CHAPITRE II.
L’Impiété du Théâtre Anglais.
Je réduis l’impiété de nos Poètes à ces deux chefs à leurs imprécations d’abord et à leurs serments ; ensuite à l’abus qu’ils font de la Religion, et des saintes Lettres.
C’est un usage tout établi sur notre Théâtre que les Acteurs se lancent des imprécations horribles, et se souhaitent réciproquement la possession du démon, l’enfer, les plus grands malheurs de ce monde, et les plus cruels tourments de l’autre vie. Les serments ne leur sont pas moins familiers que ces énormes souhaits : ils partent en toute rencontre de la bouche impie de toutes sortes de personnes ; des gens de condition aussi bien que de la canaille, des braves aussi bien que des lâches : l’amour ou la haine, le bon ou le mauvais succès, le sang froid ou l’emportement ne sont jamais représentés sans quelque jurement qui soit comme l’âme et le coloris du tableau.
Et que personne ne se méprenne ici à ces espèces de ménagements : le principe en est trop visible pour qu’ils fassent illusion. Loin que ce soient de ces adoucissements qu’on apporte quelquefois pour affaiblir le scandale, ce sont des raffinements inventés pour éviter une uniformité qui pourrait paraître ennuyante. En effet, on ne s’embarrasse guère de ces précautions apparentes dès qu’on s’en est suffisamment servi pour la variété des serments : on n’hésite point alors à franchir le pas et à jurer grossièrement. Nous avons de ces exemples dans le Vieux Bachelier, dans le Fourbe, dans L’Amour sans intérêt y. Mais Don Quichotte, La Femme Provoquée et le Relaps sont d’une grossièreté que leurs termes seuls peuvent exprimer. Aussi, les Poètes d’aujourd’hui effacent-ils encore à cet égard tous ceux qui les ont précédés. Shakespeare était au prix d’eux un homme grave et concerté, et Ben Jonson un esprit scrupuleux. Pour ce qui est de Beaumont et de Fletcher, il n’y a dans leurs Comédies que des scélérats qui jurent et qui sont même sur cela réprimandés : sans compter que leurs serments ne sont point accompagnés d’imprécations pareilles à celles du Théâtre moderne.
C’en est assez pour le fait, contre quoi nos Auteurs ne s’inscriront pas en faux : au regard du droit, il n’est pas besoin de grands raisonnements pour prouver que c’est un crime que de jurer. Car chacun porte avec soi la preuve sensible que rien n’offense plus que le mépris : et il n’est point d’endroit par où l’homme marque plus à Dieu qu’il le méprise que par de continuels serments. Quelle insolence d’en appeler à lui pour attester des faussetés ! pour cautionner nos folies ! Quel outrage de le prendre, autant qu’il est en nous, pour Acteur de nos coupables divertissements ? Se joue-t-on ainsi du Seigneur, sans se proposer d’en avilir, s’il était possible, la Majesté suprême ? Ces procédés ne sauraient s’allier avec la créance sérieuse d’un Souverain Etre, et des oracles d’une Religion toute divine.
Nos Poètes trop convaincus qu’on ne leur impose pas pour le fait, doivent aussi demeurer sans réponse sur toute la grandeur du crime dont on les accuse. Ce n’est point dans quelque événement tumultueux qu’ils jurent, ni dans la chaleur d’une passion soudainement élevée ; c’est de sens rassis, avec dessein, par une occupation suivie et de métier : circonstances affreuses ! qui ne laissent voir que la malice la plus étudiée et la plus digne de la colère du Juge qui nous demandera compte un jour de notre conduite. Mais, si les vérités de l’Evangile n’étonnent point certains esprits, comme j’ai bien lieu de le croire, ne craignent-ils pas du moins la loi qui proscrit en termes formels les jurements sur le Théâtre ?
« Pour prévenir et empêcher le grand abus du saint Nom de
Dieu sur le Théâtre, à la Comédie, etc. il est ordonné par notre Souverain Seigneur.… que si une fois ou plusieurs après la présente séance du Parlement, quelqu’un ou quelques-uns sur le Théâtre à la Comédie, etc. par plaisanterie ou par irréligion, parlent ou se servent du saint Nom de Dieu, ou de Jésus-Christ ou du Saint Esprit, ou de la Trinité, Noms qui ne doivent être prononcés qu’avec respect et avec révérence ; ils payeront pour chaque faute commise en ce point dix livres sterlingz d’amende : la moitié de ladite somme à Sa Majesté Royale, à ses héritiers ou successeurs ; l’autre part pour celui ou ceux qui poursuivront pour le même sujet, à quelque Chambre de Justice que ce soit à Westminster : sur quoi nul prétexte de non comparaître,
nul crédit, nul offre de serment pour affirmer le contraire, ne sera reçu.
»
Si l’on tenait la main à l’exécution de ce Règlement authentique, le Théâtre moderne rentrerait dans le devoir, ou bien les spectacles seraient abolis.
Au surplus ; ce n’est pas seulement une irréligion, c’est encore une impolitesse extrême que de jurer sur un Théâtre public. Les Dames composent en ces occasions la meilleure partie de l’assemblée : et n’est-ce pas une maxime dans la société civile, que quiconque jure en présence du sexe doit apprendre à vivre ? Un Athée qui aurait de l’éducation saurait alors se commander. Cet usage du monde semble assez naître de ce préjugé ; que les femmes sont communément plus susceptibles et plus remplies de sentiments de Religion que les hommes : qu’on ne peut par conséquent faire à leurs yeux le plus brutal outrage au Seigneur sans les offenser.
D’ailleurs, les serments réciproques, tels qu’on les entend sur notre Théâtre, sont une espèce de Dialogue bruyant, dont la colère paraît être des deux côtés, la source ; ils ont tout l’air de préludes naturels d’un combat prochain : spectacle que le sexe timide et sans défense redoute le plus ! En un mot, une femme frémit aux jurements d’un esprit emporté presque autant qu’à l’aspect d’une épée nue : et c’est pour cela que tout galant-hommeaa ne se garderait guère moins de jurer que de se battre, étant dans une compagnie de Dames.
Je passe à la seconde branche d’impiété ; qui est l’abus des choses de la Religion et des saintes Lettres. Il me serait bien triste d’avoir à extraire toutes ces profanations auxquelles nos Poètes joignent mille blasphèmes qui semblent ne leur coûter rien : j’en dirais néanmoins assez pour faire apercevoir combien ceux que j’accuse sont coupables, et pour faire abhorrer, comme je l’espère, leur sacrilège conduite.
Quoi ? ma sœur, vous voulez prier, ma sœur ? … hé ! quel déplaisir vous ai-je donc causé pour que vous priiez en ma présence? » A ce discours, Sang-farouche jure par Mahomet, et plaisante en style cynique sur le bonheur de l’autre vie, auquel il préfère sérieusement le Paradis des Turcs. Ce personnage dit à Iacynte pour la résoudre au désordre : Le Ciel n’a que des yeux et point de langue ; ce qui signifie assez que Dieu voit l’iniquité, mais qu’il ne la reprochera pas. Sang-farouche avait déjà donné une étrange preuve de sa Religion : «
Lorsqu’un homme va chez une femme de qualité, il doit être saisi de frayeur, et tout tremblant : c’est ma pensée qu’il y a beaucoup de piété à cela.» Quelle application d’un passage de saint Paul ; d’une instruction toute sainte à une leçon de libertinage ? Ensuite Iacynte mêlant l’effronterie à l’impiété jure par Allah et par Mahomet ; et se rit fièrement de l’enfer.
Bélîtres et les bons Idiots comme lui fassent de la Providence une bête de charge». Et Couvretout pour montrer combien il profite sous un tel Maître, répond à Bellami qui voudrait tirer de lui un mensonge : «
Monsieur, foi de pécheur, je vous ai déjà donné ma dernière bourde ; il ne m’en reste plus qu’une pour me faire honneur, comme j’espère d’être sauvé, Monsieur.»
Vers la fin de cette Pièce, on badine sur les apparitions miraculeuses ; et pour s’en moquer d’une manière plus sensible, on fait tout à coup apparaître un Diable sur le Théâtre. Ce Diable vient à éternuer, sur quoi on lui dit : Que Dieu le contente ! que probablement il aura attrapé un rhume pour s’être trop longtemps éloigné du feu.
Il n’est point de langue qui puisse exprimer mon bonheur ou ma peine ; votre présence est le Ciel, et votre absence est l’enfer pour moi.»
O Ciel, soyez béni ! Ne vous rendez propice à mes desseins qu’en ce moment si précieux.» Nos Poètes adorent ainsi le Seigneur par des blasphèmes, comme les Lindiens honoraient Hercule en lançant contre lui des malédictions et des pierres. Polydore a d’autres boutades impies ; mais elles sont marquées d’un sceau qui empêche tout Ecrivain un peu chaste de les tirer d’où elles ont été mises de la première main.
Seriez-vous content d’aller au Ciel ?» Belmour répond : «
Hom ! non pas tout à l’heure, en ma conscience ; non en vérité.» S’excuser par plaisanterie d’aller au Ciel, c’est une disposition très propre pour aller tout de bon en enfer. Au quatrième Acte, il est parlé de l’adultère aussi cavalièrement que si ce n’était qu’un crime imaginaire, et qui n’a d’autres fondements que l’ignorance et la bigoterie. «
Avez vous mûrement examiné combien le péché d’adultère est un péché criant, horrible, abominable ? l’avez-vous bien pesé ? vous dis-je. Car c’est un énorme fardeau que ce péché… Et quoiqu’il puisse arriver que.… votre époux néanmoins en doit aussi porter sa part.» Impiété bouffonne, placée ici pour rassurer la conscience alarmée de celles qui commencent à chanceler dans leur devoir, et pour leur ôter les saintes frayeurs qui les y retiennent.
J’ai ma ressource dans son impudence, et je bénis le Ciel qu’il en ait une bonne provision.» Telles sont les actions de grâces que rendent à Dieu nos Dramatiques ; telle est la nature de leur piété, qu’une passion brutale en est la matière. «
J’ai été une sorte de Parrain à vôtre égard, dit Charper à Vaine-love : J’ai promis et voué quelque chose en vôtre nom que je vous crois étroitement obligée d’accomplir.» Se l’imaginerait-on que l’on ose tourner le saint Baptême en dérision, à la face d’autant de Chrétiens qu’il y a de témoins de cet attentat ?
Bénie soit la Providence ! Pauvre pécheur indigne que je suis, j’ai de grandes obligations à la Providence.» Le mot de Providence revient encore trois autres fois très mal à propos. Il semble que le Poète veuille insinuer que la Providence est une chimère, et qu’il n’y a que les fous qui s’avisent d’avoir de la Religion. Mais après ce qu’il ajoute, ses sentiments ne sont plus équivoques : car il lui plaît de traiter Jéhu de Cocher de Fiacre ; sur quoi l’un de ses personnages réplique : «
Si Jéhu était Cocher de Fiacre, j’en suis content…. Vous pouvez mettre cela en note marginale : quoique.… pour prévenir la critique, faites-le seulement avec un petit astérisque, et dites : Jéhu était jadis Cocher de Fiacre.Toute misérable qu’est cette irréligion, j’ai de la peine à croire que l’Auteur s’en sache mauvais gré ; vu qu’il a bien senti qu’il y profanait à la fois le Texte et le Commentaire. Je continuerais sur le compte du Fourbe, sans que je le trouverai encore dans mon chemin.
Je confierais au Ciel le soin de ma vengeance ? hé ! Que deviendrait la satisfaction de l’injure que j’ai reçue ? je n’en aurais aucune. Il faut que je me venge par moi-même et non pas par procureur, je m’en moque.»
Mais, Dorax était un renégat ? Hé bien ? Il s’était fait Turc, et non pas Athée. D’ailleurs ce détestable discours ne devrait pas être donné même à un démon ; parce qu’il ne convient jamais de dire, ce qui ne doit jamais être entendu. Il est vrai qu’une saillie d’Athéisme charme autant l’oreille de quelques braves qu’une fanfare de trompettes.
Il est noir comme l’enfer ! bon ! autre parole d’heureux présage ! Je crois que j’ai le diable au corps…. Encore ? Courage ! Je ne saurais prononcer une syllabe qui n’aille à ma mort ou à ma damnation.» Belle préparation à la mort dans un homme Chrétien ! Il faut certainement que l’enfer, le diable, la damnation paraissent à nos amateurs du Théâtre, des choses très réjouissantes : sans cela, il n’y aurait pas plus d’esprit que de Christianisme dans le Monologue d’Antonio.
L’imagination de notre Poète s’échauffe en avançant dans son travail ; et voici un trait singulier du feu qui l’anime : « Je ne serais pas plus surpris d’entendre le son subit de la trompette qui appelle au souverain Tribunal les mortels endormis, et qui les fait chercher avec précipitation où sont leurs membres.
» Ces expressions sont-elles assez sérieuses et assez chrétiennes pour la chose dont il s’agit ? Lucien ni Celse ne se seraient peut-être pas énoncés en termes plus badins et plus burlesques sur la résurrection
des morts. Sans doute que l’Auteur de Don Sébastien ne compte pas trop de se voir un jour à ce terrible spectacle : l’idée bouffonne qu’il prête à une de nos plus effrayantes vérités ne peut s’adapter qu’à un homme qui tâtonne dans les ténèbres de la nuit et qui ne sait ce qu’il fait. Mais que quiconque parle de chercher où sont ses membres au jugement dernier, craigne de ne les trouver que trop tôt.
Quiconque se réconcilie aisément après une injure reçue, peut bien passer dans le monde pour un homme chrétien ; mais j’aurais de la peine à le mettre au nombre de mes amis.» Quoi ? l’homme chrétien n’est-il donc point un sujet propre à en faire un ami solide ? les principes du christianisme sont-ils en lui des empêchements qui le rendent inhabile à le devenir ? Le Seigneur nous ôte-t-il les qualités nécessaires à la vraie amitié, dès là qu’il nous attache à son service ? Ce Dieu qui est charité nous envierait-il les avantages mutuels qui nous reviennent de l’union parfaite des cœurs ? C’est ce qu’on ne peut penser sans avoir de lui les sentiments les plus injustes, ce qu’on ne peut dire sans donner un démenti à ses adorables oracles.
D’un autre côté ; Jésus-Christ nous ordonne de pardonner à nos frères jusqu’à septante fois sept fois ; c’est-à-dire, autant de fois que nous en aurons été offensés : il nous avertit de solliciter auprès de son Père le pardon de nos iniquités, et nous assure que nous l’obtiendrons ; pourvu que nous ne refusions pas de pardonner nous-mêmes les injures qu’on nous a faites. Il n’y a point ici de réduction pour le nombre, point de qualification pour la nature des offenses : il faut les pardonner toutes.
Celui qui pardonne une seconde fois est un fou.» Cet indigne proverbe est allégué comme un oracle qui doit prévaloir à l’autorité de Dieu : quel blasphème ! Il paraît bien que suivant la Logique de certains esprits, une raison prise de l’Athéisme en vaut plus de dix établies sur l’Evangile.
Le jugement de notre Poète n’est pas ici de meilleur aloi que sa créance. Car entre tous les hommes, le plus capable d’être un vrai ami, c’est le vrai Chrétien. Celui qui aime ses frères comme soi-même, qui porte la générosité au-delà de tout ce qu’apprend la plus sublime Philosophie, qui n’éprouve point de passion dont il soit tyrannisé, qui est au-dessus de la jalousie, de l’ambition, de la vanité, de l’intérêt, de l’avarice, sources de toutes les divisions ; l’homme, dis-je, qui possède ces qualités doit être sans doute un ami parfait. Or c’est dans le Chrétien parfait, et ce n’est que dans lui seul que ces qualités, sans quoi il n’est point de vraie amitié, se rencontrent.
Nos âmes, dit-il, reçoivent des impressions continuelles de la constitution différente de nos corps ; ce qui me fait croire qu’il y a entre les uns et les autres plus d’affinité que nos Philosophes et nos Théologiens ne veulent leur en attribuer.» Le sens naturel de ces paroles, c’est que nos âmes, à ce que croit M. Dryden, ne sont rien autre chose que la matière organisée ; ou bien en bon Français, que nos âmes ne sont rien autre chose que nos corps. Par conséquent, que devient l’homme lorsque le corps ne subsiste plus ? Voilà comme on sape la Religion par les fondements, et comme on essaie de mettre devant les yeux un bandeau qui ne laisse voir que la figure passagère de ce monde.
C’est assurément sur ce système que Mr. Dryden fonde l’amitié sincère et solide dont il juge le Chrétien, incapable. Cependant, la vertu qui est la base de l’amitié ne s’acquiert-elle qu’aux dépens de la Religion et de la conscience ? En est-on meilleur ami lorsqu’on a moins de raisons qui engagent à l’être ? Supposé la doctrine de Mr. Dryden, les motifs de s’entr’aimer, s’il en est encore, seront bien faibles ; et les nœuds qui nous uniront ensemble ne tiendront presque à rien. Car en ce cas, pouvons-nous compter sur nous pour quoi que ce soit ? Peut-on s’assurer que les impressions présentes qui nous font connaître et aimer un objet, seront durables ? Le moindre changement au dehors suffira pour renverser notre manière actuelle de concevoir, et nous jeter dans un nouvel ordre de pensées et de désirs.
La matière et le mouvement sont des choses si dépendantes du hasard, si susceptibles de variation, et qui ont avec cela si nécessairement leurs effets. Ces propriétés de la matière et du mouvement sympathisent-elles avec la nature de l’amitié selon l’idée que nous en avons tous ? Le choix peut-il avoir sa racine dans le hasard ? la vertu dans la nécessité ? la constance dans l’instabilité ? Il faudra donc que tout homme soit ou ami ou ennemi malgré lui et aussi longtemps à point nommé qu’il plaira aux Atomes : chaque changement dans l’Impulsion et dans la figure dérangera la première impression et y substituera une idée nouvelle. En un mot, suivant ces principes, l’amitié dépendra des saisons, et nous serons obligés de consulter les baromètres pour y apprendre à quel degré elle en est.
Le même Auteur dit dans son Epître dédicatoire de Juvénal et de Perse : « Milord j’en suis réduit à la dernière remontrance d’Abraham. S’il y a dix lignes qui soient bonnes dans cette longue Préface, épargnez-la en leur considération : épargnez aussi la ville prochaine ; parce qu’elle n’est que fort petite.
» Ici le Poète se met à la place d’Abraham, et assiedab son Mécène sur le trône de Dieu : et où est l’esprit en tout cela ? où est le merveilleux ? Apparemment que c’est dans la convenance du parallèle ? A l’égard de la ville prochaine, pour laquelle M. Dryden demande grâce ; où est l’allusion ? Ce n’était point de Segor qu’Abraham parlait, mais de
Sodome et de Gomorrhe, ces deux villes si criminelles et si indignes de pardon. C’était donc à l’une ou à l’autre que le traducteur devait comparer son ouvrage, s’il voulait que son allusion eût du fondement, et même de la justesse en tout sens. Pour ce qui est de lui, qui s’arroge la prière d’Abraham ; qu’il appréhende d’en être réduit à celle du malheureux qui implora en vain le secours de ce saint Patriarche.
Il est étrange qu’on mendie de la protection pour un mauvais Livre, dans le langage des saintes Lettres. N’est-ce pas là véritablement prostituer l’éloquence sacrée ? Au reste, je ne comprends pas à quel dessein l’on va fouiller dans les tombeaux des Poètes anciens et troubler leurs mânes impurs ; si ce n’est pour faire revivre les impudicités du Paganisme et pour empoisonner les vivants par la corruption des morts. Juvénal n’est pas supportable dans quelques-unes de ses Satires : souvent il coule de sa plume des traits si libres que c’est encore une question ; si l’état des mœurs de Rome, ou le reproche de ces mœurs, si le siècle d’alors ou le satirique du siècle étaient plus licencieux : ce Poète prêche le vice même contre lequel il devrait invectiver, et parle moins en nourrisson des Muses qu’en partisan de la débauche.
Mais, loin que Juvénal perde quelque chose de son obscénité par la version Anglaise, il gagne à cet égard beaucoup au change ; la sixième et onzième Satires en sont des preuves trop visibles : ce sont des ordures capables de diffamer, pour ainsi dire, les lettres qui les expriment, et de flétrir à jamais notre langue : on s’affligerait presque d’avoir sur les bêtes l’avantage de l’expression, lorsqu’on en voit un si monstrueux abus. Si M. Dryden avait tant de passion pour nous traduire Juvénal, ne devait-il pas du moins en colorer un peu la pensée ? en adoucir quelquefois l’expression ? jeter comme des ombres sur certains portraits indécents ? Il se dit déjà, ce me semble, assez de saletés chez nous sans y en apporter d’ailleurs.
Mais, il est de la justice qu’on rende à un Auteur tout ce qui lui appartient et qu’on le fasse valoir autant qu’il vaut : Oui ? et à quelque prix que ce soit ? Il faut qu’on nous mette le vice devant les yeux, qu’on nous scandalise, et qu’on ne néglige rien pour nous séduire ; parce qu’on ne se comporte ainsi, que par un esprit d’équité ? La justice due à un tel Auteur, ce serait de le brûler : ou pour le moins, la pudeur, si je ne me trompe, est préférable à l’exacte ressemblance, lorsqu’on entreprend de le traduire.
Je retourne aux Comédies de M. Dryden. Dans L’Amour Triomphant, Garcie fait ce compliment à Veramond : « Puisse le Ciel et votre brave fils, et par-dessus tout votre Génie prédominant conserver et défendre vos jours !
» Il n’est pas aisé de définir ce que le Poète entend par ce Génie ; sinon que c’est quelque chose en général, dont il relève la vigilance et la protection au-dessus de celle du Ciel. Ainsi, quoiqu’il veuille dire, l’impiété se montre toujours au travers de son terme vague et obscur.
Carl. « Quel Juif
? »
Sanch. « Hai ! Le riche Juif mon père : il s’en est
allé dans le sein d’Abraham son père ; et moi qui suis son fils et
Chrétien, je reste son unique héritier.
» Ce discours est d’un fils
bien né ! Mais pourquoi le Poète nous y avertit-il de la Religion de Sancho ? c’est pour donner plus de relief à sa
profanation et pour plaisanter avec plus de grâce sur un passage de
saint Luc.
la nature décline avec l’âge ; parce que le frère ne peut plus épouser la sœur comme autrefois». Cette raison du déclin de la nature étant prise de ce que le souverain Législateur permettait à nos pères, il est clair que Mr Dryden entend par la Nature, l’Auteur même de la nature. Alphonso continue et compare à la félicité du Ciel l’infamie d’un incestueux amour : c’est selon lui, l’Eternité en raccourci. On dirait que la passion n’a rien de piquant pour notre Théâtre, à moins qu’elle n’y paroisse l’effet forcené d’un cerveau fanatique : il faut que pour attirer l’attention du Spectateur elle ressemble à la furie d’un Vautour fondant sur sa proie.
La vengeance, dit-il, est un morceau si délicat que Dieu se le réserve pour contenter son propre goût.Ce n’est pas là, je crois, l’esprit de ces passages de l’Écriture : «
Que le Seigneur est bon, miséricordieux, lent à punir ; et qu’il n’afflige qu’à regret les enfants des hommes». De son explication des saintes Lettres notre Théologien passe à celle de la Liturgie. Carlos interprète cet endroit de la cérémonie du mariage : «
Vous prenez une telle sans restriction, soit pour le mieux soit pour le pis», il l’interprète, dis-je, soit Vierge soit prostituée. Et afin qu’on ne se méprenne point à cette exposition de la Liturgie, le Théologien-Poète a soin de la marquer en lettres Italiques et Majuscules. Mais il ne songe pas qu’il encourt la peine attachée à quiconque corrompt les Prières Publiques.
Sancho lisant une lettre qui ne lui plaît pas fait cette exclamation : « Que Diable est ceci ! Il faut que tout soit orthodoxe ?
» Diable et orthodoxe joints ensemble font un effet qui répond assez au caractère de l’Auteur : car rien n’a plus l’air d’une imprécation contre la morale chrétienne.
Dans L’Amour Désintéressé, Scandale essaye d’obtenir de Mde. De Longuevue qu’elle devienne infidèle à son devoir : celle-ci le menace de le déceler à son mari ; sur quoi Scandale réplique : « Je
mourrai plutôt martyr que de renoncer à ma passion.
» Honorer l’adultère de la couronne du martyre ! Comme s’il était également glorieux de soutenir le libertinage au péril de sa vie, et de défendre la foi de l’Evangile jusqu’à l’effusion de son sang ! N’envions pas la destinée de ces sortes de martyrs de leur passion : ils n’en seront pas quittes pour y avoir follement sacrifié leur vie, comme il arrive en tant de rencontres.
Samson suit les pas de Scandale, et invective avec âpreté contre la structure du corps humain. « La nature, dit-il, n’a eu de la prévoyance que pour les ours et les araignées.
» C’est la reconnaissance que Mr C. témoigne au Seigneur pour tous les biens qu’il en a reçus. Il va d’un crime à un autre ; de la censure des ouvrages de Dieu à la profanation de sa sainte parole.
Vous dites vrai, l’homme peut toujours s’égarer ; oui le pur homme.… mais vous êtes quelque chose de plus…. Il y a eu des hommes sages, et ils étaient tels que vous êtes.… des hommes qui spéculaient les étoiles, et qui observaient les Comètes. Salomon était un homme sage ; mais comment ? par sa pénétration dans la science de l’Astrologie.» Mr De Longuevue au même point de connaissance, au même degré de sagesse que Salomon ! Et quelle espèce d’homme est-ce que Longuevue, suivant l’appréciation que le Poète fait de son mérite ? «
Un pauvre ignorant qui se pique sottement d’Astrologie, de Chiromancie, d’expliquer les songes, etc.» Mr C. n’est-il pas un juste estimateur de la sagesse et des lumières du plus sage et du plus éclairé des Rois ? de ravaler Salomon au métier de Bohémien, et de diseur de bonne aventure ? Ne conçoit-il pas une haute idée des dons du Ciel ? de les travestir en rêveries et en figures de Geomancie ?
les sages de l’Orient devaient leur instruction à une étoile ; ce que Grégoire le Grand a très bien remarqué à la gloire de l’Astrologie.» Cette étoile est celle qui parut à la naissance du Sauveur des hommes. Or, s’imaginerait-on que Mr C. sans que son sujet l’y conduise en aucune sorte, ne regarde ce prodige que comme un feu follet, ou comme le Cerf volant de Sydrophel dans Hudibras ?
Sams. « Le nom de Samson est un très beau nom…. Et les Samson du temps jadis étaient de bons chiens couchants.
»
Oui ; mais si vous vous en souvenez, le plus fort des Samson fit tomber une vieille masure sur sa tête.» Pourquoi donner ce tour impertinent à un trait de l’histoire sacrée ? et loger Samson une seconde fois dans la maison de Dagon, afin d’y devenir la risée des Philistins ?
Achevons cette Comédie. Babillard voudrait avoir enlevé à Valentin sa Maîtresse : celui-ci témoigne sur ce point son ressentiment en style de Théologien. « Je vous suis fort obligé Babillard ; vous eussiez bien voulu vous placer entre le Ciel et moi ; mais la Providence a mis le Purgatoire dans votre chemin.
» Avilir le Ciel jusqu’à le comparer à l’objet d’une infâme passion ! Employer la Providence pour présider aux intérêts du Théâtre !
Angélique ferme la Scène par un discours peu différent de celui de Valentin. « Les hommes sont pour l’ordinaire hypocrites et infidèles : ils se vantent d’adorer ; mais ils n’ont ni zèle ni foi. Combien en trouverait-on qui semblables à Valentin persévérassent jusqu’au martyre ? »
Est-il possible que l’on viole ainsi la pureté des choses consacrées au Sanctuaire, pour servir
de parade et de trophée à la galanterie ? que l’Idole d’un cœur corrompu aille de pair avec le Tout-puissant ? qu’elle soit adorée avec zèle et avec foi ? et qu’on soit prêt d’endurer le martyre pour elle, s’il le fallait ? hé ! n’eût-on égard ici qu’à la modestie, il sied très mal à une femme de parler d’elle de la sorte : ce langage d’Angélique était des plus insipides, sans l’allusion impie par où le Poète a cru y apporter un grand assaisonnement.
Au dernier Acte de cette Pièce, Rasor imite un endroit de la Genèse en découvrant à Belinde l’intrigue qu’il a tramée contre elle. Voici leur Dialogue.
Belind. Je veux savoir qui vous a suggéré toute cette méchanceté.
Ras. Satan et sa séquelle. La Femme m’a tenté, la convoitise m’a affaibli, et ainsi le démon m’a vaincu : comme Adam succomba, j’ai succombé.
Belind. Mr Adam, n’y aurait-il pas moyen de nous faire connaître votre Eve ?
Ras. Voilà la Femme qui m’a tenté ; mais voilà le serpent qui a tenté la femme : si mes prières étaient exaucées, le châtiment d’un tel complot égalerait celui du serpent d’autrefois.
En vérité le Dimanche est un vilain jour…. Etre attentif aux prières, c’est être attentif à quoi l’on ne devrait point du tout l’être.» Précieux impie ! ridicule fade !
J’ai toujours été dans une frayeur extrême, depuis que ce remords a eu l’insolence de s’introduire chez vous.» Son Maître lui donne cette réponse consolante : «
Je l’en ai chassé ; sois en repos…. A l’heure qu’il est, conscience, je te défie de m’inquiéter.» Il est à remarquer que La Mode cet indigne personnage, est pourtant le Héros de la Pièce.
Sa Dignité elle entend La Mode, répand à toute main les trésors de sa bonté et de sa miséricorde ; non seulement elle a daigné nous pardonner nos péchés ; mais ce qui est bien plus considérable, elle m’a déterminée à devenir votre moitié.» Que cela est bas et pitoyable ! Il faudrait être bien affamé de sacrilèges pour prendre goût à ceux-ci.
Quel tissu, dit-elle, quel composé de fourberies que l’homme ! Certes, l’histoire de sa création est fausse ; c’est de la côte de la femme qu’il fut formé.» Amanda se décrie ici elle-même et condamne à la fois le texte de l’Écriture : elle fait voir évidemment que le bon sens et la Religion se trouvent chez elle au même degré.
Ange de lumière que vous êtes, souffrez qu’on se prosterne à vos pieds, et qu’on vous adore.» Voilà un compliment fort extatique pour être adressé à une prostituée : il pourrait bien arriver qu’un autre Ange que de lumière en récompensât quelque jour Mr Le Digne.
Je me lasse de glaner après nos Poètes et de recueillir ici leurs profanations : objets d’horreur pour moi ! j’ai presque envie d’y fermer désormais les yeux et de les dérober à la vue des autres. Cependant, exposons-les au public dans le même esprit qu’on expose au grand jour les criminels, non pour la pompe, mais pour l’exécution. Il faut quelquefois lancer un regard sur les serpents et sur les vipères pour s’animer à les détruire : car justement indigné au point que je le suis, je ne saurais obtenir de moi de m’exprimer sans quelque chaleur. Et quel est l’homme Chrétien qui puisse envisager d’un air tranquille tant de désordres inouïs ? Qui peut enflammer le zèle à plus juste titre que l’insolence et l’Athéisme ? Non, jamais le ressentiment ne fut plus permis, jamais l’indignation ne dut éclater avec plus de fondement. C’est pour de tels sujets que l’Auteur de la nature a donné au sang qui coule dans nos veines l’usage de se soulever.
En quel siècle malheureux sommes-nous tombés au sorti du sein de nos mères ? Les oracles de la vérité, les Ordonnances du Seigneur, le sort heureux ou déplorable d’un éternel avenir sont devenus un amusement de Théâtre et une matière de mépris. Quoi ? verra-t-on sans s’émouvoir, les saintes Lettres profanées, et le Christianisme chargé d’opprobres ? ce Christianisme qui tout faible qu’il était dans sa naissance fit bientôt de si prodigieux progrès ? qui surmonta tous les obstacles de la Puissance mondaine et du savoir humain ? qui s’étendit dès lors au-delà des vastes limites de l’Empire Romain, par le ministère de douze pauvres pêcheurs ? Quoi ! cette Religion si glorieuse par son fondateur, si raisonnable dans ses maximes, attestée par tant de miracles, signée du sang de tant de Martyrs, appuyée sur toutes les preuves de fait les plus fortes ; cette Religion servira de Comédie à une ville et de jouet à des bouffons ?
Mais y a-t-il un Dieu ? car je commence à en douter. Ah ! maintenant, prends ton essor, crime impie, crime impuni : il paraît que l’éternelle Providence s’est assoupie de lassitude, et qu’elle a opiné pour le meurtre par un signe de tête qu’elle a fait en sommeillant.» La page après celle-ci, Almeida retombe dans la même fougue de démoniaque.
Je sens, dit-il, la passion naître en moi par l’inspiration d’en haut.»
La Nature m’a donné du sens pour tout apanage : la P. puisse-t-elle être sa récompense ?» Je frémis d’être l’écho de cette parole entière ; qu’on l’aille recueillir si l’on veut de la bouche infernale d’où elle est partie : l’Auteur du Relaps la répétera encore volontiers, lui qui la fait dire aussi au Jeune La Mode.
Je m’amuse à penser que le mariage quoiqu’il fasse de l’homme et de la femme une seule chair, il les laisse deux fous ensemble.» Ce mauvais jeu de mots tombe sur un passage de la Genèse appliqué depuis par notre Seigneur au sujet du divorce.
L’Amour Désintéressé nous marque encore plus quels fruits le
même Auteur retire de la lecture des saints Livres. Jésus-Christ nous dit qu’il est la voie, la vérité, la vie ; qu’il est venu pour rendre témoignage à la vérité ; que sa parole est vérité. A quel propos Mr C. emprunte-t-il ces expressions de l’Evangile ? C’est pour les donner à Valentin, lequel dans sa fureur feinte dit à l’Avocat « Bougran : Je suis la vérité… Je suis la vérité. Qui est celui qui marche hors de la voie ? Je suis la vérité, et je puis le remettre dans le bon chemin.
» Véritablement, un Auteur pour qui le blasphème n’aurait pas un attrait extraordinaire, ou qui ne croirait pas qu’il fût du bel air de blasphémer, n’affecterait point ainsi de faire sortir de l’organe d’un furibond les oracles de Jésus-Christ.
Le parti que doit prendre une femme qui a de l’honneur, c’est de déshonorer son mari. Je n’ignore pas que cela est contraire aux lois les plus précises de la Religion ; mais s’il y avait une Cour de Chancellerie dans le Ciel, je serais sûre de gagner mon procès.» Double blasphème. Madame Brute suppose et qu’il n’est point d’équité dans le Ciel, et que s’il y en avait, l’adultère ne serait point puni. Le Poète nous avertit après cela par ladite Brute que le blasphème n’est pas le péché des femmes. Pourquoi celle-ci blasphème-t-elle donc de sens froid, avec vue, avec choix ; et sans qu’aucune circonstance l’engage à violer une règle si propre de son sexe ? Est-ce que le blasphème n’est jamais hors de saison sur le Théâtre, et y porte toujours avec soi sa justification ?
La Providence, comme tu vois, prend soin enfin des hommes de mérite.» Berinthie qui s’est chargée de séduire Amanda la sollicite et la presse par cette belle harangue : «
Mr Le Digne vous a traitée comme les Interprètes font le texte : rien ne lui a échappé dans l’exposition de vos rares qualités.» Effectivement, l’éloge prononcé par Mr Le Digne n’était que trop détaillé à la confusion de l’Auteur. Berinthie pousse son allégorie soutenue également et de profanations et de saletés : ensuite elle en vient à l’application, elle déclare nettement à Amanda les vues étranges qu’elle a sur elle, et finit par cette horreur : «
ç’a, pensez bien à ce que l’on vous dit ; et que le Ciel vous fasse la grâce de le mettre en pratique» ; c’est à-dire, de devenir une prostituée.
Il est peu de ces dernières citations qui ne soient de vrais blasphèmes, et par conséquent dans le ressort de la loi portée contre les blasphémateurs publics, et reconnus. En effet, ce sont ici comme des exhalaisons échappées du cachot ténébreux d’Asmodée et de Belzébuth, comme des vapeurs mêlées de soufre et de feu capables d’infecter l’air qui nous environne. Sans rien outrer ; ces sales impiétés ne suffisent-elles pas pour armer toute la nature à la vengeance d’un Dieu insulté ? pour épuiser sur nous les plus rigoureux châtiments ? pour faire périr l’Île entière dans les abîmes de la mer ?
Parce que la sentence ne se prononce pas si tôt contre les méchants, les enfants des hommes commettent le crime sans crainte.»
Il ne sera peut-être pas inutile de nous rappeler à présent la conduite des auteurs Païens. Cependant, on ne doit point être surpris de les voir s’oublier dans les choses qui sont ici reprochées à nos Poètes : ils n’adoraient pas des Dieux irréprochables : ils n’avaient qu’une idée assez confuse d’une autre vie ; et ils ignoraient les sujets de terreur dont nous devons la connaissance à la révélation divine. Avec tout cela, il en est peu parmi les Poètes anciens dont l’irréligion égale celle de nos Modernes.
Pleuside souhaiterait que les Dieux eussent établi un autre ordre des choses par rapport à quelques circonstances particulières : il voudrait que les hommes sincères, équitables, généreux vécussent longtemps, et que les fourbes, les injustes, les avares mourussent fort jeunes.» Périplectimene répond à Pleuside d’un air sévère : «
C’est une grande ignorance et une insigne folie que de trouver à redire à la conduite des Dieux, et de leur manquer de respect.» Sur quelque incartade impie du scélérat Ballion, Pseudolus fait ces réflexions :
Ce maraud-là se moque de la Religion ; comment nous fier en lui pour d’autres affaires ? Les Dieux que tous les mortels ont plus raison de respecter, sont précisément ceux que Ballion méprise davantage.
Car un ennemi pieux est presque invincible». L’ombre de Darius rapporte la ruine de Xerxès à son orgueil insupportable ; «
C’est pour avoir osé construire un pont sur la mer, pour avoir outragé Neptune et s’être cru supérieur aux Dieux.» Cette ombre annonce au Chœur que l’armée des Persans a échoué à cause des insultes faites à la Religion, du renversement des Autels et du pillage des Dieux.
Il se l’est attirée par sa présomption et par son impiété : lorsque son père lui recommande d’être brave, mais d’avoir aussi de la religion ; Ajax répond orgueilleusement qu’il n’appartient qu’aux âmes lâches de mendier du secours aux Dieux, et que pour lui il saura vaincre sans cette frivole ressource. Au moment que Minerve l’encourage à charger l’ennemi, il la paie de ce soin par cette insolente réplique : Retirez-vous, je vous prie, et faites voir ailleurs votre visage ; je n’ai besoin d’aucune Déesse pour seconder mes entreprises.» Cette brutalité présomptueuse valut à Ajax l’indignation de Minerve et fut cause qu’il devint furieux jusqu’à se tuer de sa propre main.
Il n’en fera rien, quand il s’agirait même d’empêcher par là que l’Aigle ne jetât une partie du cadavre de Polynice dans le lit de justice de Jupiter.» Transport violent ! mais Creon le payera bien cher. Peu de temps après son fils et la Reine se donnent la mort. A la fin de la Pièce, le Poète qui parle dans le Chœur expose ces aventures tragiques, en montre l’origine, et déclare que c’est Créon même qui a été puni de la sorte pour ses hauteurs et son irréligion.
Je conviens qu’Hercule Œtée dans Sénèque brave le Ciel par d’horribles rodomontades. Mais la méthode de ce Tragique ne nous importe guère : il fait de son Héros la Salamandre imaginaire qui se plaît dans les flammes et qui y trouve son aliment. Hercule parle trop de suite et dit des choses trop recherchées pour un homme qui souffre cruellement : le feu le gagne de toute part, le brûle, le consume ; et lui tranquille comme sur un lit de gazon récite une harangue de près de cent vers ; une harangue hérissée de pointes d’esprit et semée d’axiomes de Philosophie. Enfin, toute cette Pièce est si misérable qu’Heinsius soutient qu’elle n’a été composée par aucun des Sénèque, mais par quelque Auteur plus récent, et de plus basse classe.
nous ne devons jamais blâmer la conduite de Jupiter». C’est quelque chose que cela pour un Païen, quoiqu’au fond ce n’en soit pas assez.
C’est en cette même Scène que paraît La Famine : spectacle que Mr Dryden appelle une grande beauté ; mais dont tout le monde n’est pas aussi enchanté que lui. Cléora est celle qui représente La Famine ; et tout le merveilleux de son rôle aboutit à nous dire que l’enfant tétait sa mère, mais en vain : « Il tirait, il tirait toujours, et rien ne venait ; enfin il tira si fort que le sang sortit, et que j’aperçus du lait rouge sur ses lèvres ; ce qui me fit évanouir de frayeur.
»
« Et quæDesperes tractata nitescere posse, relinquas. »
Au reste, ce qu’il y a de vif et d’animé dans cette Scène, ce sont des impiétés d’Enthousiastes : car j’avoue que l’imagination de notre Poète, en quelque humeur qu’il soit, n’est jamais stérile ni languissante pour de tels sujets. Ainsi, est-il des gens qui ont toujours assez d’esprit pour tourner ingénieusement les mauvaises choses, pour répandre des grâces sur la laideur même, et pour donner, s’il faut ainsi dire, à leur poison le goût d’un baume agréable.
Tout bien examiné : les Poèmes d’Eschyle et de Sophocle sont formés sur le plan de la vertu ; ces deux Tragiques savent allier l’innocence au plaisir, et tendent par le concert de l’utile et de l’agréable, à la perfection des mœurs.
Mais je suppose le Théâtre d’Athènes et le Théâtre de Rome aussi criminels qu’on voudra les faire. Que s’ensuivra-t-il ? La justification du Théâtre Anglais ? hé ! peut-on conclure du Paganisme au Christianisme ? La conduite peut-elle être la même de part et d’autre, lorsque la Religion est si différente ? N’avons-nous pas une lumière plus pure pour nous diriger et de plus terribles châtiments à craindre si nous ne la suivons pas ? N’y a-t-il point de disproportion entre la vérité et la fable ? Le Tout-puissant sera-t-il regardé comme une vaine Idole, comme la chimère d’un Jupiter ! Les saintes Lettres ne seront-elles qu’un amusement semblable aux Champs Elysées d’Homère et à la Théogonie d’Hésiode ?
Où est donc notre reconnaissance envers le Dieu-Homme, pour les dons de la grâce qu’il nous a mérités ? pour s’être rendu semblable à nous et présent à nos yeux sous une forme humaine ? pour nous avoir aimés jusqu’à l’excès, afin de nous attacher à lui ? pour s’être humilié jusqu’à l’anéantissement, afin de nous élever au plus haut point de gloire ? Pouvons-nous rejeter l’éternel bonheur qu’il est venu nous annoncer et nous offrir, sans lui faire le plus sanglant de tous les affronts ? Faut-il encore que nous ajoutions le mépris à l’infraction de ses lois, et l’outrage à l’ingrat oubli de ses bienfaits ? N’est-il point de plaisir pour nous, si nous n’insultons à la bonté de Dieu qui nous a créés, à son amour qui veut nous sauver, et à sa puissance qui peut nous perdre ?
Ne cherchons point à nous faire illusion : nos paroles seront un jour comptées, pesées, punies avec rigueur ; car rien ne blesse plus profondément le Seigneur que des blasphèmes récités ou chantés sur un Théâtre. C’est un crime, que de violer les lois du Prince ; mais quel outrage n’est-ce pas lui faire que de les tourner en plaisanteries et les mettre en chansons ? Les Athées en penseront tout ce qu’il leur plaira ; mais Dieu s’élèvera enfin, défendra sa cause et vengera sa gloire offensée.
Pour conclusion. L’impiété ne doit jamais se souffrir, quelque tempérament qu’on y apporte : elle doit être exilée de chez nous sans condition et sans réserve : nul prétexte emprunté du caractère ou de l’exemple qu’on en veut faire n’est suffisant pour l’excuser ; nulle prétendue règle du Théâtre ne peut être une autorité pour l’y introduire. L’impiété choque toujours les oreilles chrétiennes, déshonore la Majesté de Dieu et a des suites pernicieuses : elle ôte insensiblement l’horreur du crime et affaiblit la lumière de la conscience dans ceux qui en sont témoins ; parce qu’elle porte au mépris du Souverain Etre qui défend le mal et qui ordonne le bien. En un mot, l’impiété ne sert qu’à nous apprendre d’avance le langage des réprouvés.