(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE I. Du sombre pathétique. » pp. 4-32
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE I. Du sombre pathétique. » pp. 4-32

CHAPITRE I.
Du sombre pathétique.

Je ne sais s'il a jamais paru sur le théâtre rien de si monstrueux que la tragédie du sieur Arnaud, les Amants malheureux, ou le Comte de Commenges, qu'on prétend donner pour modèle d'un nouveau genre de drame, le sombre pathétique. Tous les Journaux en ont fait mention, quelques-uns en le critiquant, la plupart avec de grands éloges, entre autres le Journal des Dames, ouvrage singulier, qui quoique d'une femme, et répétant à chaque page le mot d’honnête, est aussi licencieux que frivole, et ne peut que gâter l'esprit et le cœur de ses lectrices.

Le héros de la pièce est pris d'un mauvais roman, dont souvent on s'éloigne. Ce héros est un jeune libertin révolté contre sa famille, dont il brûle les titres pour lui faire perdre un grand procès qui la ruine. Amoureux de sa cousine germaine mariée, incestueux et adultère, il est surpris avec elle par son mari, se bat avec lui, et le blesse mortellement. Son amante est enfermée, on fait courir le bruit de sa mort. Il va par désespoir se jeter à la Trappe, où il fait profession. Quelque temps après, cette femme échappée de la prison court le monde, déguisée en homme, avec un valet de chambre. Elle entre par curiosité dans l'Eglise de la Trappe, et parmi cent Religieux qui chantaient vêpres, elle démêle la voix de son amant, et à travers ces sillons pénitents, elle reconnaît « cet objet d'une immortelle flamme, ce séducteur si cher, ce maître de son âme ». Séducteur si cher ! quelle attestation de la vertu de tous les deux ! Agitée de toutes les passions à la fois, elle se détermine tout à coup à prendre aussi l'habit religieux, pour vivre auprès de lui, l'enlever à son état, « et oser être d'un Dieu l'orgueilleuse rivale ». Elle est reçue sans que ni le P. Abbé, ni le Maître des novices, ni les autres Religieux, ni les domestiques, ni ceux mêmes qui la déshabillent et la servent dans sa maladie, s'avisent de soupçonner son sexe, que sa jeunesse, sa délicatesse, son teint, sa beauté, ses grâces, et tout ce que la plume des Poètes et des Romanciers prodigue à peu de frais à leurs héroïnes, devaient au premier coup d'œil faire deviner aux moins attentifs. Autre merveille : elle soutient une année entière toute l'austérité de la Trappe, si supérieure à la faiblesse de son sexe et à la corruption de son cœur, sans avoir ni le dédommagement de la passion, puisqu'elle ne se fit jamais connaître à son amant, encore moins le secours de la religion et de la grâce, puisqu'elle fut toujours, dit-elle, « des désordres du cœur la honteuse victime », Quelle idée ! elle en est étonnée, mais elle tend les deux mains à cette chaîne, parce que Commenge la portait : c'est tout dire, quel soulagement que l'amour ! quelles forces il donne ! quels miracles il fait ! C'est dommage que dans l'ordre physique le tempérament soit trop grossier pour se nourrir de ces viandes alambiquées. Mais ce qui est bien plus merveilleux, et que l'amour ne donne pas, cette femme moine voit tous les jours son amant, pour lequel elle s'est enfermée, se trouve à côté de lui, au chœur, au travail, au réfectoire : « Il gémit près de moi », dit-il. C'étaient les deux derniers reçus, car il fit profession : « Il fut enchaîné par des vœux éternels » le jour même qu'elle entra. Elle le surprend quelquefois regardant son portrait qu'il avait conservé, et portait sur son cœur (par dévotion), le baisant, l'arrosant de ses larmes, sans jamais lui dire un mot, lui faire un signe, se laisser connaître ; et pour comble de prodige, (car tout est prodige dans l'empire de l'amour) cet amant imbécile, qui la voit, qui l'entend toujours à ses côtés, qui connaît au premier mot d'Orvigni le beau-frère de sa maîtresse, qu'il n'avait presque pas vu, ne connaît pas celle dont il avait les traits toujours présents, et qui l'avait connu au premier son de sa voix au milieu de cent autres.

Une année se passe dans un silence aussi peu possible à une femme, à une amante, à une folle, qui ne se fait Moine que pour être auprès de lui, que la stupidité d'un libertin, d'un désespéré, qui ne pense qu'à elle, qui voit tous les jours son portrait, qui l'a tous les jours à ses côtés et ne la connaît pas. Enfin ce Frère femelle tombe subitement malade, et meurt. La Communauté, appelée au son de la cloche, s'assemble autour de son lit. Cette femme mourante voit son amant parmi ces Religieux, l'appelle, lui parle, et déclare publiquement son sexe, son amour, ses folies, ses crimes, par un discours dont le brillant, la vivacité, les antithèses, la suite artiséea, le long détail, sont aussi contraires à la tristesse et à la faiblesse de l'esprit, que son énorme longueur est au-dessus de la faiblesse du corps d'une agonisante, et surtout répréhensible dans une personne qu'on dit se convertir dans ce moment terrible, et qui s'occupe avec la plus vive passion de ce que sa conversion l'oblige d'oublier, et qui ne peut que scandaliser ceux à qui elle en fait l'étalage. On a beau dire que c'est le développement de son cœur par gradation, qui en montre les divers jours, et en fait suivre, saisir les plus légères impressions. Et c'est là le mal qu'elle ose réveiller, suivre, saisir et faire saisir ces jours et ces impressions scandaleuses ; c'est là l'absurdité qu'au moment où les poumons ne peuvent plus que pousser le râle de la mort, on fasse pendant demi heure disséquer son cœur et détailler sa vie à une femme qui se meurt.

Commenge, bien loin d'être touché de cette conversion et de cet affreux spectacle, et de se convertir lui-même, à son exemple et à son invitation, se montre le plus scandaleusement amoureux ; il quitte son rang, s'élance auprès d'elle et se jette à ses pieds, lui prend et lui baise la main ; et bientôt, par un second transport qui met le comble au scandale, il s'élance sur son lit, se jette sur elle, l'embrasse, l'arrose de ses larmes. Elle meurt entre ses bras ; il faut l'arracher avec violence au cadavre. On l'emporte ; mais le moment avant que de mourir elle baise le crucifix, embrassée de Commenge, demande qu'on l'enterre avec son amant, et termine sa détestable vie par ces trois mots dont l'union est un blasphème, en invoquant Dieu et son amant : « Dieu, Commenge, je meurs ». Peut-on rendre les héros plus méprisables, et renvoyer les spectateurs plus indignés et plus scandalisés ? peut-on plus grossièrement manquer le but même de la tragédie, qui consiste 1.°   à montrer les héros estimables par la grandeur d'âme et les victoires qu'ils savent remporter sur leurs faiblesses ; 2.°   à renvoyer les spectateurs avec le goût, l'amour, l'impression de la vertu et la haine du vice. Combien aurait-on mieux réussi et touché les cœurs, en tranchant tout d'un coup en deux mots cette affreuse reconnaissance, pour laisser la place à un sentiment de religion et de repentir, et si Commenge à sa place fondant en larmes sur ses péchés et sur ceux qu'il avait fait commettre, n'eût parlé que pour montrer sa conversion et édifier la Communauté ?

Il n'est pas possible qu'un homme d'esprit, comme l'est certainement l'Auteur, n'ait fait ici qu'une sottise ; la plaie est bien plus profonde, il y a dans cette pièce plus d'irréligion que de ridicule ; et si elle s'établit jamais sur le théâtre public, comme elle a été déjà jouée sur des théâtres particuliers, elle produira les plus mauvais effets. Je ne parle pas des défenses faites depuis les premiers Empereurs Chrétiens, et cent fois renouvelées par les ordonnances de nos Rois et les arrêts des Parlements, de jamais porter des habits ou introduire sur le théâtre des rôles ecclésiastiques ou religieux : le respect pour les lois et la religion est inconnu au théâtre. Je dis que la pièce elle-même est pleine d'une morale impie, d'un esprit hérétique, de passions honteuses, dans la bouche et sous les habits des Religieux les plus austères, pour faire mépriser leur état et leur vie austère. C'est d'abord un scandale de faire blasphémer Dieu et la providence, même en faisant suivre le repentir ; ce qui arrive cent fois dans la pièce. C'est un mélange continuel d'impiété et de religion : ce ne sont point les Idoles des Païens, contre lesquelles Corneille faisait vomir des blasphèmes, ce qui dans la bouche de leurs adorateurs était pourtant un crime, mais qu'on disait, pour l'excuser, être sans conséquence pour des Chrétiens (ce que je n'examine pas ici), c'est le vrai Dieu, contre lequel on versifie de sang froid et l'on fait prononcer des horreurs. Elles font frémir dans la plus vile populace, qui souvent les vomit sans les entendre : seront-elles des beautés dans la bouche d'un homme de condition, d'un Religieux de la Trappe ?

Il brave Dieu avec insolence :

« Dieu vengeur, tonne, frappe, elle est tout ce que j'aime :
Elle sera le Dieu dans mon cœur adoré.
Ce n'est pas trop de toi, grand Dieu, pour la combattre.
Frappe, qu'un coup de foudre achève mon destin. »

Il l'insulte, en le priant, en contemplant, baisant, arrosant de ses larmes le portrait de sa maîtresse, qu'il portait toujours, par un scandaleux assemblage, sous son cilice, sur son cœur.

« Je sens qu'Adélaïde est tout ce que j'adore :
Grand Dieu, de cet objet laisse-moi me remplir. »

Un adultère ! à Dieu !

« Eût-on pu me l'ôter, sans m'arracher la vie ?
Le dernier sentiment de l'esprit qui m'anime. »

Il attribue ses crimes à l'impuissance de se convertir, à l'impossibilité de la loi :

« Les larmes, la prière, un éternel supplice,
Rien ne saurait détruire ce souvenir vainqueur. »

Dieu lui-même ne le peut pas :

« Ne peux-tu dans mon sein étouffer cette flamme ?
Le ciel ne saurait plus maîtriser cette flamme. »

Ces répétitions seraient des fautes de composition dans des matières indifférentes, ici ce sont des erreurs. Il combat l'enfer et l'éternité :

« Ce Dieu qui nous créa, qu'on ne peut trop chérir,
Comme un sombre tyran verrait avec plaisir
L'aiguillon des douleurs déchirer son image,
Une éternelle nuit détruire son ouvrage ! »

La nuit ne détruit rien, elle n'est rien ; l'enfer ne détruit pas, s'il est éternel :

« Mes larmes nourriraient sa jalouse fureur,
Et mes tourments feraient sa gloire et sa grandeur ! »

Les Sociniensb n'ont dit rien de plus contre l'éternité de l'enfer. Il attaque l'immortalité de l'âme :

« O terre dans tes flancs, à ton sein qui m'appelle. »

Le sein appelle, quel jargon !

« Puis-je rendre trop tôt ma substance mortelle ?  »

Voilà le corps réduit en poussière, comme l'Auteur en avertit : précaution fort inutile, la chose est claire ; mais elle sert à détourner l'attention aux paroles qui suivent, où est le venin. Voici l'âme anéantie :

« Ce cœur par vingt tyrans déchiré, dévoré,
Pourrait-il assez tôt être au néant livré ? »

Ce qui sent le remords, est-il matière ou esprit ? S'il est matière, l'âme est donc matérielle ; s'il est esprit, l'âme est livrée au néant. Est-ce là croire son immortalité ? Quel scandale encore que ce suicide de désir, ce désir de l'anéantissement, qui ne peut arriver assez tôt ?

Le P. Abbé, en qui on ne doit supposer ni passion ni ignorance, n'est pas meilleur théologien ; il est le plus souvent inintelligible ou hérétique :

« La piété console, et n'est que la nature,
Ardente à secourir, plus sensible et plus pure. »

Quelle doctrine ! la piété n'est que la nature !Les Pélagiensc en ont-ils tant dit ? ne connaissaient-ils que la loi et les vertus naturelles ?

« Mais ce souffle immortel (l'âme) est l'esprit de Dieu même,
Tremblez qu'il n'ait sur vous attiré l'anathème. »

Que signifie ce galimatias ? l'âme n'est-elle que l’esprit de Dieu même ? Dieu est donc l'âme de tous les hommes, les hommes n'ont point d'âme, du moins spirituelle, puisqu'il n'y a d'autre esprit que celui de Dieu. Voudrait-il renouveler le système du philosophe Italien Bernardin Teletius, qui ne donne qu'une âme à tout le genre animal, dans son livre que le concile de Trente a mis au nombre des livres défendus, intitulé, Quod universum animal ab unica anima substantia gubernetur. Mais comment l'esprit de Dieu peut-il attirer l'anathème ? il est la sainteté même.

« Dieu suprême, daigne m'entendre…
Que l'esprit éternel s'enflamme de ton feu. »

Même galimatias. Si c'est l'esprit de l'homme, est-il éternel ? si c'est l'esprit de Dieu, Dieu enflamme-t-il son esprit ?

« Brise un joug que la nature impose,
Romps les fers de l'humanité…  »

La vie est-elle un joug ? est-ce la matière qui l'impose ? donne-t-elle la vie à l'âme ? Ne serait-ce pas plutôt l'âme qui anime le corps et lui donne la vie ? la vie fait-elle les fers de l'humanité ? l'humanité subsiste-t-elle après la séparation de l'âme et du corps ? La mort qui détruit l'humanité la rend-elle libre ? Ce vénérable Abbé a grand besoin d'un commentateur :

« Que je me plonge au sein des miracles divers,
Créés par tes mains immortelles… »

Qu'est-ce que le sein des miracles ? Les miracles sont des opérations passagères, contraires ou supérieures aux lois de la nature, forment-elles un sein, même dans un sens métaphorique ? Ce sont des opérations divines ; les mains de Dieu créent-ellesleurs opérations ? le bonheur éternel est la possession de Dieu ; n'est-il que la possession des miraclesqui sont des êtres créés ? Y a-t-il même des miracles dans le ciel ? quelles lois de la nature y renverse-t-on ? C'est en toi que repose l'éternité.Je n'entends rien à ces belles paroles. L'éternité repose-t-elle sur quelque chose ? l'éternité de Dieu est-elle différente de Dieu, pour reposer en Dieu ? S'il y avait quelque différence, ce serait bien plutôt Dieu qui reposerait dans l'éternité. Cette pièce si vantée n'est qu'un verbiage ou un tissu d'erreurs : « Sunt verba et voces, prætereaque nihil d. »

Cet Abbé, qui fut toujours à la Trappe un homme d'un mérite distingué, ne sait pas même les premières règles de son métier : il révèle les confessions. En parlant d'un de ses Religieux qu'il confesse, il dit à Commenge :

« Vous n'êtes pas le seul qui gémissez ici,
Le Frère Euthime, hélas ! offre le même trouble. »

Est-ce garder le secret de la confession, et donner de la confiance au Frère Arsene, de nommer les pénitents et déceler leurs faiblesses. Rien même de plus imprudent à lui. Des Religieux qui connaissent leurs vices secrets, se mépriseront, ou se lieront, se communiqueront leurs sentiments, et s'entretiendront dans leurs passions : l'ordre et la règle en souffriront, et sûrement un Supérieur si indiscret n'aura plus leur respect et leur confiance. Est-ce ignorance d'un Protestant (le sieur Arnaud) ? Mais qui ne connaît ce devoir des Confesseurs ? Est-ce malice d'un libertin qui veut décrier le Ministre ? C'est du moins maladresse dans le Poète, qui rend méprisable le plus respectable de ses personnages, et affaiblit même le coup de théâtre qu'il médite dans la reconnaissance d'un amant. Le spectateur aurait été plus vivement frappé, s'il n'eût pas été prévenu sur le Frère Euthime. C'est un mince consolateur que ce Père Abbé :

« Sa clémence outragée à l'homme t'abandonne. »

Je ne sais ce que c'est qu’abandonner à l'homme ; mais je sais que si l'homme est abandonné de Dieu, il est perdu, et ne peut plus rien faire. Tenir ce langage à un affligé, ce n'est pas le consoler, c'est le désespérer. Aussi Commenge, instruit par ses leçons, s'écrie dans son désespoir :

« Le ciel t'a rejeté, l'enfer te dévore. »

Voilà la réprobation consommée :

Adelaïde parle sur le même ton, sa doctrine n'est pas plus saine : « J'étais au crime destinée. » Est-ce ainsi qu'on pense et qu'on parle à la Trappe ? En revanche ce vénérable Abbé prend le style néologique : « Déjà votre douleur dans mon cœur a gémi. » Molière aurait sûrement mis ces jolies expressions dans la bouche de ses Précieuses, et un Abbé commandataire de ruelle s'en applaudirait. L'Abbé de Rancé s'en ferait-il honneur ? Le pauvre Abbé est bien peu soigneux ; y a-t-il au monde un Supérieur de Communauté, qui après cinq ans ne sache pas le nomet le rang d'un Religieux qu'il a reçu : « lorsqu'à peine j'ai su votre rang, votre nom ». Il ajoute pourtant d'abord après : « est-il quelque secret pour la religion ? » Il était donc instruit, il pouvait aisément l'être. Il a si peu de zèle et de charité, qu'il laisse mourir ses Religieux, ses pénitents, sans sacrements. Confession, viatique, extrême onction, même recommandation de l'âme, dont on aurait pu faire une belle prière plus touchante que le galimatias qu'on fait débiter, on ne connaît aucune trace de catholicité à la Trappe (du sieur Arnaud). Ce n'est point une mort subite qui surprenne, un délire qui ôte la raison ; on a tout le temps. On transporte la malade du caveau à l'infirmerie, de l'infirmerie au caveau, on l'y met sur la cendre (ce qui est contre le costume e, puisque c'est dans l'infirmerie qu'on l'y couche, et non au caveau, où on ne pourrait guère transporter un mourant sans risque) ; la Communauté, de plus de cent Religieux, a le temps de s'y assembler (ce qui est faux encore, elle ne pourrait y tenir) ; la malade a toute sa raison, sa liberté, sa voix, puisqu'elle parle pendant demi-heure, sans doute pour se dédommager d'avoir tant gardé le silence, et se fait entendre à tout le monde. Aussi avertit-on que l'Acteur doit affecter une voix faible : avis singulier pour un Acteur qui représente une personne mourante. Cette femme fait une confession qui a grand besoin d'absolution, qui elle-même est un nouveau péché. Personne n'y pense. Est-on Catholique à la Trappe ? Le bon Abbé, les bras croisés, comme une statue, laisse tenir à la Communauté par une femme le discours le plus scandaleux, sans l'interrompre, sans la reprendre, ni rien dire à ses Moines pour en empêcher le mauvais effet, et laisse mourir son Moine sans lui donner le moindre secours spirituel, ni lui dire le moindre mot de consolation, ni faire aucune prière pour les morts. Croit-on le purgatoire à la Trappe ? La cloche qu'on a fait sonner, contre l'usage, pendant toute cette scène protestante, cesse au moment de la mort, où au contraire elle devrait commencer pour faire prier Dieu pour le repos de l'âme. Et on donnera cette pièce pour un modèle de religion ! Non, ce n'est là qu'une religion de Déiste, une mort philosophique, telle que le Dictionnaire Encyclopédique peint celle du Président de Montesquieu, où on observe la décence. Si c'est la décence des esprits forts, ce n'est pas celle des Religieux de la Trappe. Mais quoi ! les sacrements sur le théâtre ? Sans doute quand on y fait mourir des Religieux qui ne meurent point sans sacrements, ce n'est point l'administration, c'est l'omission qui est indécente et même scandaleuse. Le caveau, les croix, les têtes de mort, la cendre, dont on fait une décoration lugubre, sont moins nécessaires et moins dans le caractère d'une Communauté aussi sainte. Mais ce n'est là que décoration sans conséquence pour les mœurs ; le théâtre souffre-t-il, veut-il connaître les objets vraiment importants qui vont au cœur, ramènent au devoir, font le vrai christianisme ? On ne trouve pas que les mystères du paganisme soient déplacés dans les pièces païennes, c'est le Costume des Païens, dit-on ; mais les sacrements, les exercices de religion, sont-ils moins le Costume des Catholiques, des Religieux ? C'est la même raison ; on est dans le cœur plus Païen que Catholique. Mais remontons au principe : la vraie indécence est de mettre les choses saintes sur le théâtre ; il n'est pas fait pour elles, il ne peut que les profaner, les défigurer, faire une religion à sa mode, détruire toute vraie religion.

L'héroïne de la pièce n'est pas plus respectée. On ne saurait guère donner d'une femme une idée plus affreuse. Peut-elle attendrir une âme honnête ? C'est une adultère emprisonnée, qui séduit les gardes, échappe de sa prison, et court le monde en aventurière déguisée en homme. A deux cens lieues de son pays, elle entre par curiosité dans une Eglise, démêle la voix de son amant parmi les Religieux qui chantent, et se fait Religieux pour vivre avec lui :

« … Près de lui je vivrai,
L'air qui vient l'animer, je le respirerai. »

Bien plus, pour le séduire, si elle peut, et s'enfuir avec lui :

« Je conçois le projet d'enlever à son Dieu
Une âme qu'il semblait échauffer de son feu. »

Une hypocrite sans religion, sans pudeur, qui se joue des choses les plus saintes, et persévère jusqu'à la mort dans ses sacrilèges :

« C'était d'un homme, ô Dieu, que j'encensais l'image,
… Il n'était point d'autre Dieu pour mon cœur. »

Un personnage si méprisable peut-il intéresser personne, inspirer ni amour ni pitié ? Les démarches honteuses d'une coureuse sont-elles attendrissantes ? quelle indignation doit-elle exciter dans une Communauté qu'elle scandalise sans nécessité, contre les lois de la décence, en découvrant un secret dont elle ne pouvait tirer aucun fruit, et qu'elle devait ensevelir dans le tombeau, et achevant de perdre un Religieux dont elle connaissait la passion, puisqu'elle l'avait surpris baisant son portrait ? Elle ne donne pas une idée plus avantageuse du reste de sa vie dans deux lettres qu'on lui fait écrire à son amant, et par lui précieusement conservées. Elle se déclare adultère : Son devoirdans le mariage n'est pas d'être fidèle à son mari, mais de mourir pour son amant. Mais qu'il ne s'inquiète pas, on sera plus à lui qu'au mari ; on a choisi le plus laid des hommes pour se mettre dans la nécessité de ne l'aimer jamais, et de conserver son cœur à l'amant (raffinement insensé) : « Le joug le plus affreux de tous, dont mon amant ne peut être jaloux. Ajouterai-je enfin que dans les bras d'un autre…. Dans les bras d'un époux, ah ! qu'il est dur de feindre, de cacher ses combats, son infidélité ! Quel horrible tourment d'aller porter un cœur dont un autre est le maître !  »

On trouve ces idées si belles, si pures, qu'on les lui fait répéter à la mort :

« Je cherchai pour l'objet de ce nœud respectable
Un mortel qui jamais ne me parût aimable,
Dont le choix odieux rassurât mon amant.
J'osais, j'osais nourrir une flamme adultère
Dans le sein d'un époux, je portais dans ses bras
Un cœur qui chérissait ses secrets attentats
Sous le voile imposteur d'une pudeur trop feinte. »

Il faudra faire de cette pièce un livre classique pour bien instruire la jeunesse. Elle a un autre amant, son beau-frère, à qui elle ne fait point mystère de ses turpitudes, tant elle se respecte elle-même :

« Au frère d'un mari je révèle mes feux. »

Eh ! pourquoi cette honorable confidence ? afin qu'il délivre le premier et le soustraise à la juste vengeance de son frère que le téméraire était venu déshonorer et assassiner dans la maison :

« Comminge accourt, il blesse un époux que j'outrage. »

Elle continue pendant trois cents vers de faire, dans le même goût, le détail de la passion la plus folle, qui souvent outrage le style autant que les mœurs. Je n'aime pas le tutoiement d'Adelaïde à Comminge ; il marque entre des amants une familiarité suspecte, surtout dans la femme, et après six ans d'absence et une femme mariée, et une femme qui se meurt, et un religieux de la Trappe, qui se confesse coupable : « Quid deceat, quid non, quo virtus que ferat error.» Voici son portrait par elle-même : « Dès le berceau mon cœur à l'amour fut livré. » La voilà vicieuse de bonne heure. « Je donnai tous mes soins à l'aimer, à lui plaire. » C'est assurément commencer le roman ab ovo (il faut des soins pour plaire, il n'en faut point pour aimer) : « Des écrits mutuels servaient nos ardeurs, j'envoyais à Comminges et mon âme et mes pleurs. » Qu'est-ce que le précieux ? « Et dès le premier pas je marchai vers ma chute.Si dès le premier pas on tombe, on ne marche plus vers la chute. « J'approfondissais mes coupables blessures. » On dit dans le figuré approfondir une question, l'étudier, la traiter ; mais approfondir dans le propre pour creuser, est un mot hors d'usage. « Pour la mort d'un époux j'ai pu former des vœux. » Quelle furie ! « Une femme infidèle qui paraissait s'armer d'une vertu rebelle. » Et contre qui, si elle est infidèle. « Mon époux ; il renaît, et je meurs chaque jour. » De le voir vivre. « Que la raison, l'honneur de mon âme était loin !  » Elle ne dit que trop vrai. « Mon amour y volait avec tous les transports. » On peut agir avec transport, mais je n'entends pas « tous les transports.… Un sentiment céleste me maîtrise et me force d'entrer. » Un Poète n'est pas Théologien : il faut excuser l'héréticité de ces expressions. Mon cœur accuse les cieux, contre eux il se répand en plaintes, en blasphèmes. En voici un. « Ah ! c'était le ciel même, où respire, où demeure, où mourra ce que j'aime. Peu sensible à ma mort, je disais seulement : là je ne pourrai plus adorer mon amant. » Il est singulier qu'elle ne se fasse pas connaître, quoique cent fois ses pas, sa voix, son cœur aient été tout prêts de la trahir, pour ne pas troubler la piété de son amant. Eh ! pourquoi vient-elle s'enfermer au grand hasard d'en être à tout moment connue ? Pour ne pas violer la loi du silence. N'est-il pas plaisant qu'elle soit scrupuleuse sur le silence, elle qui ne l'est sur rien ? Il n'est pas étonnant que son amant la croie damnée dans le songe où elle lui parle :

« De tourbillons de feux elle était entourée,
On pouvait voir son cœur de flammes dévoré.
Cruel, ma destinée est assez malheureuse ;
La foudre suit le spectre, et l'enfer a mugi,
Puissé-je dans ces feux allumés par le ciel
Expier les erreurs d'un penchant criminel. »

Quel galimatias ! les feux de l'enfer n'expient aucun crime, les feux de la passion, qui sont des péchés, expient-ils le péché ? le ciel qui les condamne, les allume-t-il ? Voilà les héroïnes des romans et celles du théâtre. Si les Bérénice, les Chimène, les Cléophile, etc. et celles qui les représentent, faisaient leur confession aussi sincèrement qu'Adelaïde, elles tiendraient le même langage ; leur fierté, leur pruderie, leurs prétendus grands sentiments, ne sont que le rouge qui cache les rides et la pâleur de leur âme. Les amateurs des romans et des spectacles, avec toutes leurs apologies, ne valent pas mieux. Et l'humaine vertu, qu'est-elle sans la grâce ? La cherche-t-on, la trouve-t-on au théâtre ? Tout est dans cette pièce contraire à la décence, à la religion, à la vraisemblance, aux bonnes mœurs, Quoi de plus absurde que des Moines de la Trappe sur un théâtre ! La Gaussin, la Clairon, Granval, le Kain, etc. en Moines de la Trappe, priant aux pieds d'une croix, prêchant, se confessant, creusant une fosse, baisant un crucifix et le portrait d'une femme, couchés sur la cendre et embrassés par un amant, devant une Communauté ; au lieu des prières de l'Eglise, récitant des stances Françaises, à chacune desquelles on répète en chœur le dernier mot au lieu d’amen ; ce que la Dame Journaliste, qui connaît aussi peu que le Protestant de Berlin les cérémonies et les usages de l'Eglise, appelle « jeter un sombre reflet sur la pièce qui fait beaucoup d'effet ». Il serait moins ridicule, si pour donner au théâtre une décoration nouvelle, on attachait aux coulisses les estampes si connues des exercices de la Trappe qu'on voit dans les boutiques, les galeries, les chambres des bourgeois, où une piété gothique n'a pas encore permis de substituer aux images de dévotion, pour l'édification publique, les figures de l'Arétin ou des contes de la Fontaine, qui parent si religieusement les cabinets des Acteurs et des Actrices, et ceux de leurs adorateurs.

Le dessein de l'Auteur dans cette pièce est de décrier les vœux et l'état monastique. Le mariage, qui fait seul le bonheur de l'homme, est le vœu de la nature. Sa privation par des vœux est une tyrannie, un esclavage, un serment odieux. Tous ceux qui s'y engagent sont des fous et des libertins ; malheureux, s'ils veulent combattre leurs penchants, et toujours fort inutilement ; privés de tout secours, de toute consolation, ils ne le sentent pas moins ; la nature l'emporte, la nécessité entraîne, ils n'en sont que plus coupables. Ils voudraient se dégager de leurs liens, et ne le peuvent ; ils en sont désespérés. Les Chartreuses et la Trappe sont pleines de ces victimes insensées de la religion et de la passion. C'est le ton du siècle déchaîné contre le célibat, quoique la débauche le lui fasse garder. C'est ce qu'exprime aussi poliment que chrétiennement le sieur Champfort, couronné à l'Académie Française, monté à l'unisson de plusieurs de ses Juges :

« Loin d'ici ces mortels dont la folle prudence
Refuse à leur pays le prix de leur naissance, »

Cela touche d'assez près le galimatias.

« Et qui prêts à brûler des plus coupables feux,
Morts pour le genre humain pensent vivre pour eux. »

Le Clergé séculier et régulier est donc fou, libertin et hypocrite, et à charge à la société ? Il croit vivre pour lui en travaillant à son salut et mourant au monde, selon l'avis de l'Evangile et de S. Paul ; il ne fait que brûler des plus coupables feux. Je ne sais si ce Poète a fait son cours de théologie à Genève, mais je sais que sur cette thèse, une Université Catholique ne lui eût pas accordé la palme académique de Docteur, Le Comte de Comminge est, dans le genre sérieux, un second Tartuffe (bien inférieur au premier). Molière, sous prétexte de décrier la fausse vertu, rend suspecte la véritable, et fait triompher le libertinage. En répandant sur les gens de bien un vernis d'hypocrisie et de ridicule, on affaiblit leur exemple, on fait mépriser leurs pratiques de piété et rejeter leurs avis. Tartuffe n'a corrigé aucun hypocrite, et a fait craindre et abandonner la vertu à une infinité de gens. Ici on décréditef l'état religieux. Loin d'être un asile à l'innocence, un remède des passions, ce n'est que la ressource du désespoir, le parti du dépit, le fruit de la légèreté, une vraie folie, un voile trompeur qui cache les plus grands désordres.

Le Religieux hypocrite qui paraît sur la scène, toujours enivré de son fol amour, est un vrai forcené dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses convulsions ; il court en furieux, il s'évanouit, il crie, il pleure, il dit cent folies, il vomit cent blasphèmes. Enfin après cinq ans il veut apostasier, pour voler aux pieds de sa maîtresse, dès qu'il apprend qu'elle est veuve. Quelle idée a-t-il de l'état religieux ? « Et ce vœu de mon cœur, ce vœu de la nature(l'union des deux sexes) N'a-t-il pas précédé mes serments odieux (les vœux monastiques) ? L'homme est-il un esclave enchaîné par les cieux ? Pour sa faiblesse est-il quelque joug volontaire ?  »

« Ce serait servir Dieu, lui rendre un digne hommage,
Que de passer mes jours dans un long esclavage !
Non, je ne reprends mes droits : l'aveugle humanité
Ne doit former des vœux que pour la liberté.
Tous ces affreux serments sont enfin oubliés :
J'adore Adelaïde et je vole à ses pieds. »

Adelaïde avoue aussi que cent fois elle a voulu escalader les murs. Il est vrai qu'elle n'était pas encore professe, comme son amant. On en donne une belle excuse :

« Si le ciel s'offensait du retour de mes feux,
Il saurait les éteindre, et triompherait d'eux. »

C'est l'excuse de tous les pécheurs, que donne le pieux Voltaire dans la Henriade.

« Hélas ! un Dieu si bon, qui des hommes est maître,
En eût été servi, s'il avait voulu l'être,
Hélas ! en formant l'homme, aurait dû lui ravir
Le malheureux pouvoir de lui désobéir. »

Un autre Poète avait dit avant lui :

« Quand Dieu veut sauver l'homme, en tout temps, en tout lieu,
L'indubitable effet suit le vouloir d'un Dieu. »

On ne doit pas être surpris qu'avec de tels principes Luther et Calvin aient dépeuplé les Monastères. Croirait-on que ces sages du temps, qu'on n'accusera pas de croire aux revenants, aux miracles et aux visions, en fassent raconter deux à Comminge leur élève ; l'une, de l'Abbé de Rancé qui sort du tombeau ; l'autre, d'Adelaïde qui est en enfer, et qu'il termine comme les Poètes :

« La foudre suit le spectre, et l'enfer a mugi. »

Mais ne faut-il pas que les Religieux soient des imbéciles, qui croient aux visions, aux revenants et aux miracles ? Les Couvents font tourner la tête. Il est pourtant très possible que ce ne soit là que du remplissage, comme quelques scènes languissantes qui ne font qu'allonger le spectacle. L'Auteur, qui dit dans sa préface qu'il aurait pu pousser la pièce jusqu'à cinq actes, fort embarrassé d'en remplir trois, appelle à son secours l'autre monde, et nous transporte dans le pays des songes, pour pouvoir faire « les déserts, les ténèbres, les torches sanglantes, les ombres qui se traînent, le lamentable écho, les noirs tombeaux, les monceaux de cercueils, les débris épars, le cimetière du monde, etc. » Tout cela certainement est du sombre, et du plus sombre, et ferait honneur à un écolier qui en aurait rempli une amplificationg :

De morts et de mourants cent montagnes plaintives.

La fureur de répandre des nuages sur les objets de la piété, après avoir vilipendé les autres Ordres Religieux, attaque aujourd’hui la Trappe, comme un fort qui passait pour imprenable. Ce modèle admirable des vertus les plus austères était unanimement respecté ; on n'avait pas même les faux prétextes d'ambition, d'intrigue, de cupidité, d'oisiveté, de dissipation, dont on colore cette foule d'invectives que l'irréligion et le vice ne cessent de vomir contre l'état monastique. Ces pieux solitaires, ensevelis dans leurs déserts, absolument morts au monde, ne se mêlent de rien, leurs étonnantes austérités ne sont ni douteuses ni inconnues, elles ont passé en proverbe. Il y aurait de la folie de les attaquer directement ; il faut donc fouiller dans leurs cœur, et supposer que sous le cilice et la cendre ils sont dévorés des plus honteuses passions. Après avoir joué la Trappe, épargnera-t-on les autres Communautés ? Si le vice règne jusque dans ces sombres retraites, où ne se glissera-t-il pas ? Si les Moines de la Trappe ne sont que des hypocrites, que seront les autres ? ne fait-on pas dire à d'Orvigni :

« S'il n'est pas dans ces murs, où sera le repos ? »

Que de sarcasmes vont pleuvoir sur le Clergé ! combien d'anecdotes, vraies ou fausses, fourniront matière à une scène que la Trappe aura ouverte, dont la religion et les mœurs feront tous les frais ! Car que conclure de ce drame impie ? Que la religion n'est qu'une momerie, qu'elle ne remédie à rien, que c'est une folie de s'y engager, que les penchants de la nature étant invincibles, il vaut mieux s'y laisser aller que de se rendre malheureux en les combattant, sans espoir de les vaincre, même avec l'austérité de la Trappe. Ainsi tout ce qu'on nous prêche n'est qu'un jeu, un fanatisme, un rôle de théâtre. Il n'y a de vrai que la loi naturelle et le théisme. Si on désavoue ces conséquences, on connaît peu les lois de la logique. Se peut-il que le Mercure et les Journaux aient préconisé ce poème ? Qu'on loue, à la bonne heure, les vers, dont plusieurs en effet sont beaux, et qui séparés de la pièce, et ne servant pas à étayer et à masquer un édifice d'impiété, feraient honneur aux talents du Poète ; mais qu'on ose en exalter la religion, la morale, les bons effets, inviter l'Auteur à se livrer à ce genre de poésie, regretter que cette pièce ne soit pas reçue sur le théâtre, désirer qu'elle s'y établisse, il est fâcheux qu'une pareille inattention (et ce terme est bien doux) porte le sceau de l'autorité publique.

Le libertinage a dressé quatre batteries contre la Trappe, un roman, une tragédie, et deux héroïdes. Qu'on attribue à la Popelinière, à Mesdames de Tencin ou de Murat, ou à toute autre plume romancière, les mémoires qui ont fourni la matière des poèmes, on leur fera un fort petit présent ; car quoique l'Auteur des affiches, pour conter fleurette à Madame de Murat, prononce que ce Roman réunit «les grâces du style et les charmes du sentiment », il est très vrai, comme le dit dans sa Préface le sieur Arnaud, que cet écrit « est très médiocre pour le style ». Les deux héroïdes ne valent guère mieux : le drame a des beautés, des situations touchantes, de beaux sentiments, de beaux vers. Mais aucun de ces ouvrages ne fait honneur à la religion, malgré l'écorce de quelques traits de piété qu'on y a semés, et qui ne garantissent pas mieux la sainteté de l'Ecrivain que le cilice et la cendre ne garantissent, selon lui, la vertu des Solitaires de la Trappe. La première héroïde est une lettre de l'Abbé de Rancé à un ami. On y fait faire à ce célèbre Réformateur le portrait de la Duchesse de Montbazon, de sa mort, de son cercueil, etc. en vrai romancier, toujours épris de sa maîtresse, ce qui blesse la vérité et la vraisemblance. M. de Rancé écrivait mieux que le sieur Barthe, et avec décence, surtout depuis sa conversion, tout ce qui est sorti de sa plume ne respire que la piété. L'Abbé de la Trappe sur la ligne de Philis, d'Ariadne, d'Hélène, et des autres Héros célébrés par Ovide ! Une héroïde amoureuse de l'Abbé de Rancé couvre de ridicule le Poète qui n'a pas rougi de les calquer l'un sur l'autre : « Ficta voluptatis causa sint proxima veris. » Il a porté la témérité jusqu'à y joindre des estampes indécentes, bien dignes du burin licencieux qui a gravé les infamies de Zélis au bain ; on y représente un amour se jouant avec l'Abbé de Rancé dans sa cellule, pour faire entendre que malgré toute sa réforme, son cœur se livre toujours au plaisir : « Serpentes avibus geminantur tigribus agni. » Autre héroïde aussi peu décente : Lettre du Comte de Comminge à sa mère, suivie d'une épître de Philomène à Progné. Sujet tiré des Métamorphoses d'Ovide, qui n'a de liaison avec le premier que le rapport de l'inceste de Comminge avec sa cousine, et de Térée avec sa belle-sœur, et l'envie de mêler le sacré avec le profane, les vertus de la Trappe avec les amours de la fable, le Chrétien avec le Païen : « Ut placidis coeant immitia. » Pourquoi ? parce qu'on respecte et qu'on voudrait faire respecter aussi peu l'un que l'autre. Tout est fable, tout est licence, tout est irréligion sur le théâtre. Dans une estampe de l'héroïde on voit Adelaïde maîtresse du Comte, tenant et baisant le portrait de son amant, qu'elle avait conservé sous son habit religieux, comme dans la tragédie le Comte a conservé celui d'Adelaïde, et le baise. Il paraîtra sans doute bientôt une troisième héroïde d’Adelaïde à son amant : sujet mieux envisagé que les autres. Je ne sais pourquoi le Poète tragique a négligé cette circonstance, que lui avait fourni le sieur Dorat, et qui aurait pu faire une scène dans le Frère Euthime. Le Comte aurait pu le voir de loin sans s'y reconnaître. Que de réflexions sur le libertinage des Moines, pour lui consolantes ! Il aurait pu s'y reconnaître ensuite : nouvelle inquiétude. Adelaïde s'enfuit, comme la Nymphe de Virgile, « et fugit ad salices et se cupit ante videri », comme elle le fait, mais moins vivement. Que de mouvements divers, où une plume religieusement impie aurait pu filer de longues tirades, et ménager autour des tombeaux une infinité d'autres lazzi et d'autres grimaces que celles qu'on fait faire à deux Moines pantomimes qui se poursuivent, se fuient, s'arrêtent, tombent, laissent tomber leur pioche, trouvent la terre dure, etc. Je ne désespère pas qu'on ne range ces quatre ouvrages au nombre de ceux dont on inonde le public sur l'éducation de la jeunesse. Ce serait ceux qu'elle lirait avec le plus de goût et de fruit. Que tout cela est chrétien, instructif, édifiant !

L'Auteur du drame ne pouvant s'en dissimuler le scandale et l'absurdité, quoique fort content de lui-même, dit modestement dans sa préface pour s'excuser : « Le génie doit s'élever au-dessus des règles pour produire des beautés. » Un Chrétien ne connaît ni beautés ni génie dans ce qui blesse la religion et les mœurs. Les Journaux, qui tous auraient dû s'élever contre cette pièce pour l'intérêt de la vertu, parmi tant d'éloges peu mérités dont ils la comblent, la donnent pour une heureuse découverte, et une nouvelle branche de l'art dramatique, qui en étend la sphère par un nouveau genre de pathétique qu'on appelle le sombre tragique, comme on a depuis peu imaginé le comique larmoyant. C'est assurément une fort petite acquisition aux yeux de la piété, puisque bien loin d'étendre les branches d'un arbre qui porte de si mauvais fruit, elle ne désire que d'en voir arracher la racine empoisonnée. Mais ce n'est rien de nouveau dans la littérature et sur le théâtre ; l'Abbé Prévôt, qui trempait sa plume dans l'encre la plus noire, en avait rempli son Cleveland, son Homme de qualité. Toutes les tragédies, tous les romans sont pleins d'aventures et de décorations lugubres ; le tragique lui-même n'est qu'un sombre, il ne représente que des objets tristes et terribles, capables d'inspirer la terreur et la pitié (il n'y a que ceux là qui l'inspirent), de saisir, de déchirer, de faire verser des larmes. La tragédie est imparfaite, si elle ne produit cet effet : partout du sang, des morts, des forfaits. Melpomène est toujours en deuil. Veut-on, pour charger le tableau, mettre une dose de noir de plus sur la palette, faut-il des diables, des furies, des ombres, des spectres, des enchanteurs, des fées, on en trouve à chaque pas. Les fureurs d'Oreste, les yeux arrachés d'Œdipe, les malheurs d'Eurydice, le mausolée de Sémiramis, etc. sont-ils bien réjouissants ? jusqu'à Molière, qui dans le Festin de Pierre, fait venir un mort, ouvrir l'enfer, y engloutir son héros. Voilà bien du sombre. Tous les opéras en sont farcis. Les chants, les danses des Eumenides, des Cyclopes, de Polyphème, des démons, quel sombre plus rembruni ! Que trouve-t-on ici de nouveau à faire tant valoir ? un caveau, des tombeaux, des fossoyeurs, des têtes de mort. Le théâtre Anglais n'en manque pas. On avait cru devoir reléguer ces objets funèbres au-delà de la mer, jusqu'à ce que des Moines, la pioche à la main, sont venus étaler un cimetière sur la scène. Il est vrai que Shakespeare ne s'était pas avisé, pour barbouiller la religion, d'y faire monter des Moines libertins, de masquer une femme en Moine, de faire faire une confession générale à une aventurière, et de la faire mourir entre les bras d'un Moine son amant. Il faut convenir que ce sombre est neuf. L'Angleterre n'avait pas encore insulté à ce point la religion Catholique. C'est là le sombre de l'indécence, le sombre de l'irréligion. Se respecte-t-on soi-même, lorsqu'on s'en fait gloire, ou qu'on en fait un mérite ?

Dira-t-on avec Boileau :

« Il n'est point de serpent ni de monstre odieux
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
D'un pinceau délicat l'artifice agréable,
Du plus affreux objet fait un objet aimable. »

Il y a quelque chose de vrai dans cette idée. On voit avec plaisir un tableau bien fait des choses hideuses, on admire la délicatesse du pinceau, l’artifice des Peintres (ou plutôt l'habileté, l'adresse, le talent, artifice suppose toujours quelque fraude). Mais la pensée, telle qu'elle est présentée, est fausse. Le portrait peut plaire,mais le monstre ne plaît point. Quelque bien peint qu'il soit, on ne peut y fixer les regards sans peine, on en détourne les yeux. Il n'est pas vrai qu'un objet affreux devienne aimable. Cette épithète, qui n'est là que pour la rime, ne peut lui convenir ; elle n'est que trop juste en parlant du théâtre, et c'est ce qui en fait le désordre ; il rend le vice aimable par l’artifice de son pinceau, qui ne travaille qu'à séduire. Le crime plaît aux yeux et au cœur. Un monstre dans l'ordre physique, les objets dégoûtants ou cruels, ne peuvent jamais plaire, sous le plus habile pinceau. Qui soutiendrait la vue des dissections anatomiques, des opérations de chirurgie, de la question des criminels, du gibet, de la roue, etc. ? Plus le tableau serait ressemblant, plus il révolterait ; on n'en voit guère de cette espèce. L'atelier d'un artiste qui ne représenterait que la Grèveh, serait peu fréquenté. Les monstres, dans l'ordre moral, les vices, plaisent toujours à un cœur corrompu, ou bientôt corrompent le plus innocent. Les tableaux des nudités sont-ils aussi rares que ceux des Gorgonnes ? On s'enrichira à dessiner les Contes de la Fontaine, on se ruinerait à dessiner des vipères et des crapeaux. L'un est pourtant plus hideux, plus révoltant que l'autre, aux yeux de la vertu, et infiniment plus dangereux. La vue des monstres ne les fait pas aimer, l'image du crime le fait goûter. Si on ne cherchait que l'adresse de l'imitation, toutes les peintures seraient indifférentes, pourvu qu'elles fussent ressemblantes. On pourrait tout mettre sur le théâtre, pourvu qu'il fût bien joué ; mais on aime l'objet plus que la ressemblance, on n'aime la ressemblance que parce qu'on aime l'objet. Les meilleurs Acteurs n'attireraient personne, s'ils ne jouaient que les vies des Saints, les plus médiocres attireront la foule par les amours des Dieux. Il n'est pas besoin des agréments, de l'artifice, de la délicatesse du pinceau ; aux yeux de la plupart des spectateurs, le vice n'est point un monstre. D'où vient que les bouffonneries licencieuses des farces de l'opéra comique, qu'on ne traitera pas d'ouvrages parfaits, sont toujours courues, et qu'il n'y a guère que les chef-d'œuvres dans la sphère de la vertu, Athalie, Polyeucte, qui se soient soutenus ? Le cœur fait la fortune des pièces ; la vertu y trouve mille obstacles à vaincre ; le vice, d'intelligence avec lui, jouit du plus grand crédit ; la passion est toujours belle, on ne peut plaire qu'avec ses traits.

Mais est-il de l'intérêt public de rendre les gens tristes et sombres ? doit-on beaucoup se féliciter de la découverte du sombre tragique ? Qu'on serait à charge à la société, qu'on le serait à soi-même, s'il réussissait ! que d'humeur, de querelles, de bizarrerie, de caprice, d'emportement, de désespoir ! Si la mélancolie prend l'ascendant, on n'est plus sociable, soit qu'elle donne dans la fureur, soit qu'elle se tourne en tristesse. Qu'ils sont dégoûtants, ces gens langoureux et plaintifs, à qui rien ne peut plaire, toujours rêveurs, silencieux, mécontents, inquiets, ils ne savent que faire des lamentations. Mauvais pères, mauvais maîtres, mauvais époux, mauvais amis, ils ne font que gémir ou gronder. Le funeste amusement que le théâtre, s'il entretient, s'il forme des caractères si difficiles ! Il le serait sans doute, si la scène était toujours aussi rembrunie. On voit par expérience que la société des gens tristes inspire la tristesse, que la vue des objets affligeants répand l'amertume. On a beau s'amuser un moment de leur représentation, ce plaisir, si c'en est un, comme les amateurs de la scène le prétendent, est du moins si fatiguant, mêlé de tant de peine, qu'il rendrait stupide, si le changement de la décoration ne venait dissiper ces sombres nuages. Heureusement ce sombre est rare, il est peu goûté, il est peu connu. La farce vient bientôt après essuyer ces larmes exprimées avec douleur, et délayer le noir du tableau ; et les Actrices, après la pièce, savent bien dérider le front de ces larmoyants.

Ce poème, du côté littéraire, ne fournit pas moins à la critique ; à quelques vers près qui sont beaux, il a mille endroits faibles. Mort et remord : fausse rime ; remords toujours au pluriel a une squi se fait sentir. J'approfondissais mes blessures : mot suranné. Son œil expirant : on dit des yeux mourans, mais non expirans. De mon cœur développer les ombres : développer des ombres ! Ensevelir vingt-six ans de misere : dit-on ensevelir les années ? Reviennent à mes yeux se remontrer : revenir, remontrer ; ces deux retours sont-ils justes ? J'alimente mon feu, il vit de mes soupirs, il brûle de mes larmes, ses traits se gravent dans mes larmes : puérilité de précieuse. L'avait enchaîné d'autres nœuds : enchaîné de nœuds ! Et dans tout l'appareil du pouvoir de ses charmes : appareil du pouvoir ! Dépouille des tourments d'une éternelle peine : tourments d'une peine ! dépouiller des tourments ! Sont les serments que ma bouche a jurés : jurer des serments ! Se cache sous l'effet d'un saint zèle : l'hypocrisie se cache sous les dehors du zèle, le véritable effetdu zèle exclut l'hypocrisie. Dépouille de la haine et d'un courroux sévère : dépouille de la haine ! Renfermant mes regrets un malheureux destin : il n'y a là ni sens ni construction. Tous les peuples des cieux : les chœurs des Anges et des Saints sont ils des peuples ? Dieu même par ta bouche a prononcé tes vœux : Dieu prononce-t-il les vœux qu'on lui adresse ? A tes yeux aveuglés ton jugement se cache : il est inutile de rien cacher aux aveugles ; cacher un jugement ! Et les rayons sereins dans mon âme s'élèvent : les rayons frappent les yeux, s'élèvent-ils dans l'âme ? les rayons sont-ils sereins ? Un Dieu qui domptera ses jaloux adversaires : les passions ne sont point jalouses de Dieu. Que ma bouche, ô mon Dieu, par un suprême effort : l'impérieux effet d'un miracle suprême. Je ne connais ni les efforts, ni les miracles suprêmes ; les bonnes œuvres sont-elles des effets impérieux d'un miracle ? où est donc la liberté, si la nature s'élève au-dessus d'elle-même ? où est la grâce, etc.

Autres défauts. On blesse l'histoire et la géographie. Dans des personnages vrais et connus l'anacronisme est ridicule : l'extinction de la maison de Comminge, dont on dit avec emphase, arrête au trône seul sa tige enorgueillie ; et la réunion de la comté de Comminge à la Couronne, où les deux branches prétendues de cette maison vivent dans leurs terres jusqu'à mettre le Comte en prison dans un château au pied des Pyrénées. Cette réunion fut faite par Louis  XII en 1498. Elle est antérieure de deux siècles à la réforme de la Trappe par l'Abbé de Rancé, dont le tombeau figure sur la scène, qui mourut en 1700 (v. Moreri). L'aventure même est plus moderne, car Comminge dit : « Cette fausse raison, fantôme de nos jours. » Mais où Comminge a-t-il appris cette philosophie moderne ? auprès d'Adelaïde, ou à la Trappe ? Ce Roman fait vivre Adelaïde au pied des Pyrénées, et élever dans un Monastère voisin de la Trappe. La tragédie place d'Orvigni auprès d'Adelaïde dans un château voisin de la Trappe. Aussi bons géographes que chronologistes, ils approchent deux cents lieues comme deux cents ans : « Aut famam sequere aut sibi convenientia finge. S'il est encore permis à mon humilité. » Peut-on sans orgueil se croire humble, et faire le détail le plus fastueux de ses ancêtres, de leurs charges, de leur noblesse ? On ne pense pas ainsi à la Trappe. Des points de reticence (…) à tout moment qui fatiguent la vue dans la lecture, fatigueraient dans la déclamation, tant ils sont multipliés, et qui ne servent qu'à cacher sous un air mystérieux l'embarras du Poète, dans des phrases commencées qu'il ne sait pas finir, et des vers enjambés qu'il n'a pas su mesurer. Une mort lente et subite, qui laisse la liberté de réciter plus de trois cents vers, et qui, à point nommé, porte le dernier coup au moment que tout est dit : Scène mortellement ennuyeuse par sa longueur et son peu de vraisemblance, un monologue postiche de huit vers, pour donner le temps à d'Orvigni de venir annoncer la mort d'Eutime, pendant lequel il faut qu'Eutime tombe, qu'on crie au secours, qu'on l'emporte dans sa cellule, que l'Abbé vienne, que d'Orvigni prenne des ailes pour reparaître sur le théâtre. Cent vers ne suffiraient pas pour toutes ces opérations. Enfin un Moine à qui la mort, la confession, les avis de sa maîtresse, ne font faire aucun acte, dire aucun mot de religion, et ne laisse voir que la folie, le désespoir, l'indécence et le transport de la passion. Finissons, n'en voilà que trop pour faire sentir le mérite de ce phénomène d'indécence.