(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE V. Remarques sur L’Amphitryon, Le Roi Arthur, Don Quichotte et Le Relaps. » pp. 302-493
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(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE V. Remarques sur L’Amphitryon, Le Roi Arthur, Don Quichotte et Le Relaps. » pp. 302-493

CHAPITRE V.
Remarques sur L’Amphitryon, Le Roi Arthur, Don Quichotte et Le Relaps.

ARTICLE PREMIER.

Ces Comédies vont recevoir des éloges semblables à ceux qu’on a vusay dans les Chapitres précédents ; excepté la dernière à qui nous en réservons encore de plus complets. Comme les Auteurs de ces ouvrages se sont extrêmement mis en frais et parés de plus de joyaux qu’à l’ordinaire, ils méritent des attentions particulières : tant d’atours ne doivent point être confondus dans la foule. Ainsi, faisons-leur place, et accordons leur une distinction qu’ils demandent. Amphitryon passera le premier.

M. Dryden revêt Jupiter de tous les attributs du Souverain Être : il le fait le Tout-puissant, le Créateur du monde, et l’arbitre du sort des humains ; il le charge des soins infinis d’une Providence qui peut tout, qui prévoit tout, et qui pourvoit à tout ; en un mot l’imagination du Poète donne à son Idole les perfections immenses et sans nombre, que la Foi nous découvre dans le vrai Dieu. Après avoir annoncé Jupiter sous tant de titres dignes de nos adorations, on le produit sur la Scène pour servir de divertissement. Il paraît, il examine quelque temps les regards, et s’exprime ensuite avec des transports inouïs : il serait tenté de « renoncer au Ciel son séjour ordinaire », pour contenter ici-bas sa passion et y consacrer l’Eternité toute entière. Il fait de son commerce infâme un portrait en grand, où tout l’art imaginable est mis en œuvre, et où les plus vives couleurs de la lubricité sont employées.
Ce Jupiter compte pour peu son triomphe sur Amphitryon, s’il n’obtient encore d’Alcmène qu’elle se déclare hautement contre son époux : il veut qu’elle en perde après cela jusqu’à la pensée, et qu’elle ne se souvienne plus que de son amant ; c’est-à-dire de celui qui l’a déshonorée. Car ce n’est pas le succès seul, mais la manière de réussir qui charme Jupiter ; ce n’est pas l’action uniquement, mais la circonstance qu’elle soit un crime, qui lui plaît. L’innocence et la régularité sont à son goût de tristes compagnes, qui gâtent et rendent tout insipide : les plaisirs ne sont point faits pour ceux qui ne savent pas secouer une bonne fois le joug toujours importun de la vertu. Aussi, « Jupiter ne prétend-il rien devoir au nom fade d’époux…. Oui, les noms seuls d’épouse et de mariage empoisonnent toutes les douceurs de la vie. » Jupiter ne tarit point sur ces sentences et sur d’autres trop obscènes pour les rapporter.

En vérité nos Poètes déconcertent en quelque sorte la critique, par l’excès de leur dissolution ! Il semble qu’ils regardent comme un moyen d’impunité de porter le crime à des extrémités sans exemple : comme si un malfaiteur se promettait d’échapper aux poursuites de la Justice, à force de devenir trop scélérat, pour qu’on osât lui faire publiquement son procès. Quoiqu’il en soit, l’excès de la saleté sert en effet d’assurance et d’abri à nos Auteurs : plus ils sont coupables en ce genre, et moins on a le front de les accuser au public les preuves à la main. Ce sont comme des gens retranchés dans un cloaque, dont l’horreur seule défend toutes les approches.

Au reste je voudrais bien savoir sur l’autorité de qui M. Dryden nous peint Jupiter avec des couleurs si étranges ? Sur l’autorité de Plaute ? Mais, était-ce un exemple à suivre ? Plaute est le seul Païen qui ait eu la hardiesse d’introduire Jupiter sur le Théâtre : encore son Amphitryon le cède-t-il de beaucoup en libertés à l’Amphitryon Anglais. Jupiter à Rome a le même dessein infâme qu’à Londres ; mais dans Rome il n’invite point au crime, comme il fait à Londres, par un langage scandaleux ; il n’affecte point des descriptions brillantes de sa honteuse conquête, et ne tâche point d’établir sa conduite comme un modèle qu’on doit imiter. Plaute a quelques égards à la grandeur du caractère, à l’opinion commune de son pays, et aux règles de la bienséance ordinaire. Aristophane même dans ses saillies les plus libres n’atteint point M. Dryden ; et quand il serait vrai que ce Comique Païen le surpasse, j’ai déjà paré cette objection.

Le Chérée de Térence est le plus hardi caractère dans le sens dont je parle, après celui du Jupiter de Plaute. Cependant la fable de Jupiter et de Danaé n’est qu’indiquée, l’expression en est honnête ; et celui qui la cite, c’est un jeune libertin. Ces circonstances diminuent la faute de Térence, et en changent presque la nature si on la rapproche de celles de notre Poète.
A l’égard des Tragiques Grecs il n’y a rien à espérer d’eux en faveur du Jupiter Anglais. Ils parlent de Jupiter en des termes magnifiques, et pleins de respect, et ne font qu’un tout uniforme des actions de ce Dieu et de la haute idée qu’on a généralement de lui. Mais peut-être qu’Homère et Virgile se trouveront plus favorables à M. Dryden ? Point du tout. Jupiter dans Virgile est toujours grave, auguste, majestueux, et ne descend jamais au-dessous de la Déité. Homère, à la vérité, ne le ménage pas si scrupuleusement ; mais il n’en ravale point non plus le caractère jusqu’à le rendre obscène. Le plus condamnable endroit d’Homère est celui où Jupiter raconte à Junon ses aventures amoureuses : ce Dieu fabuleux s’abandonnant alors à son humeur galante, se dit charmé de la ceinture de Venus et soumis à l’ascendant de sa passion. Il faut avouer qu’Homère s’était ici engagé dans un mauvais pas ; aussi n’oublie-t-il rien pour s’y soutenir avec toute la bienséance dont ces sortes de récits sont susceptibles. A Dieu ne plaise néanmoins que je fasse grâce à Homère sur ces libertés-là : sans compter qu’elles ont été censurées par saint Justin le Martyr, ou Clément d’Alexandrie, elles ont été désapprouvées par les Païens mêmes. Platon blâme les Poètes à ce sujet, et leur reproche de placer le vice dans le Ciel, et de faire de leurs Dieux des protecteurs du libertinage.

M. Dryden dira-t-il que Jupiter étant connu pour une Idole de sale mémoire, sa conduite feinte ne saurait guère être pernicieuse ? Erreur. Il n’est point de circonstances qui autorisent l’obscénité, ni qui en ôtent le poison : « Le commerce des méchants communique aux bons la corruption », dit Ménandre, ainsi que saint Paul. Je joins ensemble ces deux témoignages, afin que si celui du Grand Apôtre ne plaît pas à nos profanes, celui d’un Comique leur fasse leçon sur leur devoir.

Puisque M. Dryden n’a pas de son côté les Païens mêmes pour justifier ses singularités ; sur quel fondement les appuie-t-il donc ? Certainement ce n’est pas sur la nature des choses : car la nature et les opérations, comme je l’ai déjà observé, doivent avoir entre elles une juste proportion : il faut que les mœurs s’accordent en tout avec la qualité du personnage qu’on représente ; ou bien il ne faut pas s’ingérer dans le métier de la poésie. Un Peintre qui habillerait un Monarque en Scaramouche, ou un singe en Monarque, peindrait-il au naturel ? Ce serait une espèce de farceur en matière de peinture, un bouffon, et non un Peintre, un impertinent qui chercherait à faire rire par les représentations les plus difformes et les plus monstrueuses. M. Dryden ne va pas moins contre la nature que ce Peintre supposé. Mais, pourquoi s’écarter encore de Plaute et de Molière, comme il le déclare lui-même ? Quoiqu’on n’ignore pas qu’il a pris tout le mauvais de l’Amphitryon Français, et qu’il l’a outré à son ordinaire. M. Dryden répond ; « C’est que la différence de notre Théâtre d’avec celui de Rome et de France le demande ainsi. » C’est-à-dire que le Théâtre Anglais doit être nécessairement plus licencieux que tous les autres.

Aussi, ne saurait-on nier que M. Dryden et ses confrères n’aient infiniment contribué à la corruption de Londres, en empoisonnant au souverain degré le divertissement des spectacles. Les mets donc que l’on offre aux Spectateurs doivent être préparés désormais conformément au goût qu’on leur a donné : puisqu’on les a rendus sceptiques, il faut les régaler comme sceptiques. Et c’est sur ce plan qu’a été tracé l’Amphitryon Anglais ; la chose est trop évidente pour en douter. Car, pourquoi Jupiter paraîtrait-il sous la forme du vrai Dieu ? pourquoi la Toute-puissance serait-elle prostituée à des prodiges d’infamie ? Pourquoi des attributs incommunicables seraient-ils métamorphosés en des airs burlesques ? si ce n’est pour jouer le souverain Être, pour en effacer la notion, s’il est possible, et pour en abolir la créance ? Les perfections de Dieu, c’est Dieu même ; se moquer de ses perfections et de son Être, ce sont deux termes qui ne signifient qu’une même chose. Et néanmoins ces perfections sont attribuées à Jupiter sans réserve, et diffamées après cela sans mesure. Ainsi, le prétexte que Jupiter n’est qu’une Idole, est un trop faible voile pour couvrir ici le blasphème.

Il n’y a que l’Absalon et l’Achitopel de M. Drydenaz qui puisse l’emporter sur son Jupiter ; car il est vrai que le Poète s’abandonne dans ce Poème à des fougues beaucoup plus audacieuses : le blasphème y marche à la tête de tout sans détour et sans sujet même apparent : chaque personnage y porte un nom marqué dans les saintes Lettres : on y suppose la vraie Religion et l’objet éternel de nos adorations. Par conséquent, l’impiété n’a plus de rideau qui la cache, plus de vaine défaite pour se défendre : il ne s’agit plus d’un spectacle de Déités païennes ; toute insulte qui attaque ici la Divinité est une insulte faite au vrai Dieu.

Dès le commencement de la Pièce, il est dit qu’Absalon était fils naturel de David : flétrissure à l’origine de ce Prince ! On fait ensuite un bel usage de ce point Généalogique ! Absalon était fort extraordinaire dans sa personne et dans ses procédés à ce qu’il paraît : M. Dryden qui ne conçoit pas bien comment cela est arrivé, se demande à ce sujet : « Si son père l’a mis au monde inspiré par une convoitise plus divine qu’humaine. »

N’est-ce pas là braver tête levée le Dieu vivant ? Quoi ! profaner l’inspiration de l’Esprit Saint jusqu’à la confondre avec la convoitise de la chair ? Où en sommes-nous ? Raffina-t-on jamais de la sorte sur le blasphème ? En vérité les tortures que souffre un damné et le désespoir où elles le plongent ne le porteraient point à ces fureurs : elles sont au-dessus de toute expression ; et Dieu veuille qu’elles ne soient pas au-dessus de toute miséricorde ! Je ne puis m’empêcher de dire en cette rencontre que le plus grand crime après celui d’écrire de pareilles impiétés, c’est de les laisser impunies.

Je reviens à l’Amphitryon. Apollon et Mercure ont des mœurs très mal assorties à leur rang. Celui-ci se souciant peu de la pureté du langage s’exprime bien moins comme un Dieu, que comme un batelier. L’un et l’autre se rient des Dieux et appellent Mars et Vulcain, Les deux bouffons du Ciel. Mercure perd le respect à Jupiter son père, badine sur ses intrigues, plaisante sur sa Grandeur, et tient des discours infâmes. Si Mercure ne s’oubliait à ce point que sous la figure de Sosie, ses grossièretés et ses folies lui conviendraient moins mal et paraîtraient plus pardonnables ; mais tout cela part de Mercure revêtu du caractère d’Ambassadeur des Dieux. Où est la convenance des mœurs avec la personne ? Il ne fut jamais naturel de voir les Immortels folâtrer et les plus hauts Etres descendre aux actions les plus basses : un Roi qui ferait toutes les grimaces et tous les tours d’un sagouin, ne serait pas à beaucoup près si ridicule et si impertinent.
Il n’y a point de vraisemblance, lorsque les lois de la bienséance ne sont pas gardées : et il n’y a point de véritable beauté où la vraisemblance manque, suivant la remarque du Père Rapin : il faut étudier avec soin la nature et travailler d’après elle ; autrement tout est forcé, contrefait et bâti en l’air. M. Dryden parle sur cela très sensément dans sa préface d’Albion et Albanius. Il dit que « l’esprit dans un ouvrage est parfaitement bien défini, une convenance de mots et de pensées…. Qu’une pensée convenable est celle qui naît naturellement du sujet. On doit donc être attentif à prendre bien les caractères et à peindre les grands personnages semblables à eux-mêmes ? M. Dryden avoue la conséquence, et va encore plus loin : il veut que « la convenance soit gardée même pour les Machines, et que les Dieux ne se départent jamais des fonctions qui leur sont propres ». Mais je ne sache pas que la Théologie du Parnasse ait établi parmi ces fonctions l’obscénité du langage pour caractériser quelqu’un des Dieux : aussi M. Dryden ajoute-t-il : « Si les Dieux ont à parler sur le Théâtre, il faut absolument que leurs expressions soient figurées, majestueuses et sublimes. » Apparemment que leur langage en ce cas sera proportionné à leur élévation ? Et pourquoi ces règles qu’il prescrit dans une Préface, ne sont-elles pas observées dans son Amphitryon ? Car, je ne crois pas que les ordures soient du style majestueux ni sublime : et quant aux expressions figurées, elles sont marquées du même sceau que les majestueuses et les sublimes ; l’obscénité paraît au travers de la métaphore, et ne frappe pas moins l’imagination que le Soleil qui passe par un verre transparent, frappe les yeux. Il est donc étrange qu’on attribue toutes sortes de bassesses à Mercure et à Apollon même, qui est le Dieu de l’Eloquence.
Mais, quoique cette conduite fût inconnue aux anciens, il y a peut-être des considérations auxquelles l’usage et la bienséance doivent céder ; et alors « une règle doit être plutôt abandonnée qu’une beauté dans un Poème ». Tel est le sentiment de M. Dryden dans Cléomène ; où il passe par-dessus l’unité de temps pour décrire la beauté d’une Famine. Du reste, la beauté est un mérite arbitraire qui dépend de la prévention et de la fantaisie ; un visage noir au dernier degré est un objet agréable aux yeux de certains peuples : et il y a apparence que M. Dryden suit un peu pour la beauté de l’esprit l’opinion et le goût des Africains pour la beauté du visage. Car n’est ce pas à son avis un beau spectacle que des Dieux folâtres qui « se lancent des étoiles à la tête comme des pelotes de neige » ? des Dieux libertins qui débitent au sexe des saletés ? des Dieux impies qui se raillent mutuellement par des blasphèmes ? Tout cela lui semble d’un bien meilleur goût que les lois de la bienséance.

En effet, rien n’est plus à propos imaginé pour affaiblir dans les esprits l’idée d’un souverain Etre, pour ôter à la Religion ses sujets de terreur, et pour rendre la Cour céleste aussi Romanesque que les Palais des Fées. Un libertin qui sent par là son Athéisme se confirmer et sa conscience se rassurer, ne saurait être ingrat envers les auteurs de ces bons offices : son propre intérêt même l’engage à prôner de tels ouvrages, et à briguer pour eux des éloges.

Avant que de finir l’Amphitryon, je cherche pourquoi les Dieux comparaissent à un Tribunal Ecclésiastique ? L’importance de l’affaire et la vénération du Poète pour ces sortes d’endroits n’en seraient-elles pas les raisons ? Non : il me paraît que M. Dryden avait ici un dessein plus profond ; c’était de transporter Thèbes à Londres, et de faire voir l’antiquité de la juridiction Ecclésiastique ; car si nous en croyons Mercure, cette conférence entre Apollon et lui s’était tenue il y avait trois mille ans. Ainsi Shakespeare fait-il parler Hector de la Philosophie d’Aristote et appelle Protestant, Le Chevalier Château-vieux. J’aurais omis la bévue chronologique de M. Dryden, sans qu’il relève quelque part Ben Jonson, pour avoir fait tirer un homme avant que la poudre à canon eût été inventée.

Par le caractère des Immortels de notre Amphitryon, l’on peut conjecturer quel est celui qu’on y donne aux mortels. En effet, Phèdre est une femme abominable, à qui nulle autre ne le disputerait en ce genre ; si Bromie n’était pas un monstre d’iniquité. Mais, on n’attendait pas moins ni d’un Jupiter de la façon de M. Dryden, ni des créatures de son Jupiter.

ARTICLE SECOND.
Remarques sur le Roi Arthur.

Voici un étalage bigarré, un mélange confus de choses qui ne s’étaient jamais rencontrées ensemble avant que M. Dryden les associât. Vous y avez des Génies, des Anges, des Cupidons, des Sirènes, des Diables ; Venus et saint Georges, Pan et le Curé de la Paroisse, l’Enfer du Paganisme et l’Enfer du Christianisme ; des incartades d’obscénité, et des turlupinades sur le péché originel. Pourquoi le vrai et le fabuleux, le sacré et le profane, le saint et l’impur, le sérieux et le comique, le Paganisme et le Christianisme ramassés ensemble en un seul objet de divertissement ? Cet assemblage bizarre n’est-il pas inventé pour rendre ridicule le tout, et chaque partie réciproquement aussi peu croyable que l’autre ?

Tous ces Esprits différents s’entretiennent familièrement du premier état des Démons, et de Lucifer leur Chef, de leur révolte, de leur châtiment et de leurs prestiges : Et c’est là ce que M. Dryden appelle avec beaucoup de religion, « La manière enchantée d’écrire, qui dépend uniquement de la force de l’imagination ». La chute des Anges rebelles est donc une idée qui n’a d’autre fondement que l’heureux effort d’une imagination vive ? Après avoir cité l’enfer, les démons etc. après une peinture de ces choses redoutables tracée sur celle qu’en font les saintes Lettres, après, dis-je, que M. Dryden a travaillé sur ce fonds sacré, je suis effrayé de lui entendre dire que tout cela dépend uniquement de la force de l’imagination. Est-ce que l’histoire de Tophet n’est pas plus appuyée que la chimère du Styx ? Est-ce que l’étang de soufre et le Phlégéthon ne sont pas plus à craindre l’un que l’autre ? Est-ce que nous n’avons pas plus raison de croire les tortures des démons et des réprouvés que les supplices des Prométhée de la fable ? Affreuses conséquences ! et toutefois je ne sais pas trop comment notre Poète s’en peut tirer. Mais sans commenter davantage la misérable glose qu’il glisse dans son Epître dédicatoire, il me suffit de dire ici que toute la Pièce elle-même ne respire que l’impiété.

Etrange marque de Religion, que de badiner sur les vengeances du Ciel et sur les tourments de l’Enfer ! Ceux qui mettent des démons sur le Théâtre ne croient peut-être guère qu’il y en ait ailleurs. Quoiqu’il en soit, un pareil spectacle doit produire de terribles effets sur des libertins et des incrédules qui voient changer la face de l’enfer en une Scène comique. Moyen propre à les endurcir dans leur dérèglement, à les tranquilliser dans leur irréligion, et à leur donner un front d’airain qui les fasse tout user. Enfin, ces prétendus jeux de Théâtre ne sauraient causer de moindres maux que d’exténuer les horreurs d’un enfer infiniment redoutable, et de diminuer la crainte toujours trop faible d’une damnation éternelle.

De l’air dont nos Poètes manient communément les sujets de la Foi, on s’imaginerait qu’ils sont pleinement convaincus du contraire, et qu’ils ont en main de démontrer un système d’infidélité. Supposé que cela fût, ne feraient-ils pas sagement de le tenir secret ce système ? Le divulguer, c’est ce qui ne servirait qu’à corrompre les hommes et à ébranler les fondements de la société civile. Cependant, si ces Messieurs avaient été dans l’autre monde, et qu’ils l’eussent trouvé désert ; s’ils s’étaient alors bien assurés que nulles créatures, nulles Puissances des Ténèbres n’existent en cette région souterraine ; s’ils pouvaient en un mot nous faire voir qu’ils ont découvert que la créance des fidèles touchant l’enfer est une illusion, ils auraient peut-être quelque chose à dire en leur faveur. Ont-ils donc fait ces découvertes ? Ont-ils une preuve infaillible, une démonstration qu’elles aient été faites par d’autres ? C’est ce que qui que ce soit n’osa jamais avancer ; et quiconque l’oserait, il n’en retirerait d’autre fruit que de se voir siffler pour sa folie. Or, jamais conclusion n’excéda l’évidence de son principe : on peut autant construire au milieu de l’air un édifice qu’établir une démonstration sur un point incertain. Et quel est l’homme assez vain ou plutôt assez insensé pour prétendre connaître certainement toute l’étendue de la Nature, toute celle de la possibilité, et toute la force des causes invisibles ?

Ainsi, malgré l’audace de M. Dryden dans son bel Opéra, il peut y avoir un endroit tel qu’est l’enfer ; et si cela est, des démons qui s’entretiennent, etc. ne sont plus l’effet de la force seule de l’imagination : l’effet de la force seule de l’imagination, c’est une histoire feinte, c’est un tissu de choses qui réellement ne subsistent point. Quoiqu’il en soit, si la poésie, suivant le Père Rapin, consiste dans le mélange de la vérité et de la fable, la Pièce de M. Dryden est plus fondée sur la vérité qu’il ne le pense peut-être.

Serait-ce un contre-temps de nous rappeler à l’esprit ce que les saintes Lettres nous disent de l’enfer ? Il y est peint avec tous les traits de la terreur : les sens en frémissent et l’âme en est saisie d’étonnement. La situation de cette sombre demeure, la compagnie de ceux qui l’habitent, la nature et la durée des tourments qu’on y souffre sont autant d’objets qui glacent d’effroi tout homme Chrétien. Mais, quels sont les desseins du Seigneur en nous donnant ces terribles avertissements ? C’est de nous inspirer la crainte nécessaire pour éviter ses châtiments rigoureux, et l’attention à mériter ses récompenses infinies ; c’est de nous animer à réprimer nos penchants déréglés et à nous contenir dans les lois du devoir.

Au regard des Anges rebelles, l’Ecriture nous apprend assez leur malheur éternel : elle nous prévient aussi sur leur malice outrée, sur leur pouvoir considérable, sur l’étendue de leurs connaissances, sur leur industrie toujours agissante pour nous perdre : elle nous représente ces esprits apostats sous le titre d’ennemis les plus redoutables du genre humain ; afin que nous soyons sans cesse attentifs à leurs attaques, et que nous les repoussions avec vigueur.

Voyons comment M. Dryden nous dépeint ces esprits malheureux, et la triste demeure à laquelle ils sont condamnés. Tout ce qu’il en dit n’a rien que de burlesque, et les incrédules n’eurent jamais plus lieu d’être contents de lui. A en juger par cette Pièce, on dirait que les démons ne sont que des fantômes pour faire peur aux esprits faibles : ces démons parlent ensemble de l’enfer et de la damnation, avec l’air goguenard des bouffons, qui ne sont sur le Théâtre que pour faire rire. L’un d’eux appelle Philidel son camarade ; « un esprit malingre et poltron : car il tremble à la bouche béante de l’enfer, et n’ose approcher de la flamme, de peur de brûler tant soit peu ses brillantes ailes de soie : il soupire en plongeant une âme dans le soufre ; comme si le sot en était touché de compassion ». Il est visible que tout roule ici sur le système de la Religion. Ensuite ce sont tantôt des Demi-diables, tantôt des Diables expérimentés. Grimbal, par exemple, qui n’est qu’un Demi-diable tremble qu’« à son retour on ne le promène dans un équipage ridicule d’un bout de l’enfer à l’autre, parce qu’il s’est mal acquitté de sa commission ». Ne semble-t-il pas à M. Dryden qu’il y ait du temps de reste pour badiner en enfer ? puisqu’au lieu des gémissements et des grincements de dents on y porte pour punition des aigrettes sur la tête. C’était sans doute en plein jour et en belle compagnie qu’il employa ces pensées-là ; je le connais, il n’eût pas osé le faire seul et dans les ténèbres de la nuit.

Mais, comme il se réjouit de ce qui effraye davantage dans le Christianisme, il ne faut plus s’étonner qu’il se divertisse aussi de ceux qui en prêchent les vérités. Voici ce qu’il dit d’eux sous la figure d’un paysan.

 « Nous avons attrapé notre Ministre, oui-da
 Et nous l’attraperons encore.
 Pourquoi cette grosse pécore
Aura-t-il un sur dix ? je m’en moque lanla ;
 Pour feuilleter dans son grimoire
 Puis répéter sa leçon par mémoire,
Et jaser tant, tant, tant que le benêt le sot
 Laisse brûler la viande dans le pot. »

Cette boutade Poétique n’est-elle pas admirable ? C’est l’Iliade entière dans une coque de noix ! Tous les gens d’Eglise sont ici compris en peu de paroles. Cependant ; si l’on trouve que l’esprit manque dans ces vers, on doit remarquer que l’insolence y remplit bien ce vide.

Au reste, les voleurs de dîme sont fort obligés à M. Dryden de sa merveilleuse chanson de Paysan : ils se seraient ennuyés de ne voler qu’en prose, si on ne les avait encouragés au métier par des vers et de la musique. Un manant donc remplira désormais ses greniers des fruits de son penchant au vol, et chantera encore à bon compte aux dépens de qui il appartient : le vol ne sera plus pour lui un crime, ni pour ses semblables ; ce sera une chanson. Cependant, c’est aux Magistrats d’examiner si le Poète est comptable ou non de ces conséquences : quant à son dessein, il ne me paraît à moi nullement équivoque. Le lieu où il débite ces maximes, les personnes sur qui elles tombent, et la méthode de s’en servir laissent un chemin facile au vol, et il n’en coûtera pas plus dorénavant pour le commettre qu’il en coûte à un pestiféré pour communiquer son mal aux autres.

Après tout, le Clergé ne doit pas être trop mécontent : il pourrait être plus maltraité, s’il eût eu les bonnes grâces de M. Dryden, lequel n’est pas heureux à marquer aux personnes son respect et son estime. Il loue, par exemple, le Comte de Leicester « d’avoir plus d’égard à l’amitié qu’à la raison » : ce qui est une injuste partialité. Il loue le Marquis d’Halifax  «d’avoir quitté le gouvernail aux approches d’une tempête » : comme si les Pilotes n’étaient que pour le beau temps. On ne doute point que ces deux Seigneurs ne soient d’un caractère différent de celui que leur donne M. Dryden ; mais le talent de Poète pour le panégyrique n’en est pas moins étrange, et ce n’est que sur cela que j’insiste. Il loue encore Atticus et Cicéron, l’un pour ses affectations et l’autre pour sa poltronnerie ; et il rabaisse au contraire le courage de Caton. Après cela, il témoigne son zèle pour le bien public, et se félicite « de voir la nation en sûreté contre les insultes des étrangers, etc. » cependant il a « quelque inquiétude au sujet de Gaulois ». Apparemment qu’il craint que ces peuples qui ne sont plus ne viennent enlever les Muses d’Angleterre, ne confinent l’Opéra dans une prison, et n’enterrent ainsi tous les plaisirs de la paix.
Après avoir donné de l’encens à ses amis, M. Dryden s’en donne à son tour ; mais en homme modeste et qui ne se loue que le dernier. Il dit qu’il y avait de grandes beautés dans son premier projet du Roi Arthur. Est-ce que le temps les aurait flétries ? Il apporte d’excellentes raisons pour ne le point montrer au public. Du reste, il y a de grands témoignages d’estime pour soi-même dans cette Epître dédicatoire, de grand airs de vanité et de présomption. Je n’en dirai pas davantage, de peur de réussir aussi mal que lui dans le panégyrique.

ARTICLE troisième.
Remarques sur Don Quichotte.

Monsieur D'Urfeyba est un homme d’un génie trop singulier pour ne le pas distinguer du reste des Auteurs. Ce Poète a travaillé d’après le Roman de l’ingénieux Cervantès : par conséquent il a trouvé à souhait et le fonds et les caractères tout préparés pour faire plus d’une excellente Pièce. C’est un trait de prudence à lui de s’être mis, pour le dire ainsi, sur les épaules d’un Géant ; mais le succès répond-il à l’avantage qu’il a pris ? Le Lecteur en jugera. Tout ce que j’ai à dire de M. D'Urfey se réduit à ses impiétés, par rapport à la Religion et aux saintes Lettres, à son insolence à l’égard du Clergé, et à son manquement de respect et d’honnêteté envers les Spectateurs.

Le premier exemple de son impiété est une énorme chanson contre la Providence : « La Providence qui a formé la beauté du corps ne s’est embarrassée que du dehors et a négligé le dedans. » C’est nous faire entendre que Dieu n’a formé l’homme qu’à demi, que l’âme est l’ouvrage de ses mains le plus imparfait, et que la plus noble portion de nous-mêmes a été le moindre objet de ses soins. Quel blasphème contre le Tout-puissant ! Quelle Satire contre le bienfait de la création ! M. D'Urfey avance, et se rit de la vérité de la Résurrection des morts : « Dormez, livrez-vous au sommeil, et ne vous avisez pas de rêver que jamais vous ressusciterez. » Sa troisième chanson est une sorte d’ironie sur la chute de nos premiers pères. Il y outrage Adam et Eve, et y reprend le Seigneur, de n’avoir pas fait un autre genre humain : « Au commencement de la création du monde, la profession de scélérat était la plus qualifiée ; et lorsqu’ils n’étaient encore que quatre dans l’univers, deux de ces quatre étaient des prévaricateurs. Celui qui pour remédier au mal fit des lois pour réprimer la nature eût dû trouver un moyen de rendre les volontés plus obéissantes ; il eût dû refondre sa créature. »

Dans cette même page et dans la suivante le bienfait de la Rédemption n’est pas traité avec plus de respect que celui de la Création. Ce terme Rédempteur, qui parmi nous est affecté à la Personne de Jésus-Christ, et qui semblable au Tetragrammaton des Juifs est spécialement réservé à la Divinité, ce nom adorable de Rédempteur est attribué au ridicule Don Quichotte. Impiétés trop affreuses pour n’être punies que par quelques faibles traits de ma plume ! Je les abandonne à d’autres mains.

Après ces profanations des ouvrages et des attributs du Seigneur, le Poète parle des divines vengeances sur le ton le plus insolent. Il décrit les tortures de l’enfer et les démons, comme si ce n’étaient que des flammes en peinture et des Grotesques de Callotbb. Les Grenouilles Stygiennes d’Aristophane n’ont rien de plus impie, de plus puérile ni de plus bas. Je rapporte quelques-unes des paroles de M. D'Urfey, pour qu’on juge si j’exagère et si je lui en impose :«  Paraissez, gras compagnons, qui geignez dans les Limbes, vous qui lorsque vous étiez en chair et en os ne faisiez qu’une âme avec Lucifer, vous qui demeurez toujours dans sa cuisine parmi les charbons, les marmites et la graisse la plus exquise, vous qui chaque jour vous farcissez de la plus délicieuse curée des âmes, vous qui faites griller des tranches de fous pour votre déjeuner, Paraissez.  » Je demande si j’avais exagéré ?

L’Epilogue renferme l’histoire de l’âne de Balaam. On promène donc gravement un âne sur le Théâtre ; afin de jeter sur un miracle tout le ridicule imaginable : ensuite le conducteur de la bête s’exprime en ces termes : « Comme on dit qu’un âne malin parla jadis, lorsqu’un tricotbc de pommier sauvage lui remua la bile ; de même, si vous êtes gens impolis, j’appréhende bien que notre maligne bête ne vienne à parler. »

Dans la seconde partie ; le diable paraît en qualité d’Acteur et s’écrie : « Comme j’espère d’être sauvé ! » Et Sancho le garantit bon chrétien. En effet, je lui croirais en quelque sorte plus de Christianisme qu’à notre Poète, puisque l’un tremble devant le même Dieu dont l’autre se moque. Je passe quantité d’impiétés de même espèce, quantité de jurements horribles, pour venir à la manière dont M. D'Urfey en use à l’égard du Clergé.
Ce Poète, pour lui rendre la gloire qu’il mérite, est certainement un athlète formidable à tous les gens d’Eglise : lorsqu’il en trouve dans son chemin, il n’est point de Don Quichotte, point de Chevalier errant qui ramasse plutôt toutes ses forces pour fondre sur eux. Sans allusion, M. D'Urfey emploie en ces rencontres et tout ce qu’il a d’esprit et tout ce qu’il a de malice également ; quoique pourtant, l’un n’est pas égal à l’autre dans lui. Il commence donc par faire assister le Curé Pérès à l’impertinente cérémonie de constituer Don Quichotte Chevalier. Ensuite l’Ecuyer Sancho s’accusant à Don Quichotte de quelque bévue, lui dit : « Considérez, mon cher maître, que nul homme n’est né sage : un Evêque même, sans politesse et sans éducation n’a rien de plus qu’un autre homme. » Si le Poète avait un peu de l’une et de l’autre de ces deux qualités, il parlerait de ses supérieurs avec plus de circonspection, et ne plaisanterait pas si grossièrement sur un caractère toujours respectable.
M. D'Urfey a grand soin d’avertir que Sancho est un madré paysan, un dessalé, un fin merle. Et comment cela ? « C’est que Sancho vous lâche des proverbes à toute heure, et le plus mal à propos du monde. » Certes les Pièces de quelques Poètes sont des chefs-d’œuvre de finesse d’esprit ; si c’est la marque d’un esprit délié que de faire des quiproquo à tout moment. Quoiqu’il en soit, ce Sancho se plaint d’être marié ; parce que son engagement lui interdit de bons partis qui se présentent : le Curé Pérès entre dans sa peine et lui dit :  «Autant que je puis m’en souvenir ma destinée voulut que je vous donnasse et à Thérèse la bénédiction. » Sancho lui repart : « Que la peste soit de votre bénédiction ! Je vois bien que j’aurai lieu de souhaiter un jour que vous soyez pendu pour votre bénédiction ; beau faiseur de mariage. » Le Curé menace Sancho de l’excommunier pour ses irrévérences ; à quoi Sancho réplique : « Je ne m’en soucie guère : il ne m’en coûtera pas plus qu’une méridiennebd, que je ne ferai point. »
Jodelet Prêtre est appelé un saint cormoran, et est taxé « d’expédier un coq d’Inde et une bouteille de vin, mesure de Malaga à son déjeuner ». En ce même endroit, une jeune paysanne en réprimande une autre pour son effronterie : « Osez-vous, lui dit-elle, soupçonner un Prêtre d’être fauteur du libertinage ? » Sancho interrompt la sage paysanne, et dit avec cette finesse d’esprit que M. D'Urfey a mise en lui : « Un Prêtre fauteur du libertinage, est-il donc un oiseau si rare ? »
Le Poète emploie encore un autre Prêtre uniquement pour décrier le Sacerdoce. Mannel, Intendant de la maison impute au Chapelain Renardo de si brutales saletés qu’il n’est pas permis de les redire, pour en faire même la honte à l’infâme Auteur. Cependant, M. D'Urfey en caractérisant Mannel, le définit :  «Un homme d’esprit, et qui a le vrai goût de la bonne plaisanterie. » Le Poète remplit bien mal ce caractère. Mais pour un aveugle toutes les couleurs se ressemblent ; une peinture grossière et une peinture fine sont à son égard la même chose.

Dans la seconde Scène, Bernardo dit tout haut le Bénédicité. Prie-t-il Dieu de favoriser un divertissement diabolique ? Avant qu’on se lève de table, le Poète ménage une querelle entre Don Quichotte et Bernardo : le Prêtre débute par chanter pouillebe au Chevalier, qu’il nomme Don Sot, etc. le Chevalier piqué de ces injures au point qu’on peut se l’imaginer, attache sur le champ son plat à barbe en guise de casque, saisit sa lance et la met en arrêt ; bien résolu d’en venir à un combat opiniâtre et décisif. Cependant, entendons-le s’énoncer sur son ressentiment. « O toi, vieux renard noir puisses-tu avoir un tison ardent qui te pende au derrière ! Oui, Prêtre que tu es, boute-feu qui allumes le flambeau de la discorde par toutes les nations…. Ecoute, laid magot ; n’était le respect que j’ai pour ces Messieurs, je repasserais ta soutane de la bonne façon : vermine d’Eglise que tu es. » Le Chevalier conclut sa harangue par un bonsoir donné à Bernardo en des termes qu’on ne lira point ici. Au quatrième Acte on appelle le Clergé dans une chanson ; Le bétail noir : on ajoute qu’« il n’est plus personne aujourd’hui qui fasse attention à ce que les Prêtres disent. » J’épargne au Lecteur les autres outrages que fait M. D'Urfey à l’Etat Ecclésiastique, et je passe à son manquement de respect et d’honnêteté pour les Spectateurs.

A l’égard des saletés, elles sortent toutes crues de la bouche de Sancho et de Thérèse ; comme si c’étaient leurs discours ordinaires : Marie de la belle-humeur en débite avec la même volubilité de langue : le premier Epilogue en fourmille dans une seule chanson : la jeune Marcelle se livre à des saillies obscènes, où l’impiété se trouve encore jointe comme par surcroît. Mais tout ceci n’étant point nouveau sur notre Théâtre, laissons-le pour recueillir des raretés qui ne se rencontrent que dans les ouvrages de M. D'Urfey. Ce charmant Auteur cherche à plaire aux Dames par ces idées agréables : « Un habile attrapeur de poux : un pourpoint farci de lentes : un nez à longue roupie : un morceau de papier en état d’être mis au pot de chambre, etc. » Ces descriptions sont variées de quelques contes faits à plaisir dans le même genre ; à cela près qu’ils sont d’un style encore plus bas, et d’un détail qui fait mal au cœur. Quel divertissement pour des personnes de qualité ! Tout cet endroit ne sent-il pas plus le Diaphorus que le Poète ? A peine le Crocus metallorum bf provoquerait-il plus sûrement à vomir. En bonne foi, j’admire M. D'Urfey de n’avoir pas plus d’égards pour les loges, ni pour le parterre même. Comment, un homme qui a étudié les bienséances et les belles manières, les oublie-t-il à ce point ? Non, le travail infatigable, les sueurs et les veilles n’eurent jamais un succès plus étrange.
Dans la troisième partie, Marie de la belle-humeur n’ouvre la bouche que pour dire une ordure ou un jurement ; et est encore là beaucoup plus scandaleuse que dans les deux autres parties. Aussi les Dames s’offensèrent-elles de ces excès et de ceux de Sancho : ce qui mortifia fort M. D'Urfey. Il fut « sensiblement touché que les Dames qui font la meilleure partie de l’assemblée trouvassent sa Comédie ennuyeuse, et indécente » ; c’est-à-dire qu’il fut extrêmement fâché que les Dames eussent du goût et de la modestie. Mais, il n’importe ; M. D'Urfey n’est point assez sur le cérémonial pour déférer au sentiment des Dames : loin de s’y rendre, il veut disputer le terrain, et tâche de se maintenir dans sa possession par ce raisonnement. « Je ne sache point, dit-il, d’autre moyen dans la nature pour former des caractères qui soient vrais, que de faire parler un gueux en gueux, un villageois grossier en villageois grossier, etc. »

Mais toute imitation, fût-elle la plus ressemblante du monde, est-elle propre pour le Théâtre ? Ce serait une idée extravagante de vouloir y représenter tout ce qui se voit dans la nature. Un fumier par exemple, ou bien un tombereau de boue nous offriraient un beau spectacle ! Or des paroles sales choquent autant l’oreille que ces vilains objets blessent la vue : car les paroles sont à l’oreille ce que sont à l’œil les couleurs et la surface des corps. Un langage obscène est comme un récit d’ulcères dégoûtants : le récit alors le plus naturel est justement le pire : ainsi que l’obscénité la plus naïve est la plus criminelle. Nous entretenir de la sorte, c’est nous outrager, nous donner une idée méprisable de la nature de l’homme, et nous réduire presque à regretter d’être hommes nous-mêmes. Aussi est-ce une maxime parmi les honnêtes gens de ne jamais rien dire qui puisse faire une mauvaise image : et cette maxime doit être encore plus religieusement observée devant des femmes. Il faut donc que le divertissement qu’un Poète leur prépare se trouve conforme à cette bienséance ; sans quoi il ne peut leur plaire. Les Dames ne sont pas plus charmées des plaisanteries grossières et insolentes des gueux, qu’elles le sont de leur malpropreté et de leurs haillons : leur donner de pareilles Scènes pour les divertir, c’est les mettre de niveau avec la canaille : car le caractère de chacun de nous se découvre aussi sûrement par ce qui nous fait plaisir que par aucun autre endroit.

Venons aux traits de bel esprit ou de bon sens qui brillent dans M. D'Urfey : Mannel et Sancho, ces deux plaisants rusés compères, pétillent de ces traits ingénieux et sensés. Mannel déguisé en femme de qualité s’adresse à la Duchesse en ces termes : « Illustre beauté je désire avec chaleur de savoir si le Puristissime Don Quichotte de la Manchissime et son Ecuyerissime Sanza sont en cette compagnie ou n’y sont point ? » A cela Sancho réplique : « Voyez-vous, sans tant de fanfares ; le Gouverneur Sanza est ici et Don Quichotissime aussi : donc tristissime Matronissime, expliquez votre volontissime ; car on est fort votre serviteurissime. » Je ne continuerai pas sur ce ton ; j’ennuierais les Lecteurs autant que M. D'Urfey a ennuyé les Dames ; c’est-à-dire à la mort. Si quelqu’un néanmoins par un goût particulier aimait ce jargon, il trouvera dans l’original de quoi se rassasier. La Scène du Tailleur et du Jardinier est de la même solidité et de la même beauté d’esprit.
Dans la troisième Partie, paraît une troupe de Marionnettes. C’est heureusement rencontrerbg : car toute la Pièce ne marche que par ressorts. Mais, quel dommage que ces petits automates ne se soient pas plutôt montrés ! la Comédie entière devait être jouée par de tels Acteurs. Le Poète marque à ce coin Carasco : Un bel esprit. J’ignore ce que ce Carasco peut être en d’autres occasions ; mais je sais bien qu’en celle-ci c’est un grand fou. Il y a donc des gens qui sont aussi bons juges que bons modèles du bel esprit, et qui n’en ont pas plus la connaissance que l’usage.
Les Epîtres dédicatoires de M. D'Urfey sont précisément aussi spirituelles et aussi raisonnables que ses Comédies : Donnons-en quelque petit essai. Il parle ainsi dans celle qu’il adresse à Madame la Duchesse d’Ormond :  « C’est, Madame, de l’heureuse étoile de votre Grandeur, que je date ma fortune. » Dater du jour et de l’endroit est quelque chose de vulgaire et de bas ; mais dater d’une étoile, cela a je ne sais quoi de sublime qui convient fort à l’hémisphère de la Comédie. Qui ne croira sans peine que ces enthousiasmes sont en effet de pauvres rejetons du cerveau de M. D'Urfey ? comme il les parodie lui-même.

Il y a encore un merveilleux trait dans sa Dédicace à M. de Montague. C’est un parfait Quichottisme ; le Poète y paraît presque enchanté. « Si vos yeux avaient lancé contre moi les regards altiers d’un fier courtisan ; vos précieuses minutes n’auraient jamais été interrompues par ces ennuyantes fadaises : mais mon cœur dans la considération interdite de votre vertu, eût paresseusement souhaité de voir dans l’éloignement vôtre Prospérité. » Je ne saurais m’imaginer que le Poète ne fût pas réellement dans l’état qu’il dépeint : car il y a bien de l’engourdissement et de la pesanteur d’esprit dans tout ce discours. Il ajoute qu’« un souris de son Patron l’a rassuré ». Je n’en doute nullement ; je ne conçois pas même comment le Mécène aura pu s’empêcher de rire tout à fait à un pareil compliment. Mais M. D'Urfey prend toujours les choses du bon côté, et est déterminé à se rendre heureux par des interprétations favorables.

Sérieusement, si pour mes péchés j’étais Poète ; ou bien j’enverrais promener les Muses, ou bien elles me deviendraient plus propices. M. D'Urfey pense autrement que le reste des hommes : son principe est de ne s’embarrasser que d’avoir de larges poumons pour réciter les œuvres d’autrui. Je ne dis cela néanmoins que dans la supposition que ces autres Pièces sont de la nature de celles dont j’ai parlé : comme je n’ai point lu tout ce qu’il a écrit, je ne saurais juger de son mérite que par cette règle : Ex pede Herculem.

Je finis par un endroit de l’art poétique de M. Despreaux, qui peut être de quelque utilité à M. D'Urfey : car, quand il ne se reconnaîtrait pas dans ces vers, il y reconnaîtra toujours de sages avis contre le tabarinage et l’obscénité.

 « J’aime sur le Théâtre un agréable Auteur
Qui sans se diffamer aux yeux du Spectateur
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais pour un faux Plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté ;
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux tréteaux monté
Amusant le Pont-neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses Mascarades. »

ARTICLE quatrième.
Remarques sur le Relaps.

Je mets le Relaps à côté de Don Quichotte, parce qu’il marche assez de pair avec lui. Cependant, comme l’Auteur du Relaps se sait très bon gré de son ouvrage et s’en remercie amplement dans sa préface ; je sacrifierai un peu plus de temps à l’analyse de cette Comédie, dont j’examinerai la Fable, les mœurs, les caractères, etc. Voici la fable de la manière que je la conçois.

« La Mode jeune Cadet libertin et prodigue se trouve réduit à la dernière misère, au retour de ses longues courses. Son sort veut qu’il rencontre un jour Coupler vieux rusé, faiseur de mariage par profession : cet honnête homme lui suggère le dessein d’attraper le Lord-Fat son frère aîné lequel a de gros biens. Le jeune La Mode outré de n’avoir pu obtenir de son frère aîné une certaine somme d’argent, entre dans le dessein de Coupler : il dupe à l’aide de celui-ci Le Chevalier Ventre-de-Tonne, épouse par surprise son héritière destinée au Lord-Fat, et devient maître par là d’un bien très considérable. »

Sur ce plan de la fable, je trouve en premier lieu que la Pièce est mal à propos intitulée, Le Relaps, ou la Vertu en danger. Ces deux noms sont tirés des caractères de Lovelace et d’Amanda, qui sont l’un et l’autre des personnes d’un rang inférieur par rapport au sujet principal. Lovelace se retire au commencement du quatrième Acte, et on n’entend plus parler de lui que vers la fin du cinquième, où il se montre pour disparaître aussi tôt. A l’égard d’Amanda tout son rôle consiste à entendre des galanteries sans que sa vertu en souffre d’atteinte : et c’est là un grand point à la Comédie, je l’avoue ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit pour le fonds de la Pièce, dont nous parlons à présent. En effet, l’Intrigue et le Dénouement roulent uniquement sur le jeune La Mode, qui est sans contredit l’Acteur principal. C’est pourquoi, Le Cadet Prodigue, ou bien L’Imposteur Heureux étaient les noms qui convenaient mieux à cette Comédie, que Le Relaps ou la Vertu en danger. Or, quand on s’égare dès le commencement d’un voyage, c’est un présage qu’on pourrait bien échouer avant le terme.

En second lieu, cette Comédie pèche contre les mœurs : elle aboutit à une mauvaise fin ; le vice y est récompensé contre la règle fondamentale de la poésie Dramatique. On y voit le libertinage tenir lieu de tout mérite : le jeune La Mode fait une grosse fortune, précisément pour avoir dépensé en débauches, sa légitime. Ce vice capital de la Pièce du Relaps se vérifie par un coup d’œil sur le caractère du jeune homme. D’abord, il se dit lui-même scélérat ; il jure ensuite, il blasphème, il appelle en duel son frère aîné, il lui enlève sa future épouse et le fait enfermer lui-même dans un chenil. Quelles vertus à récompenser ! Mais quel est le fondement des violences de ce Cadet dénaturé ? c’est qu’on lui refuse de entretenir son extravagance et fournir à ses dérèglements. Tel est l’homme de bien à qui le Poète ménage une heureuse issue. Franchement, il est rare que le vice ne prospère pas sur notre Théâtre : dès qu’il y paraît, on peut jurer presque à coup sûr que le Poète a préparé tout pour l’élever en honneur. Cet abus si commun est confirmé par la Pièce dont il est maintenant question : l’on y renverse, comme on voit, le but de la Comédie qui est de reformer et de perfectionner les mœurs ; ainsi que le remarque le Père Rapin. Mais l’Auteur du Relaps a des idées apparemment plus conformes au goût dominant de son siècle. Sa morale : renferme ces instructions.
Les Cadets de famille ne doivent point faire difficulté de dissiper leur bien et aussi promptement et aussi mal à propos qu’il leur plaît. Et quand ils ont mis leurs affaires dans cette situation, ils peuvent conclure qu’ils sont en bon chemin pour arriver à une haute fortune. C’est cette maxime que s’applique le jeune La Mode, lorsque son impiété lui fait dire : « La Providence prend soin des gens de mérite. »

Autre instruction. Lorsqu’un homme est mal dans ses affaires, il ne s’agit plus pour lui d’écouter la voix de la conscience, ni de se chicaner par des vues d’honneur ou de devoir. Alors les plus courts expédients sont les meilleurs : le besoin présent justifie les moyens quels qu’ils soient, pourvu qu’on obtienne ce qu’on souhaite : Un Chevalier de l’industrie vaut bien un Chevalier de la Jarretière.

En troisième lieu, voyons l’Intrigue et le Nœud de la Pièce. C’est ici ou jamais que doit paraître le génie, le talent du Poète. Cette partie du Poème Dramatique demande certains traits de conduite, certains ressorts d’invention qui soient au-dessus d’un esprit ordinaire : il doit y avoir je ne sais quoi de merveilleux et d’inespéré qui surprenne le Spectateur : il faut que tout y agisse par degrés, par une préparation d’incidents à propos, et par des voies toujours vraisemblables. C’est la remarque du Père Rapin, que tout est défectueux sans la vraisemblance. Lorsqu’il n’y a nul prétexte de recourir au Miracle ou aux Machines, les choses ne doivent point passer la foi humaine. Nous montrer des effets sans une proportion vraisemblable à leur cause, c’est nous offrir des tours de gobelets, nous donner une farce au lieu d’une Comédie, nous amuser par des prestiges enchanteurs. Confrontons le Relaps avec ces principes : pour en expliquer l’intrigue, il faut que nous disions quelque chose encore de plus sur la fable.

« Le Lord-Fat dameret de Londres était convenu d’épouser la fille du Chevalier Ventre-de-Tonne, Gentilhomme campagnard, éloigné de cinquante lieues de Londres. Cette distance de lieux n’est pas insurmontable, à ce que je crois. Cependant, le Milord n’a jamais vu sa future épouse ni le campagnard son gendre présomptif : Lord-Fat et le Chevalier Ventre-de-Tonne par un merveilleux trait de prudence laissent à Coupler le soin de négocier le mariage. Lorsque tous les articles sont dressés, et que Ventre-de-Tonne attend chez lui dans peu le Lord-Fat, le vieux Coupler trahit les intérêts du Milord en faveur du jeune La Mode : il conseille à ce Cadet de prévenir son aîné, d’en contrefaire le personnage, de rejeter sur la force de son inclination son départ précipité et son arrivée sans équipage et sans suite. Et pour se substituer dans l’esprit de Ventre-de-Tonne à la place du Lord-Fat, Coupler lui donne sa lettre destinée à l’aîné, afin de lui servir comme de lettre de créance auprès du Chevalier campagnard. Le jeune La Mode muni de la lettre de Coupler se rend en poste chez Ventre-de-Tonne. Il y est reçu pour le Lord Fat ; et moyennant quelques petits tours de friponnerie et de souplesse dans la famille, il épouse la Demoiselle sans bruit, à l’insu de son père, et une semaine avant le jour marqué pour la cérémonie. »

Voilà le fonds de la fable suivant le dessein du Poète. Le contretemps causé dans la suite par la venue du Lord-Fat et le témoignage du Chapelain Bulle et de la Nourrice qui soutiennent le mariage fait en bonnes formes, sont des incidents qui n’importent de rien à l’essentiel. Ici l’on peut reconnaître dans le Lord-Fat une incompatibilité avec lui-même : sa disgrâce n’a point l’air de la vraisemblance par rapport à son caractère. Il est vrai que c’est un homme singulier, bizarre, entêté des vaines parures, ébloui d’un bel équipage, charmé de tout ce qui brille aux yeux ; et que ces frivoles idées ne sont pas des marques d’un grand génie ; mais après tout sa conduite au fond n’est nullement celle d’un idiot ni d’un étourdi. Cela supposé est-il naturel qu’un Milord qui a cinq mille livres sterling de revenu s’en rapporte à Coupler pour lui choisir un parti, et qu’il épouse et la personne et sa fortune sur l’étiquette du sac ? Ce n’est point à Londres la manière d’un riche Lord, d’un précieux, d’un damerez de chercher à se marier au hasard et par procureur. Cependant notre Poète fait donner son Milord tête baissée dans un engagement qui dure toute la vie : le Milord n’a pas vu même en peinture la personne à qui l’on unit son sort.

Le départ de Lord-Fat pour se rendre chez Ventre-de-Tonne a quelque chose aussi de fort extraordinaire. Le Lord n’a jamais vu le Campagnard, il sait seulement que c’est un homme ombrageux au-delà de l’imagination, et qu’il n’y a pas moyen d’être admis chez lui sans la lettre de Coupler. Et cette lettre qui est comme la clef pour entrer au Château de Ventre-de-Tonne, le Lord l’a oubliée, et vient dire après cela froidement, qu’il faut bien que ce soit son frère Thomas qui l’ait prise. Pour lui, il n’a ni la précaution de demander une autre lettre, ni l’esprit de produire au moins une copie de celle qu’il a lui-même écrite à Ventre-de-Tonne.

Si le Poète avait consulté le bon sens, l’intrigue était dénouée et la Pièce finie à ce quatrième Acte : le reste n’est plus qu’un tissu de puérilités hors de vraisemblance et opposé aux caractères établis. L’expédient du Chevalier Jean Lima qui paraît enfin et qui prend fait et cause pour le Lord-Fat est une pauvre invention : tout le dessein de la Pièce fait voir que le Lord-Fat n’a jamais compté sur cette ressource ; il ne savait rien du séjour de Jean Lima à la campagne, ni sa demeure : c’est un fait que ce Gentilhomme était à Londres, lorsque le Lord-Fat en partit, que celui-ci n’avait point concerté avec l’autre son voyage et ne lui avait point demandé son secours au besoin.
Examinons à cette heure comment le Chevalier Ventre-de-Tonne s’accorde avec lui-même. Le Poète le fait Juge de paix et Député Lieutenant ; et le suppose éloigné de cinquante lieues de Londres seulement. Mais, au caractère de ce Gentilhomme, on le prendrait pour un des monstres d’Hercule, ou pour un des Géants de Guy de Carrick : son procédé est tout Romanesque, et n’a rien de conforme au temps, ni au pays. Lorsque La Mode et Tory son valet arrivent, ils trouvent le pont-levis du Château levé, les portes barricadées, un gros mousqueton bandé pour répondre à la demande civile qu’ils font. Et dès que Ventre-de-Tonne est averti de leur arrivée, il fait une sortie en bon ordre avec toutes les forces du Château, et marche contre deux hommes, escorté de sa garde armée de faulx, de fourches, de pertuisanes. Mais pour n’oublier aucune des sûretés qui se peuvent prendre, il faut renfermer la Demoiselle Hoyden sous triple cadenas, à la première approche de l’ennemi : enfin il pousse les précautions et les alarmes au plus haut degré de la folie et de la fiction. Cependant cet homme soupçonneux, s’il y en eut jamais, confie à Coupler la destination de sa fille unique, et qui plus est, peut-être, de son propre bien. Car quelle espèce d’homme est-ce que Coupler ? un misérable pour les mœurs et un escroc de profession. D’ailleurs, le Lord-Fat et le Chevalier Ventre-de-Tonne ne sont éloignés l’un de l’autre que de cinquante lieues et néanmoins à leur manière de traiter ensemble par commission, il semblerait que douze degrés de latitude les séparent.
Pour ce qui est du jeune La Mode, hors la lettre de Coupler, il a toutes les marques d’un imposteur : il arrive avant le temps arrêté, et sans le bel équipage qu’on attendait : il n’a rien du Lord-Fat, ni pour le langage ni pour l’air, ni pour les manières. Ventre-de-Tonne lu demande : « Où sont vos carrosses et vos domestiques, Milord ? » La Mode lui apporte cette misérable défaite. « Monsieur, afin de vous témoigner et à Mademoiselle combien je suis impatient d’entrer dans votre famille, j’ai laissé mes équipages après moi, et j’ai pris les devants avec un seul de mes domestiques. » Il est extraordinaire de marquer tant d’empressement à des personnes qu’on n’a jamais vues. Et puis, il n’est point naturel que le Lord-Fat exposât son teint délicat au grand air de la campagne, dérangeât sur un palefroi l’économie de sa personne ; et qu’un dameretbh comme lui, parût si fort dans son négligé : un Milord précieux se montra-t-il jamais en pareille occasion sans tout son attirail de parures ? Quoi ? Lord-Fat ne veut pas voir son propre frère nouvellement débarqué, avant que d’avoir congédié l’assemblée de Tailleurs, de Lingères, de Perruquiers, etc. qui se tenait chez lui ? Ce petit dérangement est à ses yeux une impolitesse énorme dont il craint d’avoir son Cadet même pour témoin : sa folie, c’est la vanité, la pompe, la magnificence ; comment renoncerait-il donc à tout cela sans aucune nécessité ? comment se résoudrait-il à se présenter devant sa future épouse dans le plus pitoyable état du monde selon lui ?

Le caractère du Lord-Fat étant tel, il est à présumer que Ventre-de-Tonne en sait quelque chose : rien n’est plus naturel ni plus ordinaire que de s’informer de la conduite et de l’humeur d’un homme qu’on doit avoir pour gendre. Ainsi l’on ne peut supposer sans aller contre l’usage et la raison, que les manières du Lord-Fat étaient toutes inconnues à Ventre-de-Tonne : que si le Chevalier en était instruit, c’en était bien assez pour lui faire juger que La Mode pouvait être un aventurier, et un Lord-Fat supposé. Pourquoi donc s’en tient-il sans aucune réflexion à la lettre seule de Coupler ? Que n’enferme-t-il alors sous triple cadenas la Demoiselle Hoyden, pour se donner le loisir de faire un plus ample informé ? Un Juge n’a-t-il jamais entendu parler de friponnerie ? et y eut-il jamais plus de raisons d’en soupçonner et de s’en garantir qu’en cette rencontre ? On devait attendre plus de précaution du soupçonneux Chevalier : il est contre toute vraisemblance qu’il passe ainsi de l’extrémité de la défiance à l’excès de la crédulité.

En un mot, Le Lord-Fat et Ventre-de-Tonne sont des insensés ou non : si ce sont des insensés, où est la finesse de les attraper ? où est l’art du Poète ? Si ce ne sont pas des insensés, pourquoi le Poète les représente-t-il tels ? pourquoi leur caractère est-il comme un monstrueux composé de parties qui ne se rapportent point ? Qu’on les prenne donc dans quel sens on voudra, l’intrigue tournera toujours mal : la première supposition la rend impertinente, et la seconde incroyable.

Disons maintenant un mot des mœurs de cette Pièce. Les mœurs dans le langage du Théâtre ont une signification particulière. Aristote et le Père Rapin les appellent les causes et les principes de l’action. Elles se forment sur la diversité d’âge, de sexe, de condition, de génie, d’éducation. Il est essentiel aux Mœurs qu’il y ait de la conformité entre le principe et l’action, entre la cause et l’effet, entre la nature et la conduite. Par exemple, Un vieillard ne doit être ni prodigue ni léger, comme un jeune homme. Un homme de condition ne doit point avoir le langage de la roture, ni une Demoiselle de campagne celui d’une coquette de Ville.

Lorsqu’on a une fois imaginé un caractère, il doit suivant la règle d’Horace subsister uniforme, semblable à lui-même, et au premier plan jusqu’à la fin. Il faut que le Poète s’étudie à soutenir ses personnages dans ce qu’il en a d’abord prétendu faire. Il ne doit pas les varier, de sorte qu’un seul homme en paraisse deux, qu’un homme d’esprit devienne un sot, qu’un courtisan poli devienne un pédant. Si le Poète d’un autre côté, met un impertinent sur la Scène, il doit le restreindre précisément à son rôle, et lui retrancher toute sentence grave. En user autrement c’est aller contre la nature et nous représenter au lieu d’elle, une chimère. Appliquons au Relaps quelques-unes de ces remarques.

Berinthie Actrice du premier ordre est impudente et impie. Elle s’engage à M. Le Digne de faire tous ses efforts pour corrompre Amanda, et à propos de ce bel emploi, ils plaisantent l’un et l’autre en impies. Dans la suite de la Pièce, après bien des discours obscènes, Berinthie est conduite dans un lieu que tous les Spectateurs savent être un infâme rendez-vous. Où est la pudeur ? Le Père Rapin blâme l’Arioste de ce que son « Angélique est trop immodeste, et le Tasse de ce que son Armide est trop effrontée : ces deux Poètes, dit-il, ôtent aux femmes leur caractère, qui est la pudeur ». M. Rymer est du même sentiment ; voici ses paroles : « La Nature ne connaît rien dans les mœurs qui distingue et qui caractérise mieux les femmes que la modestie. Une femme effrontée n’est bonne qu’à être sifflée dans une Comédie. » Berinthie néanmoins est considérée, applaudie, très bien reçue des personnes de marque ; et s’en va sans la moindre flétrissure, sans le moindre reproche au sujet de ses débordements.
Je viens à l’héritière du Chevalier Ventre-de-Tonne, à cette héritière riche de cinq mille livres sterling de rentes. Cette jeune personne jure, dit des paroles sales ; et est tout aussi mal élevée que Marie de la Belle-humeur. Il est visible que l’Auteur du Relaps n’est ici qu’une copie de M. D'Urfey ; et par conséquent ce morceau lui a extrêmement plu dans l’original. Mais ce qui n’est pas déjà une beauté pour Marie de la Belle-humeur sied encore bien plus mal à la fille d’un Chevalier. Celle-là n’est après tout qu’une pauvre paysanne, en qui la grossièreté surprend moins et choque moins : au lieu que les enfants d’un Député Lieutenant n’ont point coutume d’être élevés comme des gueux. C’est ignorer les bienséances et ne faire guère justice à la Noblesse que de confondre ainsi le Seigneur avec le vassal, et de supposer à tout le monde la même éducation.
Le Poète attribue à Mademoiselle Hoyden un indigne monologue, dont le but est de jurer par son Créateur, après quoi elle dit : « Bien leur en prend que j’aie un mari qui me vient ; sans cela je me serais mariée avec le Boulanger : Dame, oui ; je l’aurais fait. Qui que ce soit ne saurait frapper à la porte qu’il ne faille aussitôt m’enfermer. » Arrêtons ici ; ce qui suit est d’une obscénité qui glace d’horreur.
Quel composé de Mœurs étranges ! Quel assemblage de contrariétés ! Est ce là le portrait au naturel d’une fille de condition et d’une riche héritière ? Où sont les principes, où sont les effets d’une éducation à laquelle on a apporté tant de soins ? A sa rusticité on la croirait élevée avec la canaille du village, et à son impudence on la croirait nourrie dans la salle de la Comédie. Le Poète s’est apparemment flatté qu’il justifiait ces fautes grossières en appelant celle à qui il les prête, Mademoiselle Rustre. Erreur ! Pour nous la donner aussi obscène et aussi rustique, il devait accommoder mieux sa condition à son nom. Car en matière de Mœurs, on ne nous paie pas de paroles : un nom quel qu’il soit ne veut rien dire en soi ; il ne signifie que ce qu’il emprunte du fonds propre de la personne. Et c’est sur ce fonds même que les Mœurs doivent être établies ; c’est-à-dire, sur la diversité d’âge, de sexe, de condition, etc. Si donc le Poète avait dessein de faire de Mademoiselle Hoyden une rustique et une effrontée, il fallait d’abord l’envoyer garder les dindons, et ensuite la faire élever avec des servantes de cabaret.

M. le Chevalier Ventre-de-Tonne sait à peu près aussi bien vivre que Mademoiselle son héritière ; il salue ainsi le Jeune La Mode : « Milord je vous demande la permission de boire ce verre de vin sec à votre santé. » Le Poète était-il à jeun en présentant le verre à Monsieur le Juge de paix ? Cette expression, boire ce verre de vin sec est trop basse pour un petit Sergent : conviendrait-elle à la figure que fait le Chevalier, et au reste même de son caractère dans cette Pièce ? Nous aurions des Magistrats qui feraient beaucoup d’honneur à la nation s’ils étaient formés et choisis de la main de notre Poète ! Les caractères manquent ici tout à fait de bon sens ; et ailleurs on leur en accorde, on leur en prodigue sans qu’on sache pourquoi.

Par exemple, la vanité et les airs précieux sont le partage du Lord-Fat. Le laisser parler sans affectation, c’est le tirer de son Elément. Il faut que son langage pour être naturel, soit toujours étudié, fardé, empesé. Cependant, le Poète a pris ce Lord en amitié et lui a donné quelques-unes des meilleures plaisanteries de toute la Pièce. En effet ce dameret dans un entretien qu’il a avec le jeune La Mode, oublie que Lord-Fat est son nom ; il lui échappe des choses très sensées, et des expressions fort naturelles ; il n’a rien d’affecté durant un assez long espace de temps, que la comparaison qu’il fait d’une Montre. Autre intempérance de bon sens : c’est dans un second entretien avec son frère.

« La Mode. A moins que vous ne soyez assez généreux pour m’aider à racheter mon bien, je ne vois point d’autre remède à mon malheur que d’aller couper des bourses.

Lord-Fat. Fort bien, mon frère. Pour vous dire sur cela ma pensée, je crois que couper des bourses est effectivement la meilleure ressource du monde pour vous : car si ce métier vous réussit, vous voilà délivré de peine ; et si vous êtes pris en flagrant délit, vous en voilà aussi délivré d’une autre manière. »

Le jeune La Mode frustré de son attente charge son frère d’injures et l’appelle Le Prince des Fats.

« Le Lord-F. Monsieur, je fais gloire d’être à la tête d’un Corps aussi nombreux, et aussi considérable.

La Mode. Quoi ! rien ne te piquera donc ? L’épée à la main, lâche.

Lord-F. Doucement, mon frère, vôtre misère vous rend la vie à charge ; vous m’excitez à me battre avec vous ou dans l’espérance de vous ouvrir un passage au travers de mon sein pour entrer en possession de mes revenus, ou dans le dessein de vous faire tuer vous-même, pour mettre fin à vos maux. Mais j’empêcherai bien l’un et l’autre, etc. »

Il y a je ne sais quel tour d’esprit dans ce Dialogue qui n’est point d’un Lord Fat. Je conçois que le Poète n’était pas d’humeur à supprimer ces pensées-là : les Spectateurs eussent trop perdu à la suppression. Mais il devait donc tellement arranger les choses, que ces mêmes pensées fussent dites ou par le jeune La Mode dans un à parte, ou par quelque autre enfin à qui elles convinssent. Poursuivons : la Demoiselle Hoyden brille quelquefois trop. Notre Poète ne saurait se tenir ; il fallait qu’elle eût ce brillant passager, qui ne peut avoir d’autre effet que de rendre bientôt après sa rusticité plus choquante.

Le Chevalier Ventre-de-Tonne tombe aussi dans des saillies d’homme d’esprit, et badine d’une manière trop spirituelle pour un personnage comme lui. Mais cet endroit est mêlé d’affreuses profanations, qui m’empêchent d’en rien rapporter. Or, à quoi bon pour m’exprimer ainsi, habiller des fous si magnifiquement ? c’est une dépense bien mal placée. Je ne vois pas néanmoins que l’Auteur du Relaps dût si peu ménager son fonds. Lorsqu’un Poète n’a guère que ce qu’il lui faut, c’est une folie à lui de s’épuiser d’esprit pour un caractère de sot, ses personnages plus sensés souffriront de cette prodigalité hors d’œuvre. Lovelace en est la première victime : « L’amitié, dit-il, est une plante qui croît lentement, ses racines sont composées de tendres fibres qui ont le goût très fin. Si des fibres ont le goût très fin pour sentir les choses, elles ont donc en vérité plus de discernement que notre Poète n’a de jugement.

Examinons encore quelques-uns de ses caractères d’homme d’esprit. Le jeune La Mode juge à l’humeur vive de la Demoiselle Hoyden, qu’elle pourrait bien avoir à Londres « une escorte de Petit-maîtres qui la mèneront, hélas ! au Parc, à la Comédie, à l’Eglise et au Diable ». L’arrangement de cette période est assez mal entendu, ce me semble. Si le Poète avait mis de suite la Comédie et le Diable, je crois que l’ordre naturel des choses, et l’air de vraisemblance eussent été beaucoup mieux observé.
Après cela, Coupler hors d’haleine au haut de l’escalier de La Mode lui dit en pestant : « Pourquoi Diable, ne logez-vous pas au premier étage ? » La Mode répond : « C’est que je me plais à loger aussi près du Ciel que je puis. » Un jeune homme qui a de l’usage du monde, qui a beaucoup voyagé, qui a vu la France, l’Italie, etc. devrait plaisanter plus à propos. Cependant, puisqu’on le loge au Galetas, la plaisanterie est assez en son lieu. J’allais oublier une autre pensée ingénieuse du jeune La Mode : « Je te montrerai, dit-il à Lori, l’excès de ma passion par l’excès de ma tranquillité. » Puisqu’il était en train de parler Philosophie à son valet, je regrette bien qu’il se soit si tôt interrompu. Il fallait continuer et confirmer sa grave sentence par la comparaison d’une violente tempête, sans qu’il y ait sur la mer le moindre souffle de vent. La figure eût été merveilleuse, et le raisonnement poussé à bout.
Venons à M. Le Digne, l’un des premiers personnages du Relaps. On lui attribue beaucoup de finesse d’esprit et beaucoup de sens : ainsi nulle affectation ne doit paraître en lui, nul prétexte n’en doit gâter le caractère. Cependant, ce Monsieur le Digne harangue Amando dans un style plein d’emphase et de pédantismebi. D’abord il lui parle vers en prose, et puis il lui parle prose en vers : ce qui est aussi naturel que de voir un homme à cheval d’une jambe, et à pied de l’autre. Sa grande affaire c’est d’inspirer à cette Amanda de la haine pour son mari qu’il appelle son Dieu, et elle son Ange. « Ranimez en vous ce courage que toutes les femmes doivent avoir, et méprisez votre Dieu s’il néglige son Ange. » Quelle profanation ! « Recevez ses froides caresses avec des bras de glace, et réservez votre flamme pour ceux qui viennent à vous pleins de flammes. » Quel Galimatias ! C’est Gueules sur Gueules en Blason. « Etendez les bras de votre pitié… son zèle peut être à vos yeux un titre pour toucher vôtre pitié. » Que de pitié ! Que de bras ! C’est apparemment pour soutenir l’allégorie languissante.

La seconde partie de la harangue de M. le Digne est encore plus misérable que la première. Il prétend qu’Amanda renonce à la vertu, et soit infidèle à son époux par des principes d’honneur. Il redouble sur cela ses empressements, et se livre à un transport frénétique, espérant de plaire à Amanda en se donnant la mort ; il est sur le point de s’ouvrir le ventre ; « afin qu’on puisse lire dans son cœur la sincérité de sa passion ». N’est-ce pas là découvrir véritablement son cœur ? Quand un homme parle après cela, le moyen de ne l’en pas croire sur sa parole ?

Au reste, il n’est point de Boucher à qui il pût venir dans l’esprit un expédient plus efficace pour persuader. Cependant, Amanda tient toujours ferme contre l’ordinaire du Théâtre Anglais. Alors M. le Digne en galant homme l’arrête avec emportement et la menace de la tuer. « Point tant d’efforts, tout cela est inutile ; ou la mort ou la victoire ; c’est une affaire résolue. » Ici Amanda devient tout à coup d’une extrême agilité, et lui échappe des mains. M. le Digne étonné de cet événement, s’écrie : « Il y a en elle de la Divinité, elle m’en a inspiré quelque chose.. »Sa passion change en un tour de main ; il est métamorphosé en admirateur de la vertu, et s’en retourne néanmoins aussi corrompu qu’on peut se l’imaginer. C’en est assez pour les premiers personnages de notre Poète.
Ce serait à présent le lieu d’examiner les sentiments et l’expression du Relaps, qui sont deux autres parties du Théâtre. « La Pensé ou les sentiments sont les expressions de la Pensée ou des sentiments. » Mais cet examen ne me paraît pas nécessaire, après celui que nous avons fait des caractères. Ainsi, considérons à cette heure le Relaps par rapport aux trois Unités ; de Temps, de Lieu, et d’Action. Ces règles sont établies pour cacher la fiction, pour faire qu’une Pièce Dramatique paraisse une action au naturel, et lui donner l’air de la réalité.

Le plus long espace de temps pour la première Unité, c’est vingt-quatre heures ; un moindre espace est plus régulier. Pour être bien exact sur ce point, le temps de l’histoire ou de la fable ne devrait pas excéder celui de la représentation. C’est-à-dire que l’Action dans une Comédie devrait pouvoir se passer en aussi peu de temps qu’il en faut pour la représenter.

La seconde Unité est celle de Lieu. Pour l’observer la Scène ne doit point errer d’une Ville, ou d’une contrée en une autre. Elle doit demeurer dans la même place, dans la même maison, dans la même rue, ou pour le moins dans la même ville, où d’abord elle a été mise. Cette seconde règle est une suite de la première : car l’espace du temps étant borné, celui du lieu doit l’être aussi à proportion. Les longs voyages sont bannis du Théâtre ; la distance d’un lieu à un autre doit être mesurée au temps limité : autrement la supposition d’un voyage ne paraîtra plus naturelle, mais absurde.

La troisième unité qui est celle d’Action, consiste en ce que l’action principale d’une Pièce de Théâtre soit une et simple : cette Unité demande qu’une seule personne paraisse visiblement plus intéressée dans l’Action que toutes les autres. Il faut, pour ainsi dire, que toutes les forces du Théâtre se réunissent sous un seul Général ; que les Episodes ou les intrigues de moindre importance se rapportent à la principale ; que tous les Incidents et tous les obstacles servent à quelque chose, et ne paraissent que pour être combattus et surmontés. La représentation de deux considérables actions indépendantes l’une de l’autre, détruit la beauté de la subordination, fait languir une Pièce, et en diminue de beaucoup le plaisir : c’est là ce qui divise un Poème et qui en fait deux. Si l’on veut en savoir davantage sur cette matière, on peut consulter Mr. Corneille. Voyons combien le Relaps s’écarte de ces règles.

Premièrement. Sa Comédie par une exacte supputation demande une semaine entière ; mais le moins qu’on puisse lui donner c’est cinq jours. D’abord un jour est employé pour le premier Acte, pour le second et pour une partie du troisième, avant que Lord-Fat parte, afin de se rendre chez Ventre-de-Tonne. Ensuite, la distance de lieux, la pompe d’un bel équipage à préparer, sans que rien y manque, toutes les petites façons d’un précieux dameret qui doit se mettre en route, le temps nécessaire pour le rendez-vous et pour le retour ; tout cela ne saurait emporter moins de quatre jours. Le Lord-Fat ne nous permet pas d’en douter ; car il a grand soin de dire à Coupler combien il est fâché de ne pouvoir point hâter sa marche ; de crainte de déranger l’ordonnance de son équipage.

L’Unité de Lieu est aussi bien observée que l’Unité de Temps. Au troisième Acte, la Scène est à Londres, au quatrième on la transporte à cinquante lieues de là, au cinquième on la ramène à Londres. C’est pousser Pégase jusqu’à l’outrer. Notre Poète est tout propre à courrebj de pair avec les Magiciens. Jamais Julienne Cox ne fit aller plus vite un manche à balaisbk. C’est justement Titus à Valton, et Titus à Istington. A en juger par la ressemblance des choses, on dirait que l’Auteur du Relaps a pris dans le Dr. O-S, l’intrigue de sa Pièce.

Ce Poète n’est pas plus scrupuleux sur l’Unité de l’Action ; que sur les deux autres Unités. Lovelace, Amanda et Berinthie n’entrent pour quoi que ce soit dans l’affaire capitale. Ces caractères du second ordre font un corps à part ; leur intérêt est détaché de tout le reste ; ils ne sont par rapport à l’Intrigue ni pour ni contre : Le jeune La Mode ne les voit seulement pas jusqu’à la fin du cinquième Acte, où ils reparaissent uniquement pour remplir le Théâtre. Cependant ces mêmes personnages sont dans l’idée du Poète très considérables ; puisqu’il en a tiré, quoique mal à propos, le nom de sa Pièce ; mais après tout, comme ils n’ont point de liaison, point d’intérêt commun avec les autres, ils deviennent un tout séparé, et détruisent l’Unité du Poème. Cette conduite est aussi peu sage que celle d’un Joaillier qui couperait un diamant en deux. Il y a de la perte à cette division : l’augmentation du nombre et des parties fait la diminution de la beauté et du prix.

Sur cet examen du Relaps par rapport aux règles de la Poésie Dramatique, il paraît assez que cette Pièce n’est qu’un tas d’irrégularités. Il n’y a ni propriété dans le nom qu’elle porte, ni ordonnance pour l’Intrigue, ni bienséance pour les caractères. C’est une contrariété perpétuelle de la Nature, du Temps, et du Lieu.

Les brillantes grâces de cette Comédie, ainsi qu’il plaît à l’Auteur de les nommer, ne sont que des jurements, des imprécations, des ordures. Ce n’est pas qu’il n’ait pressenti qu’on lui ferait ces reproches ; il savait au fond qu’il les méritait. Aussi cherche-t-il à se disculper dans sa Préface ; mais sa justification fait pitié. Il prétend cause d’ignorance de tout le mal qu’il a pu commettre, et se contente de dire qu’il ne saurait qu’y faire, que tout ce qu’il a écrit est imprimé : ce qui prouve parfaitement que son impudence est égale à ses autres qualités. Nier ainsi en face l’évidence d’un fait, c’est comme si l’on soutenait qu’il n’y a point de péché qui s’appelle blasphème ; ce qui est de tous les blasphèmes le plus énorme.
Le fort de l’apologie de notre Poète consiste à accabler d’invectives le Clergé (marque authentique de sa Religion) encore le fait-il si bassement et si grossièrement qu’on voit bien qu’il n’a nul usage même du monde. Il croit pourtant avoir foudroyé tous les Ecclésiastiques par ces terribles épithètes : Torticolis ! visage à vis ! bouche de travers ! Et après une décharge d’impiétés trop sales pour les rapporter, il ajoute : « Si quelqu’un s’offense de l’histoire du Coq et du Taureau, et de celle du Prêtre et du Chien ; qu’il me pardonne, s’il lui plaît. »

L’OPINION DES AUTEURS TANT PROFANES QUE SACRES
Touchant les Spectacles.

Après avoir montré dans les chapitres précédents, une partie des désordres du Théâtre Anglais ; je vais apporter dans celui-ci l’opinion des Auteurs, tant profanes que sacrés, touchant les spectacles. De tous ces différents témoignages il résultera que la Poésie Dramatique a été communément regardée comme la Mère du vice, la corruption de la Jeunesse, et la source des maux du pays où elle est tolérée.

Je range sous trois articles, ces diverses autorités. Le premier renfermera les Auteurs païens, soit Philosophes, soit Orateurs, soit Historiens ; tous hommes du plus profond savoir, du plus grand sens, et de la plus haute considération. Le second roulera sur les Lois, les Ordonnances des Princes, etc. Le troisième comprendra le sentiment de l’Eglise, je veux dire les Décisions des Conciles, et les témoignages des Pères que l’on ne peut rejeter sous quelque prétexte que ce soit.

A l’égard des Païens les plus renommés ; Platon est le premier en date. Ce Philosophe si sage, cet homme divin nous dit : « Que la Comédie excite les passions et en pervertit l’usage ; et que par conséquent elle est très dangereuse pour les mœurs. C’est pour cela qu’il bannit de sa République ce genre de divertissement. »
Xénophon, homme de Lettres et grand Capitaine loue les Perses de l’austérité de leur éducation. « Ils n’auraient pas souffert, dit-il, que les jeunes gens entendissent quoi que ce soit de tendre ou de trop enjoué. Ils craignaient que la jeunesse volage et légère ne tînt pas ferme en ces rencontres ; et ils savaient à quel danger c’est exposer les hommes, que d’ajouter encore un poids à la pente de la nature. »
Aristote établit pour maxime ; « Que les lois doivent défendre la Comédie aux jeunes gens. On risque trop à leur permettre d’y aller, avant que l’âge et l’instruction aient affermi dans eux la vertu, et les aient formés comme à l’épreuve contre la corruption. »
Ce Philosophe qui avait creusé dans le cœur humain autant que personne, observe de plus : « Que la Musique et l’Action font de très fortes impressions, qu’elles maîtrisent les Spectateurs, qu’elles tournent les passions à l’imitation du sujet qui est offert : en sorte que si la représentation est obscène », l’assemblée ne peut manquer de s’en ressentir.
L’Orateur Romain invective contre les Poèmes licencieux, qu’il nomme le poison de la pudeur et de la sagesse. Il dit que la Comédie subsiste par l’obscénité : et que le plaisir est la racine de tout mal.
Tite-Live rapporte ainsi l’origine de la Comédie parmi les Romains : « Elle fut introduite par principe de Religion, pour fléchir la colère des Dieux et arrêter le cours d’une grande mortalité. Mais au même temps que la fin est bonne, continue cet Historien, les moyens ne valent quelquefois rien du tout. Le remède alors fut pire que le mal, et l’expiation plus pernicieuse que la peste. »
Valère Maxime, contemporain de Tite-Live donne la même raison que lui de l’origine du Théâtre à Rome. « Ce fut la piété qui le fonda. » Mais pour l’établissement de ces Places que M. Dryden appelle des Embellissements, Valère Maxime les condamne « comme des taches de la paix  : il assure que ces Places furent des occasions de troubles au dedans, que Rome eut d’abord honte de ces spectacles, et qu’ils lui coûtèrent après cela du sang répandu. Il conclut que la Comédie n’est point supportable, à cause des suites ; et que les Marseillais firent très bien de la proscrire. »
« Sénèque déplore amèrement le libertinage de son siècle, et la fureur d’y exceller dans l’art de corrompre les mœurs. Il se plaint que personne presque ne vaque à l’étude de la Physique et de la Morale ; si ce n’est quand les spectacles sont fermés, ou bien qu’il fait mauvais temps ; qu’il n’y a qui que ce soit pour enseigner la Philosophie, parce qu’il n’y a qui que ce soit pour l’apprendre ; au lieu que le Théâtre ne manque ni de Maîtres ni de Disciples ; que cet abus du loisir et des talents naturels a réduit les solides sciences à un pitoyable état ; que c’est pour cela qu’on ne suit plus les traces de l’Antiquité, que tant de belles connaissances se sont perdues, et que l’esprit de l’homme retombe pour ainsi parler dans l’enfance, bien loin de croître. Il fait voir dans un autre endroit que rien ne préjudicie davantage à la vertu que de chercher à passer le temps aux spectacles. Car c’est alors que le vice sous l’apparence du plaisir, s’insinue et pénètre plus aisément dans le cœur. »
« Tacite parlant des pensions que Néron faisait à la Noblesse ruinée, pour jouer sur le Théâtre, se déclare contre cet usage ; il trouve qu’il était digne d’un Prince de soulager les pauvres Gentilshommes, et non de les exposer de la sorte ; que la libéralité de Néron eût bien plutôt dû les mettre en état de se passer d’un métier indigne, que de les y engager. Nous lisons dans le même Auteur, que les femmes de la Germanie étaient à l’abri des périls de leur honneur et qu’elles le conservaient en effet sans taches ; parce que ces peuples n’avaient point chez eux de Comédie. »
Au sentiment du judicieux Plutarque, « les Comédies ne sont guère propres qu’à gâter la jeunesse. Lors donc que la poésie Dramatique commence à devenir hardie et licencieuse, on ne saurait trop tôt lui mettre un frein. »

Telle est l’opinion de ces célèbres Auteurs touchant le Théâtre. Ils chargent les Poètes du dérèglement des mœurs, et opposent à leur licence toutes les barrières imaginables. Cependant, ces Païens n’envisageaient guère les choses que par rapport à la vie présente, et n’en jugeaient que par les lumières d’une saine raison. Nous ne saurions donc ignorer ici la règle de notre conduite : ces exemples nous l’apprennent assez ; mais nous ne pouvons abandonner cette règle sans nous rabaisser au-dessous du Païen, sans renoncer à la raison, et à cette Philosophie même dont on se pique tant aujourd’hui.

A ces témoignages, je joins ceux de quelques Poètes qui sont des Juges compétents pour l’affaire dont il s’agit. Le premier est Ovide, lequel fait entendre que les spectacles étaient comme le champ fertile où son libertinage trouvait le plus à moissonner. Rien n’était plus commun selon lui, que de surprendre à ces prétendus divertissements, la vertu des plus sages Matrones, et que de faire échouer la pudeur des Vierges.

« Spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsæ :
 Ille locus casti damna pudoris habet. »

Ensuite attribuant au rapt des Vierges Sabines, les premières ébauches de la Comédie, il ajoute :

« Scilicet ex illo solemnia more Theatra
 Nunc quoque formosis insidiosa manent. »
Il composa quelque temps après un autre ouvrage où il prétend donner des règles, sinon de tempérance, au moins de circonspection. Il y défend la lecture de certains Poètes dramatiques, et encore plus les spectacles ; parce que ces sortes de divertissements sont capables d’entretenir le mal et de faire retomber le malade.
« At tanti tibi sit non indulgere Theatris, etc.
Enervant animos Citharæ, cantusque, Lyræque,
 Et vox et numeris brachia mota suis. »
Ce Poète tâche ailleurs de faire quelque réparation de ses vers scandaleux ; et offre à Auguste une espèce de plan pour la réformation publique. Il lui conseille entre autres choses, d’abolir les spectacles, comme les sources de la corruption des mœurs.
« Ut tamen hoc fatear, ludi quoque semina præbent
 Nequitiæ, tolli tota Theatra jube. »
Je voulais réunir au témoignage d’Ovide ceux de Plaute même, de Properce et de Juvenal ; mais pour ne point surcharger le Lecteur, je passe à celui de l’Auteur de L’homme sans façon, si connu parmi nous. Ce Poète dédie sa Pièce à la B. fameuse corruptrice de la jeunesse de Londres. Il la loue à sa manière sur le mérite d’une aussi infâme profession, et lui demande le vivre et le couvert chez elle, gratis, « Je crois, dit-il, qu’un Poète a autant droit d’avoir une place dans votre maison qu’à la Comédie : il contribue à faire subsister l’une et l’autre : il est aussi nécessaire à des personnes comme vous, pour assembler des dupes au Théâtre, et vous les amener, que les Chanteurs publics sont nécessaires aux filous, pour profiter de la presse. » Ce témoignage est contre notre Théâtre en particulier une preuve sans réplique : et l’air de sale plaisanterie qu’y donne le Poète n’en diminue point la vérité.
En second lieu, les spectacles sont combattus par les Lois de tous les pays, et du nôtre même. Les Athéniens quoiqu’amateurs du Théâtre, « regardaient néanmoins une Comédie, comme une œuvre si infamante qu’ils établirent pour loi qu’aucun Juge de l’Aréopage ne pourrait écrire en ce genre ». Les Lacédémoniens si renommés par la sagesse de leurs lois, par la régularité de leurs mœurs, par leur habileté à former des grands hommes pour la guerre, ne voulaient souffrir le Théâtre en aucune façon, sous quelque règle qu’on pût le réduire.
Au regard des Romains, Cicéron dit : « Que leurs Ancêtres estimaient le Théâtre, un scandale et une honte pour la nation ; que tout Romain qui se faisait Acteur, n’était pas seulement dégradé, mais désincorporé et dénaturalisé, pour le dire ainsi, par l’ordre des Censeurs. » En effet, saint Augustin loue les Romains de ce qu’ils excluaient les Comédiens du Droit de Bourgeoisie ; de ce qu’ils les privaient de la liberté ; et qu’ils en faisaient des étrangers par rapport au Gouvernement.
Nous lisons dans Tite-Live que les jeunes gens de Rome jouaient en leur particulier certaines pièces, qu’ils appelaient Fabulæ Attellanæ. « Ils ne permettaient point que ces amusements fussent déshonorés par des Comédiens de profession. Aussi, Tite-Live observe-t-il que les Acteurs des Fabulæ Attellanæ, n’étaient point chassés de leur Tribu, ni rejetés du service pour l’Etat : deux peines à quoi les Comédiens publics étaient condamnés. »
Le Code Théodosien définit les Comédiens, Personæ inhonestæ ; c’est-à-dire, dans la plus douce interprétation, des Personnes notées et flétries. Leur portrait même ne pouvait être vu que dans la salle de la Comédie ; et il leur était défendu de l’exposer dans quelque lieu honnête de la Ville que ce pût être. Sur cela le Texte de Godefroy dit, que la profession de Comédien était traitée de scandaleuse par la loi, et que ceux qui montaient sur le Théâtre pour divertir le peuple, recevaient dès là une marque d’infamie par un Edit exprès contre eux : Famosi sunt ex Edicto.
Venons à nos propres Constitutions. Je trouve dans la 39. Elizab. cap. 4. « Que tous Joueurs de farces publics, Contrefaiseurs de Bohémiens, Meneurs d’Ours, etc. seront appréhendés, interrogés, examinés, réputés fripons, fainéants, vagabonds ; et encourront toutes les peines et punitions ordonnées à ce sujet par ce dit Acte. » Ces peines sont infamantes au souverain degré, et sont même capitales ; à moins que ces sortes de gens ne renoncent à leur métier. Il est vrai que le premier article de cette Constitution excepte les Comédiens « qui sont sous la protection d’un Baron ou de quelque autre personne d’un haut rang, et qui ont la permission de jouer, signée de la main et scellée des Armes dudit Baron, ou d’une autre personne de haut rang ». Mais le privilège de donner une telle permission est révoqué par le dernier Statut : et tout Comédien est sans distinction et expressément condamné aux mêmes peines. Vers l’année 1580. on présenta une Adresse à la Reine Elisabeth pour la suppression de la Comédie. Le contenu de cette Adresse est assez digne de remarque pour que j’en cite quelque chose.

« Plusieurs pieux Bourgeois, et autres personnes de considération bien intentionnées pour la ville de Londres, considérant que les Comédies et les jeux de hasard étaient des pièges tendus à la jeune noblesse et autres, et voyant de grands inconvénients, tant pour les particuliers que pour toute la Ville, si on les permettait davantage, et que ce serait une honte aux Gouverneurs et au gouvernement de cette honorable ville de Londres, de les souffrir plus longtemps ; en ont averti quelques religieux Magistrats, les suppliant de prendre les moyens de supprimer les Comédies etc. dans la ville de Londres et dans ses dépendances ; lesquels Magistrats ont sur cela présenté une humble requête à la Reine Élisabeth et à son Conseil privé, et ont obtenu de sa Majesté la permission de chasser les Comédiens de la ville de Londres, et de ses dépendances : ce qui a été conformément exécuté ; et les salles de la Comédie de la rue Grace Church furent interdites et entièrement détruites. »

Je finis ce second article par quelques exemples assez récents en France. Un Imprimé de 1696. nous apprend « que Monseigneur l’Archevêque de Paris Cardinal de Noailles, appuyé du crédit de quelques personnes pieuses à la Cour, avait mis tout en œuvre pour supprimer par degrés tous les Théâtres publics, ou du moins pour les purger de toute profanation. Les Gazettes de l’année 1697. portent que le Roi avait proscrit la Comédie Italienne ; parce que l’on n’y gardait pas les règlements de sa Majesté, que l’on y jouait encore des pièces trop licencieuses, et que l’on ne s’y était pas corrigé des obscénités et des gestes indécents. Les mêmes Gazettes disent que quelques personnes de la première qualité, Protecteurs de la Comédie Italienne, avaient agi auprès du Roi pour la révocation de son Arrêt contre elle, mais que leurs démarches avaient été inutiles. »  J’ajoute à tout cela, un Mandement de Monseigneur l’Evêque d’Arras, dont je ne rapporterai que ce qui faitbl à notre question. « Il faut ignorer sa Religion pour ne pas connaître l’horreur qu’elle a marquée dans tous les temps des spectacles et de la Comédie en particulier. Les saint Pères la condamnent dans leurs écrits ; ils la regardent comme un reste du Paganisme et comme unebm école d’impureté. L’Eglise l’a toujours regardée avec abomination, et si elle n’a pas absolument rejeté de son sein ceux qui exercent ce métier infâme et scandaleux ; elle les prive publiquement des Sacrements, et n’oublie rien pour marquer en toutes rencontres son aversion pour cet état, et pour l’inspirer à ses enfants…. Il est donc impossible de justifier la Comédie sans vouloir condamner l’Eglise, les saints Pères, les plus saints Prélats ; mais il ne l’est guère moins de justifier ceux qui par leur assistance à ces spectacles non seulement prennent part au mal qui s’y fait, mais continuent en même temps à retenir ces malheureux ministres de Satan, dans une profession qui les séparent des Sacrements de l’Eglise, les met dans un état perpétuel de péché, et hors de salut, s’ils ne l’abandonnent. Et à l’égard des Comédiens et Comédiennes, Nous défendons très expressément à nos Pasteurs et à nos Confesseurs de les recevoir aux Sacrements ; si ce n’est qu’ils aient fait pénitence de leur péché, donné des preuves d’amendement, renoncé à leur état, etc. »
En troisième lieu, examinons le sentiment de la primitive Eglise touchant les spectacles. Il faut en indiquer d’abord les Conciles. Le Concile d’Illiberis en Espagne ordonne ; « Qu’il ne sera permis à aucune femme soit dans la Communion de l’Eglise, soit Catéchumène d’épouser ou de retirer chez soi aucun Comédien ou Acteur de Théâtre : et celle qui osera le faire sera excommuniée. »
Le premier Concile d’Arles s’exprime sur cette matière, en ces termes. « A l’égard des Comédiens, Nous avons jugé qu’il était à propos de les excommunier durant tout le temps qu’ils continuent de jouer. »
Le second Concile d’Arles dit au même sujet, la même chose.
Le troisième Concile de Carthage où saint Augustin assista, décerne ; « Qu’il ne sera point permis aux enfants des Evêques ou autres gens d’Eglise, d’avoir aucune part aux spectacles publics, ni d’y paraître : ces divertissements de Païens étant interdits à tout laïque ; parce qu’il est toujours défendu à l’homme Chrétien de se mêler parmi les blasphémateurs. »

Ces dernières paroles font voir que le Canon de ce Concile fut dressé principalement contre les Pièces de Théâtre. Et le fondement de la défense qu’il renferme subsiste en tout sens et dans toute sa force pour le Théâtre Anglais, aussi bien que pour le Théâtre Romain.

Par le 35. Canon de ce même Concile il est arrêté ; « Que l’on ne refusera point l’entrée de l’Eglise aux Acteurs ou autres gens employés au Théâtre, qui se sont convertis, ou qui reviennent à la pénitence après être retombés. » Ceci est encore une preuve que l’on rejetait de la Communion des fidèles, les Comédiens qui persistaient dans leurs profanations.

Un autre Concile d’Afrique déclare ; « Que le témoignage des gens de mauvaise réputation, des Comédiens et autres engagés dans ces sortes d’états scandaleux, ne sera écouté, ni reçu contre qui que ce soit. »
Le second Concile de Châlons décide ; « Que les gens d’Eglise doivent s’abstenir de tous divertissements séducteurs soit par le spectacle, soit par le chant : Oculorum, auriumque illecebris. Pour ce qui est des Comédies et des farces obscènes ; que les Ecclésiastiques ne se les interdisent pas seulement à eux-mêmes ; mais, qu’ils sachent que les laïcsbn sont aussi obligés de se les interdire. » Je passe au témoignage des Pères pour ne point ennuyer la délicatesse du siècle à qui de pareilles citations ne plaisent que médiocrement : et je commence par Théophile Evêque d’Antioche, qui vivait dans le second siècle.
« Il nous est défendu d’être témoins des combats de vos Gladiateurs, de crainte que par notre présence nous ne devenions complices des homicides qui s’y commettent. Nous n’osons pas non plus être à vos spectacles, de peur que l’indécence et la profanation qui y règnent ne fassent sur nous de fâcheuses impressions. Les emportements tragiques de Térée et de Thyeste sont à notre sens, de véritables extravagances. Nous ne pouvons nous permettre de voir aucune Scène immodeste. Les adultères des Dieux et des Héros sur le Théâtre, sont des divertissements d’insensés, mais d’autant plus dangereux que des Poètes mercenaires les surfont en y mêlant tous les charmes du langage. A Dieu ne plaise que nous Chrétiens, qui devons nous distinguer par la modestie, qui sommes élevés dans le sein de la vertu, et obligés de vivre en règle ; à Dieu ne plaise que nous salissions nos pensées et encore moins nos œuvres par la vue de ces représentations criminelles. »

Tertullien qui vivait vers la fin de ce même siècle, est éloquent sur les spectacles. Voici quelques endroits tirés de ses différents ouvrages. Dans son Apologétique, il adresse ainsi la parole aux Païens.

« Nous fuyons vos spectacles ; parce que nous ne voyons pas comment les justifier : ce n’est que superstition et idolâtrie : nous avons horreur de ces divertissements ; parce que nous en abhorrons les principes. D’ailleurs les folies de la Course, et les ordures de la Comédie, les cruautés des combats des Bêtes ne nous font aucun plaisir…. Les Epicuriens se donnaient bien la liberté d’établir une notion du plaisir et d’en déterminer l’objet ; pourquoi n’aurions-nous pas sur cela le même droit qu’eux ? Ainsi quelle injure vous faisons-nous, si nous différons de vous dans l’idée que nous nous formons du plaisir ? Si nous ne voulons point nous dérégler pour vivre dans le plaisir, ainsi qu’il vous plaît de le définir ; où est en ceci le mal ? Si quelqu’un en souffre, ce n’est que nous uniquement. »

Le même Tertullien a écrit exprès de Spectaculis, pour détourner les Chrétiens de tous les plaisirs du Paganisme ; parmi lesquels il met la Comédie. Il leur fait entendre dans son premier chapitre ; « Que leur foi, fondement de leur conduite, et l’ordre de la discipline, leur défendent les divertissements de la ville. Il les exhorte à se rafraîchir la mémoire de leur créance, à se rappeler dans l’esprit leur Baptême, et à se ressouvenir de leurs premiers engagements. Car, si l’on n’y prend garde, le plaisir a d’étranges charmes. Lorsqu’il a une fois pris l’ascendant, il rejette sur l’ignorance les libertés qu’on s’est données, il fait que la conscience ferme les yeux et dissimule ; et il suborne la raison pour l’armer contre elle-même. »

« La foi de quelques fidèles remplis de préjugés est trop imparfaite. Rien n’est capable de les contenter qu’un texte évident des saintes Lettres : ils hésitent, ils chancellent ; parce qu’il n’est pas dit expressément : Tu n’iras point à la Comédie, ainsi qu’il est dit : Tu ne tueras point. Ceci toutefois est plutôt un détour qu’une vraie difficulté à faire. Car nous avons dans le premier Psaume le sens de cette défense d’aller à la Comédie, quoique les termes précis n’y soient pas : "Heureux l’homme qui s’est toujours éloigné des conseils et de la voie des pécheurs et qui ne s’est point assis, comme l’impie, dans la chaire contagieuse du vice et du libertinage."
« Les Censeurs dont la fonction était de veiller au bon ordre et à la pureté des mœurs, regardaient les Pièces de Théâtre comme autant de batteries dressées contre la vertu et l’honnêteté. Aussi faisaient-ils souvent abattre la salle de la Comédie, avant même qu’on en eût achevé la bâtisse. Ici nous pouvons nous prévaloir contre les Païens, de l’autorité de la seule raison humaine, et les combattre par leurs propres armes. En effet lorsque Pompée le Grand fit élever l’édifice infâme de la Comédie, il fit aussi construire au-dessus de cette salle un petit Temple. Il ne voulait pas que l’édifice fût appelé : La Comédie. Il assembla donc le peuple pour en faire une dédicace solennelle ; il le nomma Le Temple de Vénus ; et donna à entendre en même temps qu’il y avait au-dessus du Temple des places préparées pour le divertissement public. Il usa de cette précaution, de crainte que dans la suite les Censeurs ne fissent raser le Monument, et ne déshonorassent par là sa mémoire. C’est ainsi que se soutinrent les fondements d’un édifice scandaleux, que le Temple couvrit la honte de la Comédie, et que la discipline du Gouvernement fut jouée par la superstition. Mais le dessein de Pompée répondait parfaitement au Patronage commun de Bacchus et de Venus. Ces deux démons confédérés de l’intempérance et de la volupté sont bien placés ensemble. Chaque fonction de Comédien est un trait de ressemblance avec ces deux Patrons, et de dévouement à leur service. Tout ne respire que la mollesse et la débauche dans un Comédien ; tout avertit dans lui que c’est d’une part l’Idole de l’intempérance, et d’une autre part l’Idole de la volupté qu’il adore.

« Supposons que le caractère de certaines personnes, que leur âge, leur complexion même affaiblissent à leur égard, le danger des spectacles ; et que leur vertu n’en ait encore souffert nulle atteinte. Cependant, quel est l’homme qui se puisse promettre de n’être jamais susceptible du mal, encore qu’il s’y expose ? Qui que ce soit ne se plaît à une chose, sans qu’elle fasse quelque impression flatteuse sur lui : cette impression ne saurait être entretenue avec complaisance sans laisser après elle des traces de la même espèce. Or ces traces ne manqueront point de nous frapper, de nous toucher, de nous remuer de plus en plus ; et de nous faire pousser au-delà des bornes un plaisir qui pouvait n’avoir rien que d’honnête dans son origine. Que si l’on prétend être un Stoïque à la Comédie, on tombe par là dans un autre sujet de reproche. Car ce qui ne fait point d’impression ne fait point non plus de plaisir : et alors il y a du ridicule à se donner de la peine d’aller à un spectacle précisément pour y être spectateur. Si ce n’est que cela que l’on se propose, je crois que des Chrétiens devraient avoir autre chose à faire que de courir à ces assemblées sans savoir pourquoi. »

« Les Magistrats mêmes qui protègent le Théâtre, traitent fort mal les Comédiens. Ils en flétrissent le métier, et les privent de la liberté commune, des emplois, des Charges, des honneurs. Ils ne permettent point que ces sortes de gens deviennent Nobles, qu’ils paraissent au Sénat, qu’ils haranguent le peuple, ni qu’on les admette au Conseil même de la simple Bourgeoisie. Hé ! quel caprice ? Quelle inconséquence de chérir et d’estimer un art, dont on maltraite et on diffame les plus habiles Ouvriers ? Quelle conduite étrange, de perdre d’honneur des gens par les endroits mêmes par où ils valent ? Peut-on confesser plus authentiquement qu’une chose est mauvaise que de couvrir d’infamie ceux qui y excellent ? »
« Puis donc que le Tribunal de la sagesse humaine juge à propos d’avilir le Théâtre, malgré le divertissement qu’il procure : puisque le plaisir qu’il cause ne lui est point un abri contre la censure ; comment les Comédiens échapperaient-ils un jour à la Justice divine ? Quels comptes n’auront-ils point à lui rendre ? »
« Il n’est pas étonnant que le démon se trouve le Maître dans ces criminelles assemblées. Nous avons un funeste exemple de l’empire qu’il y exerce. Une femme vint à la Comédie une fois ; et elle s’en retourna possédée du démon. Mais au temps de l’Exorcisme, l’esprit immonde pressé de dire qui le faisait si hardi que de s’attaquer à des Chrétiens, répondit : "Je n’ai rien fait que je ne puisse justifier. C’est sur mon terrain que je me suis emparé de cette femme." Combien d’autres exemples de Chrétiens, que le démon s’est soumis à ces spectacles ! Combien s’en est-il attaché à son service en des lieux où il règne presque souverainement ? Car personne ne peut servir deux maîtres ; il ne peut y avoir d’union entre la lumière et les ténèbres, entre la vérité et le mensonge, entre la vie et la mort. »
« Ne voulons-nous donc point fuir cette région du vice ? L’air y est infecté de paroles impures qui portent la contagion dans le cœur. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelques Scènes agréables, et qui ne respirent même que l’innocence et la vertu. Mais n’est-ce pas l’ordinaire de préparer et d’adoucir un poison ? Ne faut-il pas le rendre agréable au goût, afin d’engager à le prendre ? Ainsi, le démon qui préside aux spectacles compose-t-il le poison qu’il y souffle du mélange trompeur de la vertu et du vice, afin que l’une fasse passer l’autre. Considérons donc les charmes du Théâtre, ses sentiments nobles, ses sages conseils, son style éloquent, ses vers majestueux, sa musique harmonieuse, comme autant de gouttes de miel exprimé des entrailles d’un insecte empoisonné. Que la santé de notre âme l’emporte sur notre plaisir ; n’en exposons point, la vie à l’attrait d’un peu de douceur. »
« Homme Chrétien ! le temps de la joie n’est pas encore venu pour nous. Vous en demandez trop, et vous entendez mal vos intérêts d’être si empressé pour le plaisir. Vous n’êtes pas sage, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas sage de chercher et de mettre votre contentement dans de frivoles amusements. Quelques Philosophes ont placé leur bonheur ici-bas dans la tranquillité toute seule : l’éloignement de la peine, et le repos de l’esprit étaient l’unique but de leurs désirs. Et vous il paraît que vous ne seriez pas content à ce prix ; vous soupirez, vous courez après les spectacles. Un moment de retour sur vous-même : vous savez bien que la mort nous doit être un plaisir, et que par conséquent la vie n’en peut avoir aucun pour nous. Ne faut-il pas que nos désirs soient semblables à ceux de l’Apôtre, qui souhaitait de ne plus vivre, et d’être avec Jésus-Christ ? Réglons-nous donc sur nos espérances ; et que nos plaisirs deviennent conformes à ce que nous devons désirer. »
« Que si vous avez envie de jouir du présent même sans attendre si longtemps l’avenir ; par cet endroit-là nous avons encore l’avantage sur vous. Et en effet, vous goûteriez mille douceurs en ce monde, vous vous y trouveriez comme environné des dons délicieux du Seigneur ; si vous n’étiez ni ingrat envers lui au point que vous l’êtes, ni tout à fait aveugle dans l’idée que vous vous faites du plaisir. Car est-il au fond un bonheur plus pur que de vivre dans l’amitié de notre Dieu, que de reconnaître et pleurer nos égarements, que d’en avoir obtenu le pardon ? Quel plus grand plaisir alors que le refus même du plaisir, et que d’être méprisé des hommes ? Quelle joie plus solide que de n’être plus esclave de quoi que ce soit au monde ? que de ne se soucier point de la vie, et de n’être point effrayé de la mort ? que de fouler aux pieds toutes les Divinités du siècle ? que de combattre et mettre en fuite le démon ? Voilà les plaisirs raisonnables, les vrais plaisirs de l’homme Chrétien : et tout exquis, tout nécessaires qu’ils sont nous les avons toujours à notre disposition ; vu que le Seigneur de sa part ne cherche qu’à nous les procurer. »
Clément d’Alexandrie dit ; « Que le Cirque et le Théâtre peuvent être justement appelés, Le Siège de la Contagion…. Loin de nous donc ces divertissements obscènes, impies, ou pour le moins insensés. Quel genre d’impudence, soit dans les paroles soit dans les gestes les Comédiens omettent-ils ? Ces bouffons ne se donnent-ils pas toutes sortes de libertés ? Ne bravent-ils pas l’honnêteté à tous moments, pour dire un bon mot ? Or, les témoins de ces sales discours peuvent-ils n’en pas ressentir les effets ? car s’ils ne plaisaient ; pourquoi irait-on les entendre ? Il n’est point naturel de rechercher ce qui ne nous affectionne nullement, et ce qui n’a aucun goût pour nous. On dira peut-être que l’on ne vient aux spectacles que pour se délasser l’esprit ; mais je réponds que l’intervalle qu’il est permis à des Chrétiens de mettre entre leurs occupations, ne doit pas être rempli par des amusements criminels. Un homme sage, même selon le monde, sait choisir ses délassements et préférer ceux qui sont utiles à ceux qui ne sont qu’agréables. »
Minutius Felix s’exprime ainsi sur la même matière. « Nous qui réglons le prix de nos œuvres sur la mesure de la vertu, et qui faisons plus d’état de nos mœurs que de nos biens, nous comptons pour rien toute la magnificence de vos spectacles. Nous ne nous trompons point : puisque ces spectacles tirent de l’idolâtrie leur origine, et sont des suites d’une fausse Religion. Le divertissement est déjà vicieux dans sa source ; et il est encore en lui-même et vicieux et séducteur. Que peut-on faire de moins que de détester les désordres tumultueux de la Course, et la profession de Meurtrier distinguée par la palme ? Et à l’égard du Théâtre, on y voit beaucoup plus de désordres et guère moins de tumulte. Les Acteurs y sont quelquefois si scandaleux et si expressifs, qu’il n’est pas aisé de mettre de la différence entre le crime et la représentation du crime. Quelquefois un Comédien touchant pousse des soupirs qui vous attendrissent ; et par là il vous communique le mal qu’il contrefait. »

Saint Cyprien, ou l’Auteur qui a écrit De Spectaculis, nous fournit encore un plus ample secours contre le Théâtre. Ce Père parle à ceux qui ne croient pas la Comédie une chose défendue ; parce que les saintes Lettres ne les condamnent pas en termes formels.

« Que la pudeur toute seule supplée, dit-il, au Texte sacré ; et que la lumière de la raison conduise où la révélation ne se montre pas. Il est des choses trop infâmes pour être écrites, et elles sont d’autant plus défendues qu’on ne les nomme point. La sagesse divine eût marqué avoir peu d’idée des Chrétiens, si elle fût descendue dans quelque détail à ce sujet. Le silence est quelquefois le plus efficace moyen d’empêcher un mal. Défendre ouvertement une chose, c’est souvent donner envie de la faire, le commandement perd alors toute sa force, pour en avoir nommé l’objet. D’ailleurs, qu’avons-nous besoin d’autres instructions ? La discipline de l’Eglise, et l’opposition générale aux spectacles, expliquent assez la Loi ; notre raison même nous dit sur cela ce que l’Ecriture nous a laissé sans le dire nettement. Je voudrais que chacun sondât ici sa conscience, et descendît au fond de son cœur pour y convenir de ses devoirs. Ce serait le chemin le plus court pour s’éloigner de tout ce qui choque la pudeur. Car les règles qu’on s’applique et qu’on se prescrit soi-même, on les observe communément avec plus de soin.

« Quelle part l’homme Chrétien peut-il prendre aux spectacles ? Il ne lui est pas permis de penser même à une mauvaise chose : comment se plairait-il à des représentations obscènes ? La pudeur lui est-elle à charge ? Cherche-t-il à s’en défaire ? Veut-il être excité au crime et s’y livrer ? Car du plaisir d’aller aux spectacles, on en vient bientôt à la pratique des maximes impures qui s’y entendent.

« Qu’est-il besoin de détailler les bouffonneries insensées du Brodequin, et les transports fanatiques du Cothurne ? Quand un certain levain d’Idolâtrie n’entrerait point dans tout cela, l’homme Chrétien ne doit jamais y assister. Quand ces Pièces de Théâtre ne seraient point aussi criminelles qu’elles sont en effet, les extravagances dont elles sont toujours remplies ne conviennent point à la modestie que l’Apôtre exige des fidèles.

« Je l’ai déjà dit tant de fois : évitons ces dangereuses folies ; nous ne saurions être trop attentifs à nos sens ; veillons sur eux avec une sévérité qui les retienne sans cesse dans le devoir. Prêter l’oreille à de mauvais discours, c’est le moyen d’approuver bientôt le mal même. Et puisqu’il n’est que trop vrai que le cœur de l’homme a une pente naturelle vers le mal, y a-t-il de l’apparence qu’il y résiste, lorsqu’il y est encore attiré, invité, sollicité ? Si l’on pousse ce qui penche déjà, on ne peut guère manquer de le renverser. Il faut donc nous retirer une bonne fois de ces vanités attrayantes du siècle. L’homme Chrétien a bien d’autres objets à considérer que les spectacles ; il a bien d’autres délices en son pouvoir : délices qui le rendent vertueux et content tout ensemble ! Veut-il se délasser d’une manière qui lui soit convenable ? qu’il lise les Livres sacrés : il y trouvera toujours un soulagement proportionné à ses besoins…. Quel plaisir plus noble, mes chers Frères, quel plaisir plus touchant, et plus utile que de vaquer ainsi à la lecture des saintes Lettres ? que d’avoir devant nos yeux les biens ineffables que nous espérons ? que de sentir croître en nous chaque jour les désirs de la gloire qui nous est promise ? »

Saint Cyprien en dit encore davantage dans les Lettres à Donatus et à Eucratius, lesquelles sont indubitablement de lui. Voici une partie de celle qu’il écrit à Eucratius après en avoir été consulté. « L’amitié et la déférence que nous avons réciproquement l’un pour l’autre, mon cher Frère, vous ont porté à me demander ma pensée touchant un Comédien qui est dans vôtre voisinage ; savoir si un tel sujet doit participer avec nous à la Communion de l’Eglise. Vous me dites qu’il continue dans sa profession scandaleuse, qu’il y forme même plusieurs jeunes Païens, et qu’il leur enseigne ce qu’il n’a pu apprendre sans crime. Cela supposé, mon sentiment est, que ce membre pourri doit être séparé du corps de l’Eglise, et que l’y admettre ce serait offenser la Majesté divine, violer la discipline de l’Evangile et déshonorer le Sanctuaire. »

Lactance dans ses Institutions Divines qu’il dédie au Grand Constantin, avertit les Chrétiens du désordre et des dangers inséparables de la Comédie. « Les sujets ordinaires de la Comédie c’est de corrompre quelques jeunes personnes ; c’est quelque intrigue de prostituées. Et sur cela plus il paraît d’éloquence, plus il y a de péril ; plus les Poètes sont habiles, plus ils sont pernicieux à l’Etat. La finesse de la composition et l’harmonie du langage ne servent qu’à donner plus de lustre au sujet, qu’à augmenter le charme, et qu’à l’insinuer davantage dans le cœur. »

« Eloignons-nous donc de ces spectacles, conclut Lactance ; de crainte que le poison qu’on y exhale ne rejaillisse jusques sur nous. Les amusements doivent laisser notre cœur dans une assiette tranquille, et non point le dérégler. Au reste, l’attache au plaisir, quelque innocent même qu’il fût, est toujours dangereuse : elle nous fait perdre le souvenir de notre Dieu, et négliger nos devoirs de Chrétien. »

« Un homme qui aurait chez soi des Comédiens, ne se déshonorerait-il point ? Il serait sûrement regardé comme un insigne libertin. Or le lieu ne change pas la nature des choses : les Comédiens ont dans la salle où ils jouent, la réputation qu’ils ont partout ailleurs ; ils y sont les mêmes hommes, excepté qu’alors c’est chez eux que l’on va, et qu’il y a plus de monde pour en entretenir le métier. »
« Un Poème bien composé est un Chef-d’œuvre de séduction : il captive nos sens, et nous entraîne à des excès, auxquels on ne s’attendait point…. Si nous voulons donc que la raison demeure en nous la maîtresse, retirons-nous de la tentation : les spectacles ne sauraient être une bonne chose, de quelque côté qu’on les envisage. Ce sont comme des mets délicieusement accommodés pour nous flatter le goût, mais empoisonnés au fond pour nous porter la mort dans le sein. Préférons la réalité à l’apparence, l’essentiel à la bagatelle, et l’éternité au temps.

« Dieu met la vertu pour condition de la gloire, et nous conduit à la félicité par les souffrances : au lieu que le démon nous mène à notre perte par l’Epicurisme et par les plaisirs. Et comme les douces peines de l’Evangile nous élèvent à un bonheur véritable : aussi les satisfactions légères du siècle nous précipitent-elles dans un malheur réel. En un mot tous ces amusements flatteurs ne sont que des stratagèmes du démon. Ainsi, prenons-garde que la douceur trompeuse du plaisir ne nous surprenne, et que l’appas ne nous attire dans le précipice. Nos sens sont quelque chose de plus pour le salut de notre âme, que ne sont les dehors d’une Place pour sa conservation : défendons-les par une vigilance continuelle contre tous les objets capables de les blesser. »

J’omets le témoignage de saint Ambroise, pour insister davantage sur celui de saint Chrysostome. Cet éloquent Docteur de l’Eglise est fécond sur ce chapitre : j’y puiserais de faire un volume ; sans que j’aime la brièveté, et que je me borne à ce qu’il est exactement nécessaire de dire.
« La plupart ne croient point que ce soit une chose positivement illicite, que d’aller à la Comédie. Cependant des désordres infinis sont les suites de cette opinion si commune. C’est la fréquentation du Théâtre qui introduit tant d’intrigues amoureuses, tant de commerces honteux, et toutes sortes de débauches.

« Evitons, non seulement le péché ; mais tout ce qui pourrait nous y engager. Des choses qui paraissent indifférentes, ont quelquefois de terribles conséquences, et nous frappent pour ainsi dire par contrecoup. Que sera-ce de celles qui sont évidemment dangereuses, ainsi que l’est la Comédie ? Qui voudrait se choisir une situation propre à se faire tomber, ou bien nager près d’un tournant ? Celui qui marche sur le bord d’un précipice, trébuche pour le moins s’il ne tombe pas ; quoique communément la vue du danger devient la cause de sa chute. Il en est de même à l’égard de la conscience. Quiconque s’expose au péril, chancelle à tout le moins ; quoique pour l’ordinaire la vue d’un objet dangereux l’entraîne après soi. »

« Les chansons obscènes devraient plus nous choquer que l’odeur la plus insupportable. Cependant, vous les écoutez avec plaisir, bien loin de les entendre avec répugnance ; vous en riez bien loin de les blâmer : vous les recherchez, bien loin de les abhorrer…. Vous tenez la main à ce qu’il n’échappe pas une parole dans votre domestique, laquelle soit contre l’honnêteté : vous châtiez un enfant, vous reprenez un domestique, s’il leur arrive de dire quelque chose de libre. Et à la Comédie vous êtes tout un autre homme ! De misérables bouffons ont un étrange attrait pour vous. Une obscénité ne vous déplaît plus dès qu’elle sort de ces bouches impures ! Au lieu de remontrances et de reproches, ces malheureux ne reçoivent de vous que des éloges ! En vérité si vous vouliez un peu vous comparer avec vous-même, vous ne trouveriez dans votre conduite qu’inconséquence et contradiction !

« Tout ce que je dis ne vous regarde point, me répondez-vous ; parce que vous ne chantez ni récitez ces vers infâmes. Mais quand j’en conviendrais avec vous ; de quoi cela vous avancera-t-il ? Si vous ne les répétez pas, vous aimez du moins à les entendre. Or, que ce soit la langue, ou bien l’oreille qui serve d’organe au péché ; n’est-ce pas à peu près la même chose ? La différence des sens ne change pas la nature du crime au point que vous vous l’imaginez peut-être. Cependant, nous pourriez-vous prouver que vous ne redites point ces obscénités ? N’en parlez-vous jamais aux autres ? Ou bien livré à vous seul, ne les repassez-vous jamais dans votre esprit ? Nous ne savons point que cela ne soit pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous allez avec empressement à ces folies, et que vous ne refusez pas de les écouter ; c’est là, si je ne me trompe, une preuve assez évidente que vous les approuvez, et un assez fort préjugé que vous ne faites guère scrupule ou de les redire, ou de vous les rappeler dans la mémoire.

« J’ai ici une question à vous faire. Supposé que vous entendiez d’horribles blasphèmes, en êtes-vous enchanté ? Y donnez-vous des louanges et des applaudissements ? Au contraire, je ne doute pas que vous n’en frémissiez d’horreur, et que vous n’y fermiez aussitôt les oreilles. D’où vient cela, je vous prie ? c’est que vous-même, vous ne blasphémez point. Lavez-vous donc ainsi de l’obscénité qui vous est reprochée. Nous croirons que vous ne tenez point de sales discours, lorsque nous saurons que vous avez soin de n’en point entendre.

« Les leçons que vous recevez aux spectacles sont toutes différentes de celles que vous donne la vertu. Comment la conserveriez-vous, vous qui ne vous repaissez que de maximes qui lui sont contraires ? Comment soutiendriez- vous les rudes assauts qui sont livrés à l’innocence, vous qui vous abandonnez lâchement aux vaines joies du siècle ? vous qui vous laissez emporter aux frivoles accents d’une voix impure ? Si dans le temps même qu’on emploie tous ses efforts et qu’on s’abstient de ces divertissements mondains, on ne fait souvent rien de plus que se maintenir dans le bien ; que deviendront ceux qui se permettent ces sortes de plaisirs, et qui sont déjà si affaiblis par la vie molle qu’ils mènent ?

« N’entendez-vous pas ce que nous dit saint Paul ? "Réjouissez-vous dans le Seigneur." Il ne dit point : Réjouissez-vous dans le Démon. Mais, hélas ! comment comprendriez-vous le sens de ces paroles ? Vous n’êtes attentifs qu’aux extravagances du Théâtre ? vous en avez sans cesse la tête remplie, vous en êtes sans cesse occupés. »

Saint Chrysostome pousse cette invective, et donne aux spectacles les couleurs les plus noires dans un détail vif et animé de ce qui s’y dit, de ce qui s’y chante, de ce qui en arrive après cela de plus funeste. Il répond ensuite avec toute la force de l’éloquence qui lui est si naturelle, à plusieurs objections qu’il se propose ; parmi lesquelles je choisis celle-ci.

« Vous me nommerez bien des gens, me direz-vous, à qui les spectacles n’ont encore fait aucun préjudice. Mais, prenez garde. La perte du temps que vous y destinez, et le scandale que vous y causez par votre seule présence ; ne sont-ils pas d’assez grands maux pour vous ? Vous êtes du moins coupable par ces deux endroits. Je vous accorde, si vous voulez, une vertu inébranlable, une fermeté d’âme à l’épreuve de tous les attraits. Mais tout le monde a-t-il ces avantages que je mets en vous ? Non : cependant combien de vos frères faibles se sont exposés après vous et ont péri sur vos traces ? Pouvez-vous être innocent, lorsque vous êtes ainsi la cause que les autres sont coupables ? La perte de tous ceux qui se sont corrompus par les spectacles retombe en partie sur vous : chaque témoin participe au mal qui se fait alors ; puisqu’il n’y aurait point de spectacles, s’il n’y avait point de spectateurs : et ceux qui ont part au crime, auront part un jour au châtiment. Quand donc votre vertu se serait conservée jusqu’ici sans tache (ce que je ne puis me persuader) vous auriez toujours un sévère compte à rendre au Seigneur, pour avoir autorisé par votre exemple, et les spectacles et les Spectateurs. Après tout, fussiez-vous aussi vertueux que vous le dites, et que je vous suppose volontiers ; vous le seriez encore beaucoup plus, si vous vous retranchiez les spectacles.

« Mais pour abréger en deux mots toute contestation sur ce point, votre cause n’est nullement soutenable. Lorsque l’on pêche comme vous faites dans le principe ; c’est vainement qu’on se met l’esprit à la torture pour en colorer les conséquences. Le meilleur moyen de vous justifier à l’égard du passé est de vous écarter du péril à l’avenir. »

Encore un endroit de saint Chrysostome ; c’est dans la Préface de son Commentaire sur l’Evangile selon saint Jean. « Que sert de tracer ici une peinture exacte de chaque désordre qui se commet aux spectacles ? il suffit de le dire en général : ce ne sont que bouffonneries, turpitudes, injures, serments, imprécations : ce n’est que scandale, confusion, horreur. Ecoutez-moi donc, Chrétiens, c’est à vous que j’adresse la parole : Qu’aucun de ceux qui ont le bonheur de participer à la sainte Table, ne déshonore son caractère en participant à des spectacles dont la vue seule est le poison de l’âme. »

Saint Jérôme s’explique ainsi sur le premier Verset du Psaume trente-deuxième. « Les uns se plaisent au Cirque, les autres au Théâtre, etc. Mais le Prophète Roi recommande ici à l’homme de bien de ne se réjouir que dans le Seigneur.… Car, comme dit le Prophète Isaïe : "Malheur à ceux qui prennent l’amer pour le doux, et le doux pour l’amer."  » Le même Père exhorte les Dames dans ses Lettres, à ne point aller à la Comédie : à ne point chanter ni entendre chanter des chansons peu honnêtes : à ne point tenir des discours trop libres, et à n’en point écouter. C’est que tout cela frappe les sens, dit ce saint Docteur, tout cela les remue, les flatte, les enchante, et ouvre au plaisir un passage qui aboutit à notre perte.

Dans le sixième Livre de son Commentaire sur Ezéchiel, il parle aux Chrétiens en ces termes : « Puisque nous sommes sortis de l’Egypte, c’est-à-dire, des ténèbres de l’iniquité ; il faut épurer nos sentiments, et que les choses qui nous ont fait plaisir, nous fassent horreur désormais : il faut surtout fuir les spectacles et les autres amusements dangereux, qui par la voie des sens insinuent le péché dans notre âme, et lui ôtent toute sa beauté. »

Saint Augustin nous a aussi laissé quelque chose touchant la matière présente dans sa cinquième Lettre à Marcellin. « La prospérité constante des pécheurs est le plus grand de tous les malheurs pour eux. Moins le Seigneur trouble leur repos, plus il les châtie par là. C’est alors que leurs mauvaises dispositions deviennent pires de jour en jour, qu’ils s’étourdissent davantage, qu’ils s’abusent, qu’ils s’aveuglent de plus en plus sur l’affaire de leur salut. Mais la multitude insensée ne raisonne pas de la sorte ; selon l’idée du plus grand nombre, le siècle est heureux, lorsque la plupart des simples particuliers sont des Princes par leur fortune, quoiqu’ils soient pauvres et les derniers des hommes en vertu ; lorsque les spectacles sont dans l’éclat, quoique la Religion soit dans le mépris ; lorsque le luxe s’attire partout les regards, quoique la charité chrétienne soit négligée ; lorsque des Farceurs puisent dans la bourse du riche de quoi fournir à tous les excès, quoique le pauvre n’y trouve rien pour soulager ses besoins extrêmes. Cependant, si Dieu permet que ces désordres règnent dans le monde, soyons sûrs que c’est justement alors qu’il est plus irrité contre nous. Sa vengeance la plus redoutable est de laisser à présent le crime impuni. S’il nous ôte au contraire toutes les ressources du luxe, de la bonne chère, des divertissements, des plaisirs, des extravagances du siècle ; c’est alors qu’il signale envers nous sa miséricorde. »

Le même saint Augustin dans un de ses Ecrits, intitulé De consensu Evangelistarum, répond à une objection des Païens, et en vient au sujet que je traite.

« C’est à tort qu’ils se plaignent, les Païens, comme si les temps étaient moins heureux, depuis précisément que le Christianisme a éclairé le monde. Qu’ils lisent leurs Philosophes, ils y verront la condamnation des mêmes choses auxquelles ils ont aujourd’hui tant de peine à renoncer. Cette observation doit leur fermer à tous la bouche et les convaincre de l’excellence de notre Religion. Car enfin, quels plaisirs ont-ils donc perdus ? Aucun, que je sache ; si ce n’est quelque plaisir illicite, par où ils déshonoraient leur Créateur. Mais les temps sont peut-être malheureux à leur sens, parce que le Théâtre commence à tomber presque partout : le Théâtre, cette Ecole infâme où se donnent des leçons publiques du libertinage…. Et quelle main le renverse donc ? Il est vrai, sa ruine est une suite de la réformation du siècle : il ne se soutient plus, parce que la coutume insensée de se plaire à des divertissements obscènes, n’est plus maintenant de saison.

« L’éloge que Cicéron fait de Roscius le Comédien, est un témoignage auquel les Païens n’ont rien à repartir. Roscius était un si grand Maître dans sa profession, dit-il, qu’il méritait seul de paraître sur le Théâtre : mais d’un autre côté, c’était un si honnête homme que de toute sa troupe il méritait le moins d’y monter. N’est-ce pas là un aveu authentique de l’iniquité du Théâtre ? N’est-ce pas dire assez nettement que plus on était honnête homme dans le Paganisme même, plus on était engagé à n’avoir aucune part au Théâtre ? »

Je pourrais m’étendre davantage sur saint Augustin : mais je suis fort pour la brièveté, lorsque les longs discours ne sont point absolument nécessaires. Je pourrais aussi parcourir les siècles suivants, et y recueillir de quoi prouver ce que j’ai avancé jusqu’ici. Mais je crois avoir apporté des autorités assez fortes, assez évidentes, et en assez grand nombre pour que l’on doive s’en contenter. Je les termine toutes par celle d’un de nos Auteurs plus modernes ; c’est Didacus de Tapia. Ce savant Espagnol agitant la question, si les Comédiens peuvent être admis aux Sacrements, combat, entre autres, une objection assez ordinaire. On prétendait en son pays, comme ailleurs, qu’il y a quelque chose de bon à apprendre à la Comédie. Voici la réponse qu’il a fait sur cela.

« J’accorde votre supposition ; mais la conséquence en est pernicieuse. Est-ce la coutume que des pères de famille envoient leurs enfants en de mauvais lieux pour y apprendre quelque chose de bon ? Car il peut arriver qu’il s’y trouve quelque malheureuse qui gémit de son état déplorable. Est-il un homme qui conseillât à son fils pour exercer son courage, d’aller attaquer des voyageurs sur le grand chemin ? A-t-on vu quelqu’un jusqu’ici s’embarquer dans un navire qui fait eau de toutes parts, pour apprendre à se sauver dans un naufrage ? Je conclus de là que qui que ce soit ne doit aller à la comédie. C’est le rendez-vous que Dieu déteste davantage, et où le Démon se plaît le plus : c’est l’assemblée où toutes les maximes de la Religion sont le plus ouvertement combattues. Je le répète ; que qui que ce soit donc n’y aille sous ombre de s’instruire : car tout n’y est que poison préparé. »

CONCLUSION.

Voilà en abrégé le sentiment du Christianisme touchant les spectacles : voilà quelle a été l’opinion de l’Eglise sur ce sujet, pendant les cinq premiers siècles ; c’est ainsi qu’elle a censuré le Théâtre et par ses Conciles assemblés, et par l’organe de ses saints Docteurs. Or, puisque ces justes censures tombent certainement sur les Poètes modernes, aussi bien que sur ceux d’autrefois ; il faut songer sérieusement à nous corriger. L’égalité des circonstances de part et d’autre fait revivre à notre égard toutes les raisons et toutes les autorités qui condamnent le Théâtre. Si nous sommes Chrétiens, nous ne saurions compter pour rien le sentiment de la primitive Eglise et des saints Conciles. Le temps même où ces Conciles se sont tenus doit leur donner un nouveau degré d’estime et de force dans notre esprit. Alors les traditions Apostoliques étaient récentes et hors de toute contestation. Alors les schismes ne séparaient point les Chrétiens pour en faire des enfants rebelles à leur mère. Alors la discipline de l’Eglise était dans toute sa vigueur, la vertu se pratiquait sans crainte et dominait ; les fidèles menaient tous une vie conforme à leur vocation.

Pour ce qui est des saints Docteurs que j’ai cités, la dignité de leur Ministère, et la profondeur de leur savoir nous disent assez que leur témoignage n’est pas à mépriser. C’était des hommes d’une sainteté et d’un courage à toute épreuve ; des hommes qui foulaient aux pieds tout intérêt et tout respect humain, qui agissaient avec fermeté, qui écrivaient avec liberté pour la gloire de Dieu et pour la pureté du culte qui lui est dû. En un mot, c’était les Héros du Christianisme, l’admiration de leur siècle, et la gloire du genre humain. De quel poids ne doit point être l’autorité de tels hommes ? Lorsqu’ils approuvent ou condamnent une chose ; n’est-ce pas une forte raison pour nous de l’approuver ou de la condamner ? Le caractère seul de leurs personnes doit nous être un puissant motif pour déférer à leur sentiment. Mais considérons-les, si l’on veut, sans rapport à leur rang distingué de Pères et de saints Docteurs de l’Eglise ; et comme de simples particuliers qui disputeraient d’égal à égal. Alors même, ils n’en saperaient pas moins les fondements du Théâtre : la force de leurs raisonnements subsisterait et suffirait seule pour leur donner gain de cause.

On me demandera peut-être si la ressemblance est exacte, la parallèle juste entre l’ancienne Rome et Londres ? Si le Théâtre Anglais offre quelque chose d’aussi mauvais que les danses des Pantomimes ? Je ne dis pas cela absolument : les postures des Danseurs modernes, quoique hardies et quelquefois même indécentes, ne sont pas tout à fait si scandaleuses que celles de ces anciens bouffons. J’avoue donc qu’il y a quelque chose à rabattre de la comparaison par cet endroit-là.

Et afin d’excuser nos spectacles autant qu’il est possible : peut-être que la Musique n’en est pas aussi condamnable que l’était celle des anciens. Je ne décide pas que cette partie du Théâtre porte directement au crime : car je ne juge jamais de ce que je ne sais point : ceux qui ont coutume d’aller à ces assemblées sont là-dessus des Juges compétents. Mais ce que je puis dire, c’est que la symphonie est toujours trop belle pour un si détestable lieu. Il serait à souhaiter ou que les Poèmes fussent meilleurs, ou que les airs fussent pires qu’ils ne sont. C’est dommage que l’on prostitue un aussi bel art que l’est la Musique : l’athéisme et le libertinage des spectacles ne devraient être accompagnés d’aucun charme étranger.

Supposons donc que la Musique du Théâtre n’est point un crime en soi. Le but néanmoins qu’on s’y propose, est de rappeler l’idée de l’Action, de suivre l’ordre du Poème, et d’ajuster au tout cette partie. Ainsi, conformément à l’esprit de nos spectacles en particulier, les airs qu’on y joue sont vifs, légers, gais : ils sont composés exprès pour chasser du cœur la mélancolie, et y faire succéder la joie, pour éloigner des Spectateurs tout objet sérieux ; pour enchanter et endormir la raison.

Une musique dans ce goût, échauffe étrangement les passions : elle aide une pensée voluptueuse à s’insinuer dans l’esprit, elle en bannit le trouble qu’y cause malgré nous l’irréligion ; elle dissipe toutes les horreurs dont une conscience criminelle est encore susceptible : elle ôte à l’homme toute attention sur lui-même, pour faire place à toutes les mauvaises impressions d’une coupable Poésie, et pour lui faciliter le chemin du crime. Une Pièce obscène secondée d’une agréable musique est comme une pierre d’aimant armée ; elle attire plus à coup sûr qu’elle ne ferait sans ce secours.

Quoi ! faut-il qu’il soit au pouvoir de quelques hommes méprisables, de nous enchanter à l’aide de leurs mains mercenaires ? faut-il qu’ils puissent ravir les esprits et transporter les cœurs par la souplesse et l’agilité de leurs doigts ? Oui, une musique enlevante est presque aussi dangereuse qu’une mine qu’on fait jouer sous terre ; on devrait y veiller avec le même soin que l’on apporte à l’Imprimerie et à la Monnaie. Peut-être qu’un règlement public sur ce point ne serait pas hors de propos ; il serait du moins au goût de Platon. Ce sage Philosophe est du sentiment, que l’on doit retenir dans la Musique les tons graves et majestueux des Anciens. Il appuie fort sur cela ; il ne craint pas même de dire que changer les notes, et étendre trop cet art, c’est le moyen de renverser bientôt toutes les lois du Gouvernement. Platon croyait apparemment, après avoir bien examiné le charme des tons trop variés, la diversité des âges, la différence des tempéraments, que la République s’en trouverait mieux de réformer un peu la Musique.
Cicéron subtilise moins sur cette matière : il reconnaît néanmoins qu’elle est assez importante pour ne la pas négliger tout à fait. Il avoue qu’une symphonie légère et bien variée est dangereuse et séduisante. Il loue la sagesse des anciens Grecs, qui avaient paré à cet inconvénient. Il observe que les Lacédémoniens avaient fixé par une loi expresse le nombre des cordes de la Harpe ; qu’on imposa silence à Timothée fameux Joueur d’instruments, et qu’on lui ôta sa Harpe, parce qu’elle avait une corde de plus qu’il n’était ordonné.
Pour revenir au Théâtre Anglais ; si nos symphonies sont moins condamnables que celles des Romains, nous perdons assez par le chant ce faible avantage que nous avons sur eux. Les paroles de notre Musique sont communément sales au dernier degré, et impies à la fureur. Qu’est-ce qu’un couplet de chanson sur notre Théâtre ? C’est le précis, c’est l’Elixir de ce que la débauche et l’Athéisme ont de plus outré. Les Anciens ne donnaient point dans ces excès, comme nous l’avons fait voir ailleurs.

Au regard de l’obscénité de la diction dans nos poésies Dramatiques, j’ai montré combien nous surpassons en ce point tous les Anciens. Et pour ce qui est de favoriser le crime, de décréditer la vertu, de jurer, de blasphémer ; nous n’avons rien dans l’antiquité la plus déréglée qui approche de nos Poètes. Je veux néanmoins qu’ils se puissent laver en quelque sorte de ces reproches, ce qu’ils ne feront pas certainement ; il restera encore deux articles sur leur compte, qu’ils ne sauraient justifier. Le premier est de s’étendre au point qu’ils font, sur l’amour.

Ce sujet est presque toujours traité de la manière la plus tendre et la plus passionnée : il est ordinairement la base, le mobile, le centre de tout dans une Pièce de Théâtre : c’est le dessein capital à quoi les Incidents se ramènent, et sur quoi roule l’Intrigue : les Spectateurs s’y attendent même, dans le train que les choses sont à présent. Peut-être aussi que sans cette ressource nos Muses ne sauraient que dire, et se verraient bientôt à l’Hôpital. Et l’expédient est merveilleux de prendre ainsi le genre humain par son faible, et de vivre aux dépens de sa folie sans qu’il s’en aperçoive ! En effet, comme Narcisse était aveugle et fou sur sa ressemblance, on est l’un et l’autre sur sa passion, et on ne se plaît guère moins à en voir le portrait que celui de sa personne. Ce penchant à se retrouver au dehors tel qu’on s’aime en soi-même donne du prix à des ouvrages dont l’amour est le but principal, et engage à les venir entendre.

Alors ces représentations de l’amour agitent et mettent en action les esprits ; parce que cette passion trouve au dedans de nous un parti, pour ainsi dire, tout formé en sa faveur. La même Pièce qu’on joue à nos yeux se représente après cela dans notre imagination, comme sur une nouvelle Scène dont la première est devenue le modèle. Car, lorsque le cœur est déjà disposé à ces sortes d’impressions, elles s’y font aussi aisément que des empreintes sur de la cire bien préparée.

Voilà comment le Théâtre répand la contagion : on y rappelle dans les cœurs d’infâmes amours, ou même on les y excite en ceux où elles n’étaient point. Si elles subsistaient déjà, elles s’accroissent beaucoup aux spectacles, où les aliments propres à les fortifier ne manquent jamais. C’est là qu’on les tire de l’assoupissement, qu’on les guérit des dégoûts, et qu’on leur redonne leur première ardeur. Ainsi, la cupidité devient-elle la maîtresse absolue de tout ; ainsi force-t-elle toutes les gardes de la pudeur. Que si le mal ne gagne pas jusques là, les autres suites des spectacles ne laissent pas d’être très fâcheuses. La passion y est toujours prête à se soulever contre la raison, et le devoir y a sans cesse à lutter contre le penchant au mal : on ne s’y remplit l’esprit que de bagatelles, et l’on en sort d’ordinaire incapable, au moins pour quelque temps, de s’appliquer à des occupations sérieuses.

Je ne dis pas néanmoins que tout le monde indifféremment plie ou succombe sous les coups. C’est une étrange déroute que celle où qui que ce soit ne tient ferme, ni ne se sauve. Mais on ne saurait nier non plus, que le Théâtre n’ait fait en ce genre des conquêtes presque infinies ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner ; on prépare pour cela les moyens les plus capables de nous surprendre : c’est la nature, la passion, le sentiment qui parlent dans les Acteurs ; leur voix, leurs gestes, leur regard, leur air ; tout est expressif dans eux et touchant. Or, quand le sujet de la Pièce plaît déjà, la représentation naïve et passionnée que l’on en donne fait bien de l’ouvrage en peu de temps.

Pour ce qui est de tous les lieux communs de la lubrique Morale, rien n’est plus impie et plus extravagant que l’usage qu’en font nos Poètes. L’objet de la passion des Héros du Théâtre n’est pas moins que leur divinité. C’est cette Idole qui tient leur raison sous ses lois, qui dispose à son gré des mouvements de leur cœur, qui leur prescrit toutes leurs démarches. De quels transports fanatiques sommes-nous donc possédés ? Les adorations et les offrandes du Sanctuaire sont prodiguées sur un Théâtre public ; l’amour impur s’y confond avec la charité, et l’Idolâtrie de cœur avec la révérence due au Tout-puissant ; la créature et le Créateur y sont mis sans distinction au même degré. Et ces bizarreries sacrilèges passent souvent de la Comédie aux entretiens particuliers ; souvent de jeunes libertins, après les avoir entendues, expriment leur fol amour dans un langage consacré au Dieu suprême, au Dieu seul digne de nos vœux et de nos hommages.

Le second article que j’ai à reprocher en général au Théâtre Anglais, c’est de porter comme il fait à la vengeance. Il n’est rien de plus commun, que d’y voir les premiers Caractères se distinguer par les querelles et par les duels. Ces usages contraires à la raison, punis par les lois, opposés au Christianisme, font la belle gloire sur notre Théâtre : les ressentiments, la cruauté, le carnage y sont comme canonisés : l’orgueil y passe pour bravoure, et les Héros y sont formés d’après les Démons. Il serait inutile d’en apporter des exemples, vu que rien n’est plus ordinaire, comme je viens de le dire. Et sur cet article, le Théâtre Français n’est peut-être guère moins blâmable que le nôtre.
Il s’ensuit de là qu’on se fait une fausse idée de l’honneur, au mépris de l’Evangile, et au préjudice de la paix qui devrait régner parmi les Chrétiens. Je conviens que le Théâtre n’est pas l’Auteur de la damnable coutume de se venger. Mais pourquoi ne s’appliquer pas à arrêter le cours d’un si grand mal ? J’ai toujours cru que ce n’était pas le but de la poésie dramatique d’appuyer les faux préjugés, et les mauvaises coutumes ; de fomenter les caprices et les erreurs des hommes. Cependant nos Poètes n’oublient rien pour entretenir la méchanceté du siècle, et pour en rassurer le désordre : ils ont fait de la vengeance en particulier, la marque et la distinction de l’homme d’honneur ; ils l’ont érigée en titre de Noblesse et de mérite. Je n’irai pas plus loin sur cela, j’en ai parlé ailleurs assez au long.

Au reste il est à remarquer que ces deux derniers vices de notre Théâtre ne sont que très légers, si on les compare avec ceux que nous lui avons auparavant reprochés. Or quand ce qu’il y a de moins mauvais dans des Poèmes, est pourtant criminel ; que sera-ce donc de ce qu’il y a de pire ? Que dirons-nous des gestes indécents qu’on offre à nos yeux, des expressions obscènes qu’on nous fait retentir aux oreilles, des sales images qu’on nous présente à l’esprit ? Cet amas monstrueux peut-il plaire aux Dames de Londres ? Des leçons du crime leur seraient-elles un amusement agréable ? D’affreux détails des lieux infâmes seraient-ils de leur goût ? on doit croire que ce ne saurait leur être un plaisir de voir leur sexe ainsi déshonoré, le libertinage développé sans ménagement, et tout le genre humain diffamé.

Je mets ici à part les intérêts de la conscience et les vues de l’Eternité : quoique ce soient là les objets essentiels, il en est d’autres capables de faire impression sur les femmes. Les règles de la bienséance en général, les lois étroites de la modestie affectée à leur sexe, et l’amour de leur honneur, ne sont-ce pas de fortes raisons pour les éloigner de nos spectacles ? Je n’insiste pas sur ce sujet désagréable, dans l’espérance où je suis qu’elles se feront justice à elles-mêmes. J’ajoute seulement que quand c’est par hasard et par surprise qu’on tombe sur une pièce scandaleuse, ces circonstances peuvent diminuer la faute, d’être allée cette fois aux spectacles : car avec beaucoup de vertu l’on peut néanmoins se trouver engagée par surprise dans un pas glissant. Mais lorsque c’est par choix qu’on va aux spectacles, qu’on y va souvent, qu’on sait bien qu’ils sont mauvais ; n’est-ce pas une preuve qu’on a de l’inclination pour ce qui s’y dit ? On devrait ce me semble, prendre au moins la précaution de s’informer si la Pièce qui se joue est honnête.

Après tout, pour dire franchement les choses comme je pense, il faudrait empêcher autant que cela est possible, toutes ces assemblées profanes. Nos Poètes n’entrent nullement dans le goût de ce qui s’appelle bienséances, retenue, modestie, honnêteté ; ils ne s’embarrassent point de quelle manière on doit traiter les Spectateurs suivant les règles de la vraie Poésie : le plus mauvais plat de leur métier, pourvu qu’ils espèrent qu’on le goûtera, est toujours le meilleur pour eux. Mais il faut bien que les Poètes aient de vivre, dira-t-on, et dans la nécessité extrême, tous les moyens sont permis. Tel est le langage des Filous et des voleurs de grand chemin. Ceux-ci peuvent autant justifier leurs vols par leur état, que les autres leurs obscénités par le leur.

Pour renfermer et les Spectateurs et les spectacles tout ensemble ; je ne comprends pas comment on peut allier tant de désordres avec la qualité de Chrétiens dont nous sommes honorés. Nos divertissements publics sont en quelque sorte une abjuration solennelle de notre Baptême. Car, ne sont-ils pas, « les vanités du monde pervers et les œuvres du Démondans la signification la plus claire et la plus exacte  ? Qu’y a-t-il de commun entre la justice et l’iniquité ? ou quel rapport de la lumière aux ténèbres ? Et quelle alliance entre Jésus-Christ, et Bélial ? »

Oserions-nous donner après cela le nom de divertissements à nos spectacles ? L’impiété aurait-elle donc pour nous des attraits invincibles ? Le crime ferait-il pour nous l’essence du plaisir ? Le mépris de la Religion serait-il la base des amusements du Chrétien ? Ririons-nous d’entendre tourner en ridicule le Texte sacré ? Serions-nous charmés du libertinage et de l’Athéisme ? En vérité, il faudrait pour cela que nous eussions bien envie de renoncer au privilège de la nature de l’homme, aux espérances qui nous sont données touchant une autre vie, au droit incontestable que nous avons à l’heureuse immortalité. Mais quand nous voudrions souscrire à cette renonciation ; sachons que le néant ne serait pas en notre pouvoir, pour éviter d’une autre part les châtiments éternels. Nos désirs ne nous ont point créés, ils ne nous anéantiront pas non plus. Cependant je ne saurais me persuader que nous ayons des vues si basses ; je ne doute pas au contraire que nous n’ayons de hauts sentiments de la noblesse de notre Etre, et de notre qualité d’hommes chrétiens. Et si cela est, comment pouvons-nous goûter des spectacles où l’on nous rabaisse à l’état des bêtes ? des spectacles qui sont des dérisions continuelles de notre créance, et qui nous font un Roman de nos plus solides espérances pour la vie future ?

Au surplus, il sied bien à nos Poètes de plaisanter encore, et de vouloir nous faire accroire qu’ils se proposent pour fin de réformer les mœurs et d’inspirer la vertu. En bonne foi c’est bien le moyen de combattre le vice avec succès et d’établir la vertu, que de s’étudier comme ils font, à détruire les principes du bien et du mal ! Regardons-les par le côté qui leur est le plus avantageux : nous trouverons que toutes leurs réformes aboutissent à des bagatelles, à de légers défauts d’humeur, à quelques petites incongruités contre l’exacte politesse. Alors même, de la façon qu’ils s’y prennent, la correction est bien pire que le défaut reproché : ils sifflent la pédanterie, et ils prônent en même temps l’Athéisme : ils nous ôtent pour ainsi dire, une petite éleveurebo et ils nous soufflent en même temps le poison.

Hé ! que ces gens-là ne nous laissent-ils tels que nous sommes, puisqu’à la place de la vertu ils ne nous substituent que quelques vaines bienséances ? L’échange en vérité n’est pas soutenable ! l’honnêteté même, toute simple ne vaut-elle pas mieux que quand elle est si fardée qu’on peut la nommer une espèce d’hypocrisie ? Que sert après tout d’avoir de belles manières, si l’on n’a point de vertu ? Un libertin qui a de la politesse, qu’est-il autre chose qu’un fripon qui a de la politesse ? qu’est-il autre chose qu’un homme à se croire un fou s’il préférait sa conscience à son plaisir ? qu’un homme à vendre son ami et son père, s’il le fallait, pour contenter sa passion ?

Je finis. On ne peut rien imaginer de plus pernicieux à la probité et à la Religion, que le système du Théâtre, que nos Poètes se sont fait. On y élève en honneur les passions et les vices, qu’il est du devoir essentiel de la raison de mettre dans le décri. On y sape le bien par ses fondements ; on y arrête les heureux penchants à la vertu ; on y détruit les principes de la bonne éducation. Moyens efficaces pour renverser tout l’ordre de la discipline, pour amollir les peuples et corrompre les mœurs ! Combien de gens inconsidérés ont été la proie de ces sirènes ! Combien de fois le plus beau sang a t-il été infecté par cette peste ! De quels malheurs les maximes de notre Théâtre si généralement fréquenté n’ont-elles point été les sources ? Par là que de familles déshonorées en Angleterre, désolées, ruinées !

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que cette gangrène gagne et devient chaque jour plus maligne ; c’est que la fièvre qu’elle cause se tourne en fureur, et que ceux qui en sont attaqués veulent à peine souffrir qu’on leur touche : et y-a-t-il espérance de guérison lorsque le malade prend parti pour son mal, et se déclare ennemi de tout remède ? En effet qu’est-ce qui nous guérira ? Les vérités de la Religion, ces remèdes souverains à nos maux ? Oui, c’est ce qui arriverait, si nous ne la méprisions pas cette Religion ; mais tandis que les principes seront mauvais, la vie sera mauvaise aussi. Quels effets d’ailleurs peut avoir le secours de la divine parole pour ceux qui sont plus préparés à rire du Prédicateur qu’à pratiquer ce qu’il enseigne ? qui sont plongés dans les plaisirs, et endurcis dans de criminelles habitudes ? qui n’ont ni la patience d’écouter l’instruction ni la volonté de la mettre en œuvre ? Il est aussi possible de nourrir un homme qui n’aurait point de bouche, que d’instruire quiconque n’est pas disposé à entendre conseil.

Il est vrai que l’on ne doit désespérer de rien, tant que le vice dure : quelquefois une puissante grâce du Seigneur, une remontrance pathétique, une affliction sensible dissipent tous les préjugés et pénètrent jusqu’au fond de l’âme. Mais ces heureuses circonstances ne se rencontrent pas tous les jours ; alors en quel extrême danger du salut n’est-on point ? Or, c’est au Théâtre en partie que nous devons attribuer cette situation malheureuse : par conséquent les Poètes ont moins sujet d’espérer grâce auprès du Seigneur, et plus besoin de faire pénitence, que personne.