonnable. Ne croyez-vous pas entendre les insensés dont
parle le livre de la Sagesse ? « Coronemus nos rosis antequam
marcescant.
» On lui inspire la plus folle vanité : éloge perpétuel
de sa beauté, de ses grâces, de son empire : encens, flatteries, hommages, qui
l'enivrent d'elle-même, et lui apprennent à mépriser la vieillesse, à se moquer
de ses infirmités, de ses rides, de ses importunes sollicitudes, qu'on attribue
à mauvaise humeur, et au dépit de ne plus jouir des plaisirs qu'on avait
autrefois goûtés. La jeunesse est l'âge le plus susceptible des impressions du
vice, le plus critique, puisque le reste de la vie dépend presque sans retour
des habitudes qu'on y contracte. La comédie fût-elle indifférente dans un âge
avancé, elle est infiniment dangereuse à la jeunesse, on doit absolument la lui
interdire.
Qu'on ne cite point ici les pièce de Collège pour justifier les jeunes gens qui vont à la comédie. Nous n'approuvons pas, il est vrai, ces sortes de pièces ; mais ce serait être injuste de ne pas convenir qu'elles sont très différentes du théâtre public, différentes dans les mœurs des Acteurs et des Actrices, dans le goût et les vues de l'Auteur, dans le choix des spectateurs, dans la séduction des passions, l'indécence des parures, la licence des discours, les décorations, les chants, les danses, le lieu, le temps. Cette différence est si bien reconnue, que quand le Collège s'écarte des bienséances, on le compare au théâtre, et les Ecoliers aux Comédiens, et qu'au contraire quand une pièce du théâtre n'a pas excité la passion, on dit d'abord c'est une pièce de collège : double accusation, dont on ne manque pas de se défendre de part et d'autre, tant on est persuadé qu'on ne peut être innocent en imitant ce genre d'hommes, que leur ressembler, c'est oublier les vertus et les bienséances, qu'on ne peut être bon Comédien en observant ces lois. Il y aurait donc de l'injustice, comme le remarque M. Bossuet et tous ceux qui ont écrit contre les spectacles, et dans le parallèle de deux comédies et dans les conséquences, si de la tolérance des unes on en concluait la liberté d'aller aux autres.
Voici quelques exemples frappants des effets du spectacle sur la jeunesse.
« Madame de Longueville (dit l'Auteur de sa vie,
L. 1. pag. 15.)
jusqu'alors dans la plus haute piété, jusqu'à vouloir se faire Carmélite, la
perdit toute dans un bal, où sa mère la força d'aller contre son gré. De là
toutes ses intrigues, sa révolte et ses malheurs. La Princesse, vertueuse en
y entrant, en sortit toute changée, et ne fut plus la même personne,
etc.
» On ne l'y vit plus après sa conversion.
On voit dans les Mémoires du Comte de… écrits par S. Evremont
(Tom. 1. L. 1. C.
6.) : « Je n'avais eu jusques là (à quatorze ans) que de vagues
impressions de cette passion qui attache un sexe à l'autre. Ce fut à la
comédie qu'elle commença à se développer et à se faire sentir en moi, et je
le dirai à ma confusion ou à celle des plus graves Auteurs de la tragédie,
que ce fut à la représentation du Cid que je commençai
tout de
bon à vouloir faire l'amour. La femme qui jouait le rôle
de Chimène, me toucha et par la beauté et par la tendresse des sentiments de
son personnage. Je me sentis affligé de la voir malheureuse ; il me sembla
même que j'étais un peu fâché qu'elle fût aussi vertueuse que son rôle la
faisait paraître. Mais ce regret ne dura pas longtemps, j'appris bientôt que
cette femme qui représentait sur le théâtre des personnages si vertueux,
n'était dans le particulier rien moins qu'une Chimène. Ce fut là ce qui me
renversa entièrement l'imagination. Quoi, disais-je en moi-même, il me
serait aisé d'être aimé de cette Chimène qui a tant de fierté pour
Rodrigue ! Je portais partout ces pensées et ces réflexions, et j'avalais,
sans le savoir, le funeste poison de la débauche. Ce que j'éprouvai dans un
âge si tendre m'a dans la suite de ma vie empêché d'être surpris quand j'ai
vu les Comédiennes. Toutes décriées qu'elles sont, elles inspirent de plus
fortes passions que les honnêtes femmes : le rôle qu'elles font sur le
théâtre, donne du goût pour celui qu'elles jouent ailleurs. Cependant
j'étais trop jeune pour m'attacher à ma Chimène ; d'ailleurs elle était à
toute heure entourée de gens moins jeunes et plus riches que moi, et
prévoyant bien que si j'osais lui parler d'amour sans lui faire des
présents, je n'en serait traité que comme un Ecolier, je cherchai des amours
plus aisées.
» Tout cela n'a pas besoin de commentaire. Le
désintéressement et la vertu des Actrices, les bons effets que produisent sur le
théâtre leurs vertus apparentes et leur saine morale sur la jeunesse qui s'y
trouve, s'y font aisément sentir. Celui qui parle connaissait bien le monde, et
n'était point scrupuleux.
« Le dangereux poison que le théâtre inspire,Les principes impurs qu'on ose y débiter,Les lascives chansons qui raillant la sagesse,Au tendre et fol amour instruisent la jeunesse »,
Dit l'Abbé de Villiers (L. 2. Ep. 2. pag. 323).
C'était un Ex-Jésuite, qui longtemps Régent et ensuite dans le monde, connaissait les pièces de Collège et les effets pernicieux que produit le théâtre sur un jeune cœur.
L'Apologie des Jésuites (C. 12.), un peu
moins sévère que l'Abbé de Villiers, y met une restriction et dit que leurs
constitutions leur prescrivent de détourner les Ecoliers des spectacles publics
(licencieux), ajoute-t-elle. Ce qui n'est point dans le
texte, où la défense est générale : « Neque ad spectacula publica
comœdias eant
» (Rat. Stud. n. 13.). Cette
distinction, sur laquelle porte le relâchement des Casuistes en cette matière,
élude toute la loi et sauve tous les spectateurs et Acteurs. « Le théâtre
est épuré, dit-on, il n'y a plus aujourd’hui de
pièce licencieuse.
» Le Journal des Savants (janv.1763.) dans l'extrait du livre, Considérations sur la littérature, dit : Il y a un théâtre à
Amsterdam, un à La Haye. Sur le premier jouent des artisans qu'on paie fort
médiocrement. On s'en contente, et tout va bien. « Tant que les choses
resteront sur ce pied, on n'aura pas de grands Acteurs, on n'aura pas aussi
de grands libertins. Le bien public exige qu'on se passe des uns pour ne pas
rencontrer les autres. Les figurantes de l'Opéra et des deux comédies de
Paris font plus de tort à la jeunesse Française qu'elles ne donnent de
plaisir et de lustre à la nation.
» L'Auteur observe que les
coquetteries des Marquises de nos théâtres jouées en Hollande, y ont gâté depuis
vingt ans et continuent à dépraver les mœurs des deux sexes.
Le P. Porée Jésuite, l'un des plus distingués instituteurs de la jeunesse par ses
vertus et par ses talents, a laisse deux oraisons célèbres, l'une contre les
romans, l'autre sur le théâtre. Dans la
première, où il condamne les
romans sans ménagement, il parle selon son cœur. On démêle dans l'autre une
impression étrangèren. Il y fait une sortie des plus
vives contre Racine, sur l'amour dont il a infecté toutes ses pièces ; et les
parcourant en détail, il montre que cet amour est fade, inutile, faux, puérile,
ridicule, absurde, contre toute vraisemblance : « Repugnante ætate,
adversante fortuna, reluctante religione, reclamante historia, vel ipsa
resellente fabula, puerilis, ineptus, ridiculus, portentosus.
»
Après s'être déchaîné sans restriction contre les romans, dont la lecture est
assurément moins dangereuse que la fréquentation du spectacle, son discours sur
le théâtre, où il fait quelque tentative pour l'excuser, est un phénomène. La
seconde partie, où il prouve que le théâtre corrompt les mœurs, détruit la
première, où il prétend qu'il peut lui être utile. Cette possibilité spéculative
et métaphysique, qui ne fut jamais réalisée, et ne se réalisera jamais, est une
chimère. Si ce Père, qui avait de la piété, a fait une pareille apologie, ce
n'est que par la contagion du Jésuitisme : pouvait-il condamner atrocement la
Société, qui partout faisait jouer des pièces, surtout chaque année à Paris, où
lui-même en avait composé, et avec un tel éclat, que l'on y invitait toute la
ville, que le spectacle durait presque tout le jour, que les enfants des plus
grands Seigneurs y étaient Acteurs, que le Mercure et la
plupart des Journaux en faisaient une honorable mention, qu'après avoir donné
pour la forme quelques scènes Latines, conformément aux constitutions de S.
Ignace, qui veut que tout soit en Latin, on jouait une pièce Française
entremêlée de ballets de toute espèce, où les danseurs, les musiciens et les
instruments de l'Opéra étalaient tout ce qu'ils avaient de talents, au milieu
des Jésuites, spectateurs, présidents,
Auteurs, par un assemblage
qui n'est assurément pas dans l'institut, tout impie qu'on le dise ? Le P. Porée
a donc dû chercher quelque couleur pour pallier la scène des collèges des
Jésuites ; mais fût-elle excusable, ce qui n'est pas, puisqu'on y représentait
les mêmes pièces et de la même manière qu'à la Comédie Française, ce serait
d'ailleurs un piège pour la jeunesse, de lui faire goûter le théâtre de si bonne
heure. Elle ne manquera pas de le fréquenter dans la suite et d'en trouver
l'apologie dans la conduite de ses maîtres. Dans les idées du monde il est aisé
d'y appliquer toute la doctrine du P. Porée. Comment ce saint et éloquent
Religieux a-t-il pu étayer ces spéculations de l'autorité de S. Charles
Borromée, qui fit tout ce qu'il pût par lui-même et par ses Ecclésiastiques pour
abolir le théâtre à Milan, et qui n'ayant pu y réussir, demanda qu'au moins on
fît examiner les pièces avant que de les représenter ? comment peut-il s'étayer
de l'exemple du Cardinal de Richelieu, en qui l'amour du théâtre fut un vrai
ridicule et une grande faute, et un malheur pour la France, où il en répandit le
goût ? comment peut-il mettre en parallèle la construction de la Sorbonne et
celle d'un théâtre dans son Palais, et faire passer pour une bonne œuvre
d'ouvrir la source de tous les vices ? comment peut-il justifier jusqu'à
l'opéra, la danse, la musique, parce qu'on peut faire de beaux motets pour
l'Eglise, comme s'il y avait un seul air à l'opéra qui n'inspire la mollesse et
la passion, et comme s'il convenait de les chanter à l'Eglise, et de rappeler
l'idée de cette morale lubrique que Lully réchauffa des sons de la
musiqueo
?
Il s'était introduit à Constantinople un usage fort singulier, comme nous l'apprenons de Balsamon sur le canon 71 du sixième Concile in trullo. Lorsque les jeunes Etudiants avaient fini leur cours d'étude et devaient passer au rang des maîtres, ce que nous appelons passer Docteur, on les menait en cérémonie au bain, où se trouvaient, d'un côté les maîtres pour les prendre et les agréger à leur corps, et de l'autre leurs condisciples, qui faisaient semblant de s'y opposer, comme ne voulant pas perdre un camarade qui leur faisait honneur ; ce qui formait une espèce de combat qu'ils appelaient eglistræ, où les maîtres devenaient enfin vainqueurs, emmenaient le candidat, le couvraient de riches habits, le promenaient en triomphe dans la ville, et le faisaient monter sur le théâtre public pendant la représentation, pour recevoir les éloges et les applaudissements des spectateurs. C'est ainsi qu'on a vu le Maréchal de Saxe, au retour de la campagne, venir à la comédie, et s'y laisser couronner par une Actrice, sans craindre de laisser flétrir ses lauriers par les mains de la mollesse, plus propres à couronner de myrte ou de roses quelque Céladon. Cette frivole cérémonie était ancienne parmi les Grecs, elle se pratiquait à Athènes en faveur des élèves des anciens Sophistes ou Philosophes, qui avaient la faiblesse de laisser faire des folies pour honorer des sages. On en voit le détail dans l'Oraison funèbre de S. Basile (N. 24) qui fut prononcée par S. Grégoire de Nazianze, son ami : il y dit que la gravité de ses mœurs et la sagesse de ses discours en firent exempter ce grand homme.
Ces jeux insensés d'une jeunesse pétulante n'auraient pas apparemment été l'objet
de l'animadversion de la police, encore moins d'un concile écuménique ; mais
malheureusement les Etudiants en droit voulurent imiter les autres, et faire
leurs fêtes aussi, pour célébrer leur doctorat, et les maîtres ou professeurs se
prêtèrent à ces extravagances. Constantinople, la Reine des villes, dit
Balsamon, respectait alors la jurisprudence, et
avait à cœur la
discipline des écoles de droit, où se formaient les Magistrats qui devaient un
jour s'asseoir sur les tribunaux. Elle ne put voir sans indignation les
successeurs des Papiniens et des Ulpiens se couvrir de bonne heure de ridicule,
et ces images de la Divinité, que tout devait un jour respecter, se faire
mépriser. Cette conduite parut si indécente, le théâtre si peu fait pour des
Jurisconsultes, et les mœurs des Comédiens si opposées à la sainteté d'un
interprète des lois, que le sixième Concile in trullodéfendit
expressément, sous peine d'excommunication, à tous les Etudiants en droit, de
paraître sur le théâtre, et de faire aucune de ces bouffonneries : tant la
dignité de l'état qu'ils avaient embrassé, leur paraissait blessée par tout ce
qui ressentait le théâtre : « Eos qui docentur leges civiles Græcis
moribus uti non oportere, neque in theatrum induci, neque eglistras
peragere, nec tempere quo disciplinam ingrediantur, nec ad finem ejus, aut
in ejus dimidio ; si quis autem hoc facere ausus fuerit,
segregetur.
» De ce que ce canon ne parle que des Etudiants, on aurait
tort d'en conclure que de si mauvaises coutumes sont permises au reste des
fidèles. Ce qui est mauvais et indécent n'est permis à personne, dit Gonzalès,
qui rapporte ce trait (C. Cùm decorem de vit. et honest.
Cleric.). Le respect pour la Magistrature a fait porter l'attention
publique plus loin que pour les autres états : « Non tamen inde
colligitur alios ludos eis permitti.
» On trouvera cette matière
savamment traitée par M. de Ciron, Professeur en droit et Chancelier de
l'Université de Toulouse (L. 3. C. 1. Observat. Juris.et sur le titre de Magistrat.
L. 5. T. 5. des Décrétal.). Ce
savant homme appelle les Professeurs les Evêques des écoles, les Prélats de la
jurisprudence, « Antistites juris, Antistites scholarum
» ;
expression singulière qui en
marquant la sainteté des lois et celle
de leurs interprètes, soit en les enseignant, soir à plus forte raison en les
faisant exécuter, leur enseigne combien ils doivent se respecter eux-mêmes, et
s'éloigner de toutes les folies du théatre.
Ces lois sont mal observées, même dans l'Université où M. de Ciron les a expliquées. Ce n'est pas sans doute la faute des Professeurs, qui toujours pleins de zèle pour le bon ordre, gémissent du dérangement de leurs éleves qu'ils ne peuvent empêcher. L'an 1763, les Ecoliers des quatre Facultés allaient si habituellement à la comédie et en si grand nombre, qu'on y en voyait deux à trois cents chaque fois. C'était pour la troupe des Comédiens un revenu considérable, et fort peu de profit pour les études. Ce fut là un bon titre pour agir en maîtres ; ils s'avisèrent de demander certaines pièces que les Comédiens ne purent ou ne voulurent pas leur donner. Ils se piquèrent et délibérèrent de ne plus aller à la comédie jusqu'à ce qu'on leur eût fait une satisfaction convenable. L'assemblée manda le Directeur du spectacle, pour lui faire une grave mercuriale et lui notifier la résolution prise par l'Université des Etudiants. Le Directeur se rendit ponctuellement à l'ordre, écouta humblement la correction, et donna sa parole d'honneur d'engager ses camarades à satisfaire la sage et savante compagnie. Il tint parole, et peu de jours après il requit respectueusement d'être entendu et de porter à nos très sages Maîtresles excuses des Acteurs, la reconnaissance des Actrices, et les promesses d'être plus dociles et plus traitables. On s'assembla, on donna audience à l'orateur. L’amplissimePrésident prononça l'arrêt d'abolition, et accorda la grâce, à condition qu'on jouerait Pourceaugnac, et que la plus jolie Actrice débuterait par un compliment respectueux pour Messieurs les Etudiants ; ce qui fut accepté. Ensuite la judicieuse assemblée délibéra que ce jour célèbre aucun Ecolier ne manquerait à la comédie, sous peine d'être chassé des écoles, comme un infâme excommunié. La foule fut immense, et les Comédiens joyeux d'autant, voyant une si abondante recette. Pourceaugnacfut joué aux éclats de rire et aux acclamations réitérées de cette studieuse jeunesse, surtout aux scènes où l'on joue les Avocats et les Médecins. La paix fut faite, les études reprirent leur cours avec l'assiduité ordinaire ; on continua d'aller former au parterre le Théologien, le Jurisconsulte, le Médecin, le Philosophe, et d'apprendre à la profonde école des Actrices la Bible, le Digeste, Hippocrate et Aristote. Les loges grillées, destinées, dit-on, pour les gens honteux ou timides, et où chacune avec son élève se rendent pour trente sols, les figurantes du second ordre furent plus que jamais fréquentées. On juge bien quels grands hommes doivent sortir de ces savantes mains, et combien doivent se féliciter du progrès de leurs classes les habiles et vigilants Professeurs qui leur développent les mystères des hautes sciences. Aussi quels saints Ecclésiastiques, quels éclairés Magistrats, quels profonds Médecins, le public y doit un jour gagner ! C'est dommage que Molière n'ait été témoin de ce burlesque événement, il en eût composé une pièce plus amusante que l’Avocat Pourceaugnac, dont il eût trouvé bien des copies, et dont la scène eût été dans les écoles du droit.
Autre aventure dans la même ville et dans le même goût. La troupe des Comédiens ayant manqué en 1761, par je ne sais quelle raison, les Etudiants en droit formèrent une troupe, et les Etudiants en médecine une autre, qui par un beau zèle du bien public se chargèrent de fournir tour à tour au théâtre, et par une noble émulation pour soutenir la gloire des deux Facultés, se disputèrent à qui des Médecins ou des Juristes seraient les meilleurs Acteurs. Presque toute l'année se passa à apprendre, à exercer, à représenter dans la salle publique des spectacles, que les Magistrats municipaux leur livrèrent. L'Université garda le silence. Qu'on juge si les écoles furent bien fréquentées, les cahiers bien étudiés, les thèses bien soutenues, les grades bien mérités ; si la religion, les mœurs, le public y gagnèrent. Les Théologiens et les Philosophes ne parurent pas sur le théâtre scolastique ; la jeunesse dans les uns, la sainteté de l'état dans les autres, les rendirent timides. Mais aguerris par leurs confrères, ils jouèrent quelque temps après un grand rôle dans le triomphe que l'Université remporta sur la Comédie et les hommages que lui rendirent les Acteurs et les Actrices.
Le célèbre S. Evremont, dont l'esprit brillant, le style étudié, les mœurs épicuriennes, la religion commode, n'ont rien de suspect pour Melpomène, en faveur de laquelle il a beaucoup écrit ! S. Evremont composa une pièce dont le fonds était une fille devenue folle par la lecture et la représentation des opéra, comme Don Quichotte par la lecture des romans, fille pleine de tendres sentiments pour un Comédien, et de respect pour les Dieux du paganisme qu'elle adore. Il y montre combien la lecture des pièces de théâtre et l'assiduité au spectacle dérangent le cœur et l'esprit des jeunes gens, les remplissent de chimères et de passions, et les rendent incapables d'éducation et inutiles à tout dans la société. La morale lubrique qu'on y débite à tout propos, dévoile les idées, les sentiments, l'occupation d'un cœur pétri de corruption que la scène fait naître et entretient, au préjudice de tous les devoirs, l'imprudence et le crime des parents qui le souffrent, et se repentiront, mais trop tard, d'avoir ainsi éteint dans leurs enfants la vertu, la sagesse, la soumission. Il est certain que tous les systèmes d'éducation publique qui pleuvent de tous côtés depuis deux ans, ne feront autant de bien à un jeune homme que l'éducation théâtrale lui fera de mal. L'apologie de S. Evremont ajoute d'après lui (pag. 100) qu'il y a une différence entre l'affection du vice, qui est l'impression que fait et que laisse dans l'âme la vue du vice, et l'affection au vice ou pour le vice, qui est l'attachement au vice. Le premier est machinal et involontaire. C'est un homme qui approche trop près du feu, il a beau ne pas le vouloir, il est impossible qu'il n'en sente l'ardeur, et qu'enfin il ne se brûle. Le second dépend de nous, et nous rend criminels. Encore même le premier nous est il imputé quand nous nous sommes mis volontairement dans l'occasion prochaine de cette impression vicieuse ; à plus forte raison le second, qui en est la suite, est inexcusable. Tous ceux qui vont au spectacle n'aiment pas le vice, plusieurs en ont horreur ; mais ils l'aimeront bientôt, et du moins est-il impossible qu'ils n'en ressentent machinalement l'impression en le voyant, ce qui produira tôt ou tard l'affection volontaire, et qui rend déjà coupable, en se mettant librement dans la nécessité de le ressentir. Cette réflexion est très juste, surtout pour de jeunes gens, dont le cœur facile et ardent prend plus facilement toute sorte d'impression, et s'y livre plus aveuglément. Cette double signification du mot affection d’une chose et à unec hose n'est pas Française ; ce mot ne se prend que dans l'actif aimer un objet, non dans le passif, en être affecté, mais la pensée est vraie, et d'un grand usage pour les mœurs.
L'éducation des filles mérite une attention particulière : elle est ordinairement négligée. Un nom à soutenir, une charge à remplir, un emploi à occuper, un métier à apprendre, réveillent l'attention des parents sur les garçons : une fille bornée à de petites fonctions, qui exigent peu de connaissances, est abandonnée à elle-même ; sa vie désoccupée se passe presque toute dans l'oisiveté ; la toilette, l'amusement, la promenade, les visites, laissent à peine un moment à un travail des mains, qui ne diffère presque pas de l'oisiveté. Ses passions ne sont pas moins vives. La faiblesse, la pudeur, les bienséances, arrêtent, il est vrai, les excès et les éclats ; mais pour être couvert de cendres, le feu n'est pas moins ardent ; un souffle l'allume avec violence. La vertu y est plus attaquée : des charmes naturels, une douceur engageante, le soin continuel de plaire, attirent un essaim d'adorateurs, qui tantôt surprennent dans leurs pièges, tantôt abusent de la facilité dans leurs entreprises. Elle y est presque sans défense : un caractère léger, complaisant et facile, fait pour la dépendance, charmé de la flatterie, pétri de vanité, enivré de volupté, presque sans lumière et sans expérience. Voilà ce qu'on place dans le foyer du théâtre, qui comme un miroir ardent, rassemble tous les rayons de la passion, les réunit et les lance tous dans un cœur qui va s'exposer à son feu. Ce mot de foyer, le mot propre de la comparaison que je fais, me rappelle un autre foyer derrière le théâtre, où tous les feux du vice sont encore plus ardents. Les honnêtes femmes, il est vrai, ne paraissent point à celui-ci, elles seraient déshonorées ; mais de toutes ces vérités, il résulte que la vertu des femmes court au spectacle les plus grands risques, et que c'est la plus mauvaise éducation de leur permettre d'aller au spectacle.
Madame de Maintenon, cette célèbre fondatrice de l'ordre de S. Louis à S. Cyr, si pieuse, et qui savait si bien et si à propos le paraître, d'autant plus admirable dans sa piété et dans son extérieur édifiant, qu'elle n'avait acquis ni l'un ni l'autre, ni chez les d'Aubigné ses parents, ni chez Scarron son mari, ni chez Ninon de Lenclos son amie, ni chez Madame de Montespan sa maîtresse, mais qui pouvait bien y avoir pris un esprit de tolérance pour les idées du monde, les faiblesses humaines, et les goûts de la Cour où elle régnait, et à qui personne ne contestera beaucoup d'esprit, de prudence, d'adresse et d'élévation, Madame de Maintenon a fait composer pour la maison de S. Cyr et représenter des pièces de théâtre par ses filles, elle les a fait exercer par Racine, y a fait venir le Roi et toute la Cour, des Evêques, des Ecclésiastiques et des Religieux, le R.P. la Chaise et trente autres Jésuites, dont sans doute la politique, quoique en disent les Provinciales, n'allait pas jusqu'à autoriser par leur présence et leurs éloges ce qu'ils auraient cru un péché. Peut-on donc regarder le spectacle comme contraire à la piété, à l'éducation de la jeunesse, même des filles, qui ont moins de prétexte et plus de danger que les garçons, puisque n'ayant ni chaire, ni barreau, ni tribunal à remplir, elles n'ont pas besoin, comme les Magistrats, les Avocats, les Prédicateurs, de s'accoutumer à parler en public, que la fragilité du sexe, la vivacité des passions, la vanité et la tendresse les rendent infiniment plus susceptibles des impressions théâtrales, et les exposent davantage à la poursuite de ceux à qui on a étalé leurs grâces, et qu'enfin destinées à vivre dans leur maison et avoir soin d'une famille, la dissipation et le goût du plaisir sont encore plus à craindre pour elles.
Cet événement, dont nous avons parlé ailleurs, est singulier ; il fait époque dans le monde monastique. Depuis ce temps-là, dans tout le royaume, beaucoup de Communautés de filles qui ne s'étaient pas avisés d'être Comédiennes, se sont cru en droit de suivre un si brillant exemple. Cet exemple pourtant, tout brillant qu'il est, tire peu à conséquence. Madame de Maintenon, qui voulait faire goûter au Roi sa Communauté naissante, ne négligeait rien pour la lui rendre agréable. Elle connaissait le goût de Louis XIV pour le spectacle, il s'en privait depuis quelque temps par dévotion ; c'était sûrement lui plaire de l'y ramener, en écartant ce qui pouvait réveiller ses scrupules, et le lui offrant à titre même de bonne œuvre. Ce tour n'était pas nouveau. Ce Prince, à qui l'âge, la dévotion, la satiété rendaient les plaisirs insipides, s'ennuyait beaucoup, et ennuyait Madame de Maintenon, chargée de l'entretenir. Elle ne savait le plus souvent comment s'y prendre pour remplir un si grand vide, et remplacer tant de fêtes et de plaisirs bruyants qui l'avaient si longtemps amusé. Elle s'avisa de construire un petit théâtre dans son appartement, qui était à plein pied de celui du Roi, où les Princesses et les Dames de la Cour représentaient des pièces de toute espèce. Il n'y avait plus qu'un pas à faire pour les introduire à S. Cyr. Les nièces de la Fondatrice et plusieurs de ses élèves avaient des talents et des grâces ; on les exerça longtemps, on en fut satisfait. L'Andromaque, l'Iphigénie, l'Alexandre de Racine, furent joués avec succès. On ne songeait point encore à faire composer des pièces saintes ; Esther et Athalie furent le fruit de la réflexion.
L'expérience du danger la fit naître. Le langage des passions est facile à
entendre et à parler, leurs progrès sont rapides, surtout sur des cœurs
dociles et tout neufs. Ces Demoiselles prirent si bien les airs de
la Cour, et représentèrent si naturellement Andromaque, que la Fondatrice s'en
aperçut et craignit des effets opposés à ses vues. Elle écrivit à Racine :
« Nos petites filles ont si bien joué Andromaque,
qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos
pieces.
» Si des pièces jouées dans un couvent par des enfants élevés
dans la vertu, sous les yeux des supérieurs, sont cependant si dangereuses aux
yeux d'une femme de Cour, croira-t-on sans danger celles que donnent des
Actrices qui ne sont ni des enfants ni des religieuses ? C'était une leçon
qu'elle se donnait à elle-même, elle se proposa d'en profiter. Mais, sans
abandonner son ouvrage, elle se déguisa ce que son expérience lui apprenait ;
elle demanda à Racine un poème moral dialogué, dont l'amour fût banni. Il fit la
tragédie d'Esther. On crut, à la faveur de la sainteté de
l'histoire et de la piété des Actrices, en écarter tout danger, suivre les
mouvements de la vertu, lui donner du lustre, et réformer le théâtre. D'ailleurs
Esther, la pieuse et l'aimable Esther, représentait si bien sa protectrice,
Vasthi sa rivale, Assuérus Louis XIV, que ce sujet passa pour une heureuse
découverte. Racine et Madame de Maintenon s'en félicitèrent. Moreau fit la
musique, le décorateur de la Cour, fut chargé des décorations, Racine exerça les
Actrices, comme il avait exercé la Chammelé, à laquelle la Cour préférait les
Demoiselles. Je doute que nos Communautés religieuses voulussent employer de
pareils maîtres. Cet assemblage singulier de sacré et de profane réussit ; le
Roi en fut charmé, il en fit les honneurs ; tout s'empressa d'applaudir à
l'ingénieuse piété qui savait tourner en bien le mal même. Quel scrupule aurait
pu rester aux courtisans, qui ne s'en piquent guère ? Ce fut une faveur d'y
être admis, et un nouveau trait qui devait servir un jour à la
canonisation de la Fondatrice.
La Baumelle, dans la vie de Madame de Maintenon, nous apprend qu'une des
personnes qui y eurent le plus de part, ce fut Madame de Brisson, dont le
suffrage, d'un fort petit poids, était alors respecté. Cette fameuse Supérieure,
qu'on appela d'abord comme un oracle, et dont on fut ensuite forcé de se
défaire, qui apporta à S. Cyr beaucoup d'esprit et de vanité, la dévotion et
l'amour du monde, composait de petites pièces et les faisait représenter,
enseignait ses élèves à déclamer, à sentir et à inspirer la passion. Elle
introduisit cette nouveauté, dont elle ne prévoyait ni ne redoutait les suites,
et fit sans peine goûter ces jeux à une femme de la Cour qui l'estimait et qui
voulait plaire au Prince. Pour s'étayer, dans une entreprise aussi critique, du
suffrage des Ecclésiastiques et des Religieux, Madame de Maintenon fit une
représentation exprès pour eux, et l'annonça par ces paroles :
« Aujourd'hui on ne jouera que pour les Saints.
» Les Saints
n'y seraient pas venus, s'ils n'eussent voulu y applaudir ; et pour concilier
leur conduite avec l'idée qu'ils voulaient que l'on eût de leur aversion pour le
théâtre, ils désirèrent que toutes les pièces ressemblassent à Esther. Je ne sais pourtant s'ils iraient à la comédie à ce prix. Ils
voulurent bien ne pas s'apercevoir que des Actrices si saintes, dans un sujet si
saint, cherchaient à plaire, s'applaudissaient de leurs succès et de leurs
conquêtes, et allumaient dans les cœurs les feux les plus vifs, que des
spectateurs, plus attentifs aux grâces qu'à la pièce, y formèrent des passions
qu'il fallut terminer par des mariages. Les Comédiennes terminent-elles si
légitimement celles qu'elles font naître ?
Malgré des suffrages si respectables, la conduite de Madame de
Maintenon fut de toutes parts censurée. On disait partout, on lui écrivit de
vingt endroits, qu'il était indécent de produire ses nièces et des filles de
qualité rassemblées de tout le royaume, que c'était mal répondre à l'espérance
des parents, et à l'idée qu'on avait de sa Communauté, d'en faire des
Comédiennes. On lui faisait voir que les adoucissements qu'elle mettait aux
passions n'en ôtaient pas le danger, puisque, selon M. de Fénélon, son bon ami
(de l'Education des filles), « tout ce qui peut
faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il est
dangereux
». Et selon M. de la Rochefoucaut dans ses Maximes, « tous les grands divertissements sont dangereux pour
la vie chrétienne ; mais il n'en est point de plus à craindre que la
comédie, elle anime et fait naître la passion dans nos cœurs, surtout celle
de l'amour, principalement quand on le représente chaste et
honnête
». Les Religieuses même de S. Cyr refusèrent d'assister à la
pièce, elles se mirent en oraison dans le temps qu'on la jouait, sans doute pour
en demander pardon à Dieu. L'Evêque de Chartres, leur Supérieur, et Directeur de
Madame de Maintenon, refusa absolument de s'y trouver, et fit pendant la
représentation un sermon à la Communauté : conduite singulière, car quelle
apparence que sa pénitente eût agi contre sa volonté ? M. Durand, Supérieur de
S. Lazare, moins complaisant que le P. la Chaise, se déclara hautement, écrivit
et prêcha sur l'état déplorable des Chrétiens qui se livrent à des plaisirs
scandaleux, quoique en apparence innocents. Bien d'autres Prédicateurs crièrent
fort haut, surtout M. Hébert, Curé de Versailles, qui était si dévoué à la
Fondatrice, qu'elle lui obtint l'évêché d'Agen, ne voulut jamais y venir, malgré
les plus fortes instances,
et lui en fit des remontrances qui
l'effrayèrent et l'ébranlèrent. Aucun Lazariste, dont il y a grand nombre à
Versailles, et même dans la maison de S. Cyr, n'y a paru, ni pour lors, ni dans
les pièces qui ont été jouées dans la suite. Cette Congrégation a été toujours
fort opposée à la comédie, et nous verrons ailleurs avec quel zèle M. Collet
dans sa Théologie morale a parlé fortement contre elle.
S. Cyr même s'en dégoûta, et quoique par une sorte de point d'honneur, pour ne pas passer condamnation, et pour plaire au Roi qui le demanda, Madame de Maintenon fit encore jouer Athalie, ce fut d'une manière si languissante, si embarrassée, si pleine de remords, que le chef-d’œuvre du théâtre n'eut aucun succès, et S. Cyr a été depuis plus de quarante ans sans représenter aucune pièce. M. Languet, dernier Curé de S. Sulpice, rival et imitateur de la célèbre Fondatrice, dans son petit S. Cyr (la maison de l'Enfant Jésus), a fait aussi son théâtre, et ses filles y ont représenté, tandis que lui-même empêchait la procession de sa paroisse de passer dans la rue de la Comédie, pour marquer son horreur pour les spectacles. Mais le public, qui savait bien que ce n'était qu'une adresse pour attirer la Reine et les Dames de la Cour, et en obtenir bien des aumônes, le public n'a pas pris le change et n'a pas même cru que cet exemple, malgré la piété reconnue de S. Sulpice et le mérite de M. Languet, fût décisif pour autoriser la comédie, même pieuse. Ces traits sont rapportés dans la vie de Madame de Maintenon.
Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter le discours que tint M. Hebert à
Madame de Maintenon. La Baumelle prétend l'avoir tiré des Mémoires de M. Hebert.
Quoi qu'il en soit, ce discours est très vrai et très sage. « Ces
divertissements
doivent être proscrits de toute bonne éducation.
Votre grand objet est de porter vos élèves à une grande pureté de mœurs :
n'est-ce pas détruire cette pureté, que de les exposer sur un théâtre aux
regards avides de toute la Cour ? C'est leur ôter cette honte modeste qui
les retient dans le devoir. Une fille redoutera-t-elle un tête à tête avec
un homme, après avoir parlé hardiment devant plusieurs ? Les
applaudissements que les spectateurs donnent à la beauté et aux talents de
ces jeunes personnes, leur inspirent de l'orgueil. En exerçant mon
ministère, qui combat toutes les passions, je ne puis me défendre de la
vaine gloire, surtout en parlant devant le Roi ; comment des enfants se
préserveront-ils d'une vanité si naturelle ? Cependant,
dit Madame de Maintenon, ces exercices sont permis dans tous les
collèges. On ne peut, répliqua le Curé, en rien
conclure pour les collèges des filles. Les garçons sont destinés à des
emplois qui les obligent à parler en public, les gens d'Eglise, de robe ou
d'épée ont besoin de l'exercice de la déclamation : les filles sont
destinées à la retraite, leur vertu est d'être timides, leur gloire d'être
modestes. Je ne parle point du temps qu'emportent les rôles qu'il faut
apprendre, des distractions que donne le charme des vers, de l'orgueil de
celles qui jouent, de la jalousie de celles qui ne jouent pas, des airs de
hauteur qu'on prend au théâtre et qu'on ne quitte pas dans la suite ; tous
les couvents ont les yeux attachés sur S. Cyr, partout on suivra l'exemple
que vous donnerez, on se lassera des pièces de piété (elles sont en petit nombre et la plupart très médiocres), on en
jouera de profanes, on y invitera des laïques ; dans toutes les maisons
religieuses, au lieu de former des Novices, on dressera des Comédiennes.
Mais S. François de Sales, dit-elle, était moins
rigide que vous ; il permet à ses filles de représenter des pièces de
dévotion. Il est vrai
, reprit
Hebert ; mais il ne le leur permet que rarement, entre elles, et dans
l'intérieur du monastère : à la Visitation c'est un amusement, à S. Cyr un
spectacle public.
» Ces raisons ébranlèrent Madame de Maintenon. On
exécuta, il est vrai, ce qu'on avait annoncé, les frais en étaient faits ; mais
peu à peu on abandonna ce qu'on avait connu si dangereux. Je le répète,
quoiqu'il y ait certainement de la différence pour les mœurs entre les pièces de
collège et celles de la comédie, on aura toujours bien de la peine à sauver
l'inconséquence de cette conduite, à concilier la condamnation du théâtre avec
l'essai qu'on en fait, l'intelligence qu'on conserve avec lui, la goût qu'on
inspire pour lui, et de persuader le public qu'on évite la peste dans une ville
quand on l'établit bien volontairement dans ses fauxbourgs.
On se plaint que les Demoiselles élevées à S. Cyr rapportent dans les provinces des airs de hauteur, un goût de luxe, un fonds de paresse et d'oisiveté, des sentiments de mépris pour les petits détails du ménage, d'autant plus déplacés que la plupart, d'une fortune très médiocre, sont obligées avec toute leur noblesse de vivre très bourgeoisement. Il serait injuste de mettre tous ces défauts sur le compte de leurs maîtresses, qui pleines de mérite, de talents, de piété, ne leur donnent que de sages leçons et de bons exemples ; mais les liaisons de cette maison avec la Cour, qui y attire ce qu'il y a de plus grand, l'air de magnificence qui y règne, la familiarité avec des compagnes de la plus haute naissance, les idées de leur noblesse, tout peut et doit faire les plus vives impressions sur de jeunes cœurs susceptibles de tout. Mais ceux qui font ces plaintes ne voient pas que la fréquentation du théâtre est encore plus pernicieuse par tout ce qu'on y trouve, qu'on y voit, qu'on y entend, qu'on y enseigne tous les vices, sans le racheter par aucune vertu.
Il y a quelque temps (en 1763), comme l'ont rapporté le Mercure
et toutes ses gazettes, qu'on représenta à la Cour de Dresde un Opéra Italien
(Thalestris, Reine des Amazones) dont la musique et les
paroles sont de la composition du Prince Electoral, aujourd’hui Electeur. Les
Princes, les Princesses, les plus grands Seigneurs, remplissaient tous les rôles
sur le théâtre et dans l'orchestre. Ce spectacle eut le plus grand succès, qui
en doute ? Les Princes ont tous les talents, et disposent de tous les suffrages.
Peu de temps auparavant, après la publication de la paix, la même Cour, par une
sage économie, avait renvoyé toutes les troupes des Comédiens. Les gazettes dans
le temps en firent l'éloge. M. Bossuet disait dans des circonstances
semblables : « Le théâtre a de grands exemples pour, et de grandes
raisons contre.
» On peut dire ici que le même théâtre a de grands exemples pour et contre. Madame de Maintenon en avait
aussi donné l'exemple. Elle doute si elle peut aller à la comédie avec le Roi,
il faut que l'Evêque de Chartres lève son scrupule ; elle déclare à Racine que
ses filles de S. Cyr ont si bien joué ses pièces, qu'elles ne les joueront de
leur vie, et elle en fait composer, représenter, exercer par ce même Racine,
elle y fait venir le Roi, toute la Cour, les Jésuites, etc. On voit bien que les
femmes ne sont pas plus conséquentes que les hommes.