CHAPITRE IV.
Du Clergé considéré comme protecteur et fondateur des Comédiens du troisième âge en France, et comme en ayant lui-même exercé la profession.
Si on veut se donner la peine de lire le livre intitulé des Comédiens et du Clergé, on y verra que les ecclésiastiques furent autrefois les instigateurs, les protecteurs, les co-associés, et en quelque sorte les fondateurs des comédiens du troisième âgen, et qu’ils en exercèrent la profession.
Ces comédiens du troisième âge furent, dans l’origine, des pèlerins de la Terre-Sainte, qui, à leur retour, chantaient par les rues des cantiques de leur composition, sur la passion de Jésus-Christ, sur les prodiges opérés au saint sépulcre et ailleurs, et en général sur les choses extraordinaires et merveilleuses dont ils prétendaient avoir été témoins pendant le cours de leurs longs voyages, et dont ils offraient la représentation sur des espèces de tableaux.
Les pèlerins devinrent tellement à la mode, que des personnes riches et charitables leur prodiguèrent des soins, et firent dresser des théâtres sur lesquels ces pieux comédiens représentaient tantôt quelque chrétien martyrisé, tantôt les miracles les plus étonnants, opérés par le pouvoir de Dieu ou par l’intercession des saints, et enfin les mystères de notre religion.
Après avoir acquis une sorte de célébrité et beaucoup de crédit à la cour et parmi le peuple, nos pèlerins parvinrent à s’ériger en société, sous le titre de confrères de la passion de Notre-Seigneur, et ils obtinrent non seulement l’approbation et la protection de l’autorité temporelle, mais encore la bienveillance et l’appui spécial du clergé séculier et régulier. Ces sortes de comédies étaient pour la plupart représentées dans les églises mêmes, ou sur des théâtres construits dans des couvents de moines ; c’est là que des ecclésiastiques de tous grades intervenaient comme acteurs dans ces représentations religieuses, ainsi que dans ces fameuses processions trop souvent licencieuses, quelquefois obscènes et n’offrant que des farces du plus mauvais goût.
Je ne répéterai pas ici les détails dans lesquels je suis entré à cet égard dans l’ouvrage intitulé des Comédiens et du Clergé, auquel je renvoie le lecteur qui désirerait les y vérifier.
Les prêtres et les évêques voudraient-ils aujourd’hui appeler l’opprobre et l’excommunication sur ceux auxquels ils donnèrent l’existence, et, nous le répétons, sur ceux avec lesquels ils fraternisèrent au point de monter avec eux sur les théâtres ? C’est à la vue de tous les fidèles qu’autrefois ils aidèrent les comédiens de tout leur crédit, de toute leur affection, et aujourd’hui, par un mouvement rétrograde, si contradictoire avec leur conduite passée, ils prétendraient frapper d’anathème ceux qui jouissaient de leur protection !
Quoi ! sans faire attention que les théâtres sont protégés par les gouvernements, et que la profession de comédien est approuvée par les souverains et par le pape, des prêtres rigoristes par ignorance, et entêtés par fanatisme, fulmineraient contre les acteurs une excommunication injuste en les privant des prières et des honneurs de l’église, et en leur refusant la sépulture en terre sainte !
Quelques fanatiques se croient encore aujourd’hui autorisés à en user de la sorte à l’égard des comédiens français, en vertu des conciles d’Elvire, d’Arles, de Carthage, de Mayence, de Tours, de Reims, de Chalon-sur-Saône, etc. Ils ne font pas attention que tous ces anciens conciles n’avaient en vue que d’excommunier les histrions, les jongleurs et autres gens obscènes qui se donnaient alors en spectacle au public.
Si on examine et si on apprécie l’intention et l’esprit des saints canons, relativement aux comédiens qui existaient dans ces temps reculés, on jugera bientôt qu’à cet égard les conciles, que nous avons déjà nommés plus haut, ne sont plus applicables aujourd’hui ni aux comédiens en général, ni aux comédiens français en particulier. D’ailleurs le pape s’est prononcé d’une manière non équivoque en faveur de ceux-là, et les prêtres rigoristes en France ne sont nullement fondés à élever des prétentions injustes contre ceux-ci.
On se convaincra facilement de ce que je viens de dire, en observant que le théâtre est maintenant épuré et qu’il est en outre protégé, autorisé, soldé et honoré par tous les gouvernements séculiers, et que cette autorisation est sanctionnée par la manière dont le gouvernement papal en use envers les comédiens à Rome et dans toute l’Italie.
Le concile d’Elvire en Espagne, qui est de l’an 300, ne concernait que les histrions obscènes, et les cochers de cirque, qui entretenaient parmi le peuple toutes les idées du paganisme et rappelaient les gestes et les pantomimes des païens. Ces sortes d’histrions nuisaient essentiellement à l’établissement et à la propagation du christianisme ; il suffit pour en être persuadé, de lire le soixante-deuxième canon de ce concile, où il est dit que « les cochers de cirque et les mimes qui veulent se convertir à la religion chrétienne doivent premièrement renoncer à leur métier ; et si après s’être faits chrétiens, ils venaient à exercer de nouveau leur profession, ils encourraient alors l’excommunication
. »
Le concile d’Arles de l’an 314 prononce également l’excommunication contre les gens de théâtre de cette époque, c’est-à-dire contre les jongleurs, les bateleurs, les histrions, tous gens obscènes, ainsi qu’on peut le voir dans les quatrième et cinquième canons de ce concile.
Quant au concile de Carthage, il a pour but spécial d’empêcher les ecclésiastiques d’être comédiens, ni d’assister à des comédies, ainsi qu’on peut le voir dans le onzième canon du troisième concile de Carthage de l’an 397.
Si un saint concile a défendu aux prêtres de jouer la comédie, donc ils s’étaient permis de se faire comédiens. En effet, des prêtres, au mépris de la discipline ecclésiastique, non seulement assistaient aux spectacles mondains donnés par les confrères de la passion, qui, après leurs comédies saintes, mettaient toujours quelques farces profanes, mais encore ils avaient eux-mêmes rempli des rôles et ouvert leurs églises pour ces sortes de représentations. A ces mêmes époques, et longtemps encore après, le clergé alliait aux cérémonies augustes de notre religion tout ce que le culte païen avait de plus odieux et de plus impur. Ils permettaient que des hommes représentant des diables et toutes les divinités du paganisme, dansant et gesticulant d’une manière scandaleuse, fissent partie inhérente de processions du saint-sacrement.
L’autorité séculière se crut enfin obligée de mettre un terme à tant de désordres scandaleux, et, d’accord avec les lois canoniques, elle régla le sujet des pièces de théâtre, et ordonna que la scène théâtrale serait transportée hors des églises et placée dans des salles construites pour cet objet.
Les conciles de Mayence, de Tours, de Reims et de Chalon-sur-Saône, que nous avons déjà cités, défendaient également, sous peine de suspension et d’être mis en pénitence, aux évêques, aux prêtres et aux autres ecclésiastiques, d’assister à ces spectacles, où ils pourraient voir et entendre les insolences et les jeux sales et honteux des bateleurs, des farceurs, des histrions et autres gens obscènes.