(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « LIVRE QUATRIEME. » pp. 1-3
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « LIVRE QUATRIEME. » pp. 1-3

LIVRE QUATRIEME.

La religion, les lois, la politique, seraient peu utiles à l'homme, si elles ne le rendaient vertueux. Une religion serait fausse, si elle enseignait le vice ; les lois méprisables, si elles ne le défendaient ; la politique pernicieuse, si elle l'accréditait, si le vice la mettait en œuvre et en était le fruit. Il n'est donc pas étonnant que ces trois grands mobiles des choses humaines se réunissent contre le théâtre, qui est le poison le plus dangereux des bonnes mœurs ; tout doit s'armer contre lui pour l'intérêt de la vertu. Je ne parle pas même ici de la galanterie, qui sans doute est une des sources les plus fécondes de la corruption, je ne parle que des autres passions dont il nourrit, dont il allume tous les feux.

A entendre quelques-uns de ses apologistes, on dirait qu'il ne mérite que des éloges, pourvu qu'on le purge des infamies de l'impureté ; comme si l'amour était la seule passion qu'il excite, ou la seule qui soit à craindre ! L'orgueil, l'avarice, l'ambition, la colère, la vengeance, le mensonge, la fraude, la mollesse, le luxe, la médisance, la paresse, etc. sont-ils donc des vertus ? Il n'est aucun de ces vices, si rigoureusement condamnés dans l'Evangile, et si contraires aux bonnes mœurs, que le théâtre ne loue, n'enseigne, n'inspire. Il est par conséquent digne de tous les anathèmes, fût-il même exempt de galanterie, ce qui n'est et ne sera jamais en France. Et y eût-il même par hasard quelque pièce dégagée de toute passion, ce qui ne doit pas être, puisqu'elle serait froide et mal accueillie, on ne devrait pas y aller, parce que du moins ce serait autoriser et entretenir des Comédiens, dont l'esprit, le dessein et le métier, est d'en remuer tous les ressorts, et s'exposer à être blessé tôt ou tard par ces mortels ennemis, surtout la jeunesse, dont le cœur neuf et facile est susceptible de toutes sortes d'affections, et se corrige si difficilement des mauvaises dont elle fut d'abord infectée.

Il n'est pas difficile de montrer que le théâtre remue et excite toutes les passions. Il s'en fait une vertu et un mérite ; c'est par là qu'il tâche de plaire. Il n'y réussit malheureusement que trop, « et pour nous réjouir, dit Boileau, nous arrache des larmes ». Mais il est difficile de persuader que c'est un mal ; on ose avancer même que c'est un bien, que les passions se servent mutuellement de remède, qu'on ne les met aux prises que pour les vaincre l'une par l'autre. Vaine chimère, ridicule prétexte ; comme si un poison était un antidote, comme si une nouvelle blessure en fermait une ancienne, et ne portait pas à l'âme un coup mortel ! Il est des passions sombres et tristes. Il en est de légères et réjouissantes, quelques-unes sont emportées et cruelles, quelques autres molles et languissantes. On en voit de couvertes et dissimulées, et quelquefois de brusques et éclatantes. Tous ces fruits empoisonnés naissent dans le sol du théâtre, et y sont cultivés par des mains habiles et exercées à en répandre le venin. Ces divisions, qui par les différentes espèces développent les diverses branches de l'art dramatique, nous paraissent propres à en dévoiler le dangereux crime. Il n'en est point où les mœurs ne reçoivent quelque atteinte. Leurs secousses multipliées les renversent entièrement dans les téméraires qui s'y exposent fréquemment ; toujours vivement pressée, ou par de diverses attaques qui partagent ses forces, ou par une seule qui rassemble toutes celles des assaillants, la place ne tarde pas de tomber entre les mains d'un ennemi si puissant, et qui par les charmes du plaisir n'y a que trop d'intelligence. Quel évangile serait-ce, qu'un recueil de tous les préceptes qu'on débite sur la scène, de toutes les maximes qu'on y enseigne, de tous les sentiments qu'on y étale, de tous les exemples qu'on y donne ? quel homme vertueux voudrait les prendre pour règle, et avoir des enfants, des amis, des domestiques formés à cette école ?