(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE II. L’Impiété du Théâtre Anglais. » pp. 93-168
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(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE II. L’Impiété du Théâtre Anglais. » pp. 93-168

CHAPITRE II.
L’Impiété du Théâtre Anglais.

Je réduis l’impiété de nos Poètes à ces deux chefs à leurs imprécations d’abord et à leurs serments ; ensuite à l’abus qu’ils font de la Religion, et des saintes Lettres.

C’est un usage tout établi sur notre Théâtre que les Acteurs se lancent des imprécations horribles, et se souhaitent réciproquement la possession du démon, l’enfer, les plus grands malheurs de ce monde, et les plus cruels tourments de l’autre vie. Les serments ne leur sont pas moins familiers que ces énormes souhaits : ils partent en toute rencontre de la bouche impie de toutes sortes de personnes ; des gens de condition aussi bien que de la canaille, des braves aussi bien que des lâches : l’amour ou la haine, le bon ou le mauvais succès, le sang froid ou l’emportement ne sont jamais représentés sans quelque jurement qui soit comme l’âme et le coloris du tableau.

Au reste un serment mis en œuvre n’est pas une médiocre ressource pour quantité de nos Dramatiques : c’est ce qui remplit le vide de la pensée, ce qui renfle une expression plate, ce qui donne de l’harmonie et de la rondeur à la période ; ce qui apprécie enfin l’éloquence et le mérite de ceux qui se signalent en l’art de jurer. Mais ce merveilleux talent, si rare ailleurs et si commun chez nous, ne s’y produit pas toujours sous la même forme : tantôt on exténue le mot affreux, auquel on change quelque lettre sans altérer par là le sens ; comme si on voulait éluder le crime, bien que l’on viole la loi : tantôt on ne fait que bégayer, on ne prononce le mot qu’à demi ; mais on laisse toujours assez entendre la chose : c’est comme une pièce de monnaie qui n’est point si tronquée tout autour qu’on n’y voie et la figure et le nom.

Et que personne ne se méprenne ici à ces espèces de ménagements : le principe en est trop visible pour qu’ils fassent illusion. Loin que ce soient de ces adoucissements qu’on apporte quelquefois pour affaiblir le scandale, ce sont des raffinements inventés pour éviter une uniformité qui pourrait paraître ennuyante. En effet, on ne s’embarrasse guère de ces précautions apparentes dès qu’on s’en est suffisamment servi pour la variété des serments : on n’hésite point alors à franchir le pas et à jurer grossièrement. Nous avons de ces exemples dans le Vieux Bachelier, dans le Fourbe, dans L’Amour sans intérêt y. Mais Don Quichotte, La Femme Provoquée et le Relaps sont d’une grossièreté que leurs termes seuls peuvent exprimer. Aussi, les Poètes d’aujourd’hui effacent-ils encore à cet égard tous ceux qui les ont précédés. Shakespeare était au prix d’eux un homme grave et concerté, et Ben Jonson un esprit scrupuleux. Pour ce qui est de Beaumont et de Fletcher, il n’y a dans leurs Comédies que des scélérats qui jurent et qui sont même sur cela réprimandés : sans compter que leurs serments ne sont point accompagnés d’imprécations pareilles à celles du Théâtre moderne.

C’en est assez pour le fait, contre quoi nos Auteurs ne s’inscriront pas en faux : au regard du droit, il n’est pas besoin de grands raisonnements pour prouver que c’est un crime que de jurer. Car chacun porte avec soi la preuve sensible que rien n’offense plus que le mépris : et il n’est point d’endroit par où l’homme marque plus à Dieu qu’il le méprise que par de continuels serments. Quelle insolence d’en appeler à lui pour attester des faussetés ! pour cautionner nos folies ! Quel outrage de le prendre, autant qu’il est en nous, pour Acteur de nos coupables divertissements ? Se joue-t-on ainsi du Seigneur, sans se proposer d’en avilir, s’il était possible, la Majesté suprême ? Ces procédés ne sauraient s’allier avec la créance sérieuse d’un Souverain Etre, et des oracles d’une Religion toute divine.

Nos Poètes trop convaincus qu’on ne leur impose pas pour le fait, doivent aussi demeurer sans réponse sur toute la grandeur du crime dont on les accuse. Ce n’est point dans quelque événement tumultueux qu’ils jurent, ni dans la chaleur d’une passion soudainement élevée ; c’est de sens rassis, avec dessein, par une occupation suivie et de métier : circonstances affreuses ! qui ne laissent voir que la malice la plus étudiée et la plus digne de la colère du Juge qui nous demandera compte un jour de notre conduite. Mais, si les vérités de l’Evangile n’étonnent point certains esprits, comme j’ai bien lieu de le croire, ne craignent-ils pas du moins la loi qui proscrit en termes formels les jurements sur le Théâtre ?

« Pour prévenir et empêcher le grand abus du saint Nom de Dieu sur le Théâtre, à la Comédie, etc. il est ordonné par notre Souverain Seigneur.… que si une fois ou plusieurs après la présente séance du Parlement, quelqu’un ou quelques-uns sur le Théâtre à la Comédie, etc. par plaisanterie ou par irréligion, parlent ou se servent du saint Nom de Dieu, ou de Jésus-Christ ou du Saint Esprit, ou de la Trinité, Noms qui ne doivent être prononcés qu’avec respect et avec révérence ; ils payeront pour chaque faute commise en ce point dix livres sterlingz d’amende : la moitié de ladite somme à Sa Majesté Royale, à ses héritiers ou successeurs ; l’autre part pour celui ou ceux qui poursuivront pour le même sujet, à quelque Chambre de Justice que ce soit à Westminster : sur quoi nul prétexte de non comparaître, nul crédit, nul offre de serment pour affirmer le contraire, ne sera reçu. »

Si l’on tenait la main à l’exécution de ce Règlement authentique, le Théâtre moderne rentrerait dans le devoir, ou bien les spectacles seraient abolis.

Au surplus ; ce n’est pas seulement une irréligion, c’est encore une impolitesse extrême que de jurer sur un Théâtre public. Les Dames composent en ces occasions la meilleure partie de l’assemblée : et n’est-ce pas une maxime dans la société civile, que quiconque jure en présence du sexe doit apprendre à vivre ? Un Athée qui aurait de l’éducation saurait alors se commander. Cet usage du monde semble assez naître de ce préjugé ; que les femmes sont communément plus susceptibles et plus remplies de sentiments de Religion que les hommes : qu’on ne peut par conséquent faire à leurs yeux le plus brutal outrage au Seigneur sans les offenser.

D’ailleurs, les serments réciproques, tels qu’on les entend sur notre Théâtre, sont une espèce de Dialogue bruyant, dont la colère paraît être des deux côtés, la source ; ils ont tout l’air de préludes naturels d’un combat prochain : spectacle que le sexe timide et sans défense redoute le plus ! En un mot, une femme frémit aux jurements d’un esprit emporté presque autant qu’à l’aspect d’une épée nue : et c’est pour cela que tout galant-hommeaa ne se garderait guère moins de jurer que de se battre, étant dans une compagnie de Dames.

Je passe à la seconde branche d’impiété ; qui est l’abus des choses de la Religion et des saintes Lettres. Il me serait bien triste d’avoir à extraire toutes ces profanations auxquelles nos Poètes joignent mille blasphèmes qui semblent ne leur coûter rien : j’en dirais néanmoins assez pour faire apercevoir combien ceux que j’accuse sont coupables, et pour faire abhorrer, comme je l’espère, leur sacrilège conduite.

Une Chapelle sert de Scène au premier Acte de l’Astrologue Joué : et afin qu’on sache d’abord à quelle intention se prépare ce lieu sacré, la Scène s’ouvre par des coquetteries, et par de bons mots sur la piété. Iacynte y est une des principales Actrices : elle interrompt entre autres choses Théodosie sa sœur, et s’écrie : « Quoi ? ma sœur, vous voulez prier, ma sœur ? … hé ! quel déplaisir vous ai-je donc causé pour que vous priiez en ma présence ? » A ce discours, Sang-farouche jure par Mahomet, et plaisante en style cynique sur le bonheur de l’autre vie, auquel il préfère sérieusement le Paradis des Turcs. Ce personnage dit à Iacynte pour la résoudre au désordre : Le Ciel n’a que des yeux et point de langue ; ce qui signifie assez que Dieu voit l’iniquité, mais qu’il ne la reprochera pas. Sang-farouche avait déjà donné une étrange preuve de sa Religion : « Lorsqu’un homme va chez une femme de qualité, il doit être saisi de frayeur, et tout tremblant : c’est ma pensée qu’il y a beaucoup de piété à cela. » Quelle application d’un passage de saint Paul ; d’une instruction toute sainte à une leçon de libertinage ? Ensuite Iacynte mêlant l’effronterie à l’impiété jure par Allah et par Mahomet ; et se rit fièrement de l’enfer.
Sang-farouche se plaint à Couvretout son valet que les « Bélîtres et les bons Idiots comme lui fassent de la Providence une bête de charge ». Et Couvretout pour montrer combien il profite sous un tel Maître, répond à Bellami qui voudrait tirer de lui un mensonge : « Monsieur, foi de pécheur, je vous ai déjà donné ma dernière bourde ; il ne m’en reste plus qu’une pour me faire honneur, comme j’espère d’être sauvé, Monsieur. »

Vers la fin de cette Pièce, on badine sur les apparitions miraculeuses ; et pour s’en moquer d’une manière plus sensible, on fait tout à coup apparaître un Diable sur le Théâtre. Ce Diable vient à éternuer, sur quoi on lui dit : Que Dieu le contente ! que probablement il aura attrapé un rhume pour s’être trop longtemps éloigné du feu.

La Scène de L’Orphelin est dans une contrée de la Chrétienté ; sans que la Religion y soit pour cela plus respectée. Castalio prostitue à sa Dame les attributs de la Divinité : « Il n’est point de langue qui puisse exprimer mon bonheur ou ma peine ; votre présence est le Ciel, et votre absence est l’enfer pour moi. »
Lorsque Polydore médite les moyens de corrompre Monimie, il adresse au Ciel ces détestables vœux : « O Ciel, soyez béni ! Ne vous rendez propice à mes desseins qu’en ce moment si précieux. » Nos Poètes adorent ainsi le Seigneur par des blasphèmes, comme les Lindiens honoraient Hercule en lançant contre lui des malédictions et des pierres. Polydore a d’autres boutades impies ; mais elles sont marquées d’un sceau qui empêche tout Ecrivain un peu chaste de les tirer d’où elles ont été mises de la première main.
Vaine-Love demande à Belmour : « Seriez-vous content d’aller au Ciel ? » Belmour répond : « Hom ! non pas tout à l’heure, en ma conscience ; non en vérité. » S’excuser par plaisanterie d’aller au Ciel, c’est une disposition très propre pour aller tout de bon en enfer. Au quatrième Acte, il est parlé de l’adultère aussi cavalièrement que si ce n’était qu’un crime imaginaire, et qui n’a d’autres fondements que l’ignorance et la bigoterie. « Avez vous mûrement examiné combien le péché d’adultère est un péché criant, horrible, abominable ? l’avez-vous bien pesé ? vous dis-je. Car c’est un énorme fardeau que ce péché… Et quoiqu’il puisse arriver que.… votre époux néanmoins en doit aussi porter sa part. » Impiété bouffonne, placée ici pour rassurer la conscience alarmée de celles qui commencent à chanceler dans leur devoir, et pour leur ôter les saintes frayeurs qui les y retiennent.
L’Apologie que fait Létitie à son mari renferme toute l’irréligion dont une créature puisse être capable. Je la supprime, aux mêmes conditions que j’ai dissimulé quelques impiétés de Polypore, et que je tais encore celles de Pateline, qui fait d’un passage de l’Écriture une application insolente. Un peu avant ceci Lénitive fâchée de voir son intrigue avec Melbourne presque découverte, se rassure par cette considération : « J’ai ma ressource dans son impudence, et je bénis le Ciel qu’il en ait une bonne provision. » Telles sont les actions de grâces que rendent à Dieu nos Dramatiques ; telle est la nature de leur piété, qu’une passion brutale en est la matière. « J’ai été une sorte de Parrain à vôtre égard, dit Charper à Vaine-love  : J’ai promis et voué quelque chose en vôtre nom que je vous crois étroitement obligée d’accomplir. » Se l’imaginerait-on que l’on ose tourner le saint Baptême en dérision, à la face d’autant de Chrétiens qu’il y a de témoins de cet attentat ?
Dans Le Fourbe ; Paul Plyant que le Poète équipe en vrai fou lorsqu’il le fait Chevalier, s’écrie d’un ton niais : « Bénie soit la Providence ! Pauvre pécheur indigne que je suis, j’ai de grandes obligations à la Providence. » Le mot de Providence revient encore trois autres fois très mal à propos. Il semble que le Poète veuille insinuer que la Providence est une chimère, et qu’il n’y a que les fous qui s’avisent d’avoir de la Religion. Mais après ce qu’il ajoute, ses sentiments ne sont plus équivoques : car il lui plaît de traiter Jéhu de Cocher de Fiacre ; sur quoi l’un de ses personnages réplique : « Si Jéhu était Cocher de Fiacre, j’en suis content…. Vous pouvez mettre cela en note marginale : quoique.… pour prévenir la critique, faites-le seulement avec un petit astérisque, et dites : Jéhu était jadis Cocher de Fiacre. Toute misérable qu’est cette irréligion, j’ai de la peine à croire que l’Auteur s’en sache mauvais gré ; vu qu’il a bien senti qu’il y profanait à la fois le Texte et le Commentaire. Je continuerais sur le compte du Fourbe, sans que je le trouverai encore dans mon chemin.
Je viens à Don Sébastien, qui ne fait point attendre le Lecteur pour lui fournir une ample matière de scandale. Dés le commencement Dorax parle en ces termes : « Je confierais au Ciel le soin de ma vengeance ? hé ! Que deviendrait la satisfaction de l’injure que j’ai reçue ? je n’en aurais aucune. Il faut que je me venge par moi-même et non pas par procureur, je m’en moque. »

Mais, Dorax était un renégat ? Hé bien ? Il s’était fait Turc, et non pas Athée. D’ailleurs ce détestable discours ne devrait pas être donné même à un démon ; parce qu’il ne convient jamais de dire, ce qui ne doit jamais être entendu. Il est vrai qu’une saillie d’Athéisme charme autant l’oreille de quelques braves qu’une fanfare de trompettes.

Antonio, quoique Chrétien déclaré ne vaut guère mieux que le renégat. Il ouvre le billet qu’il a tiré pour sa vie ou pour sa mort ; il voit que ce billet est l’un des mauvais : à cet aspect, il s’écrie après quelques imprécations : « Il est noir comme l’enfer ! bon ! autre parole d’heureux présage ! Je crois que j’ai le diable au corps…. Encore ? Courage ! Je ne saurais prononcer une syllabe qui n’aille à ma mort ou à ma damnation. » Belle préparation à la mort dans un homme Chrétien ! Il faut certainement que l’enfer, le diable, la damnation paraissent à nos amateurs du Théâtre, des choses très réjouissantes : sans cela, il n’y aurait pas plus d’esprit que de Christianisme dans le Monologue d’Antonio.

L’imagination de notre Poète s’échauffe en avançant dans son travail ; et voici un trait singulier du feu qui l’anime : « Je ne serais pas plus surpris d’entendre le son subit de la trompette qui appelle au souverain Tribunal les mortels endormis, et qui les fait chercher avec précipitation où sont leurs membres. » Ces expressions sont-elles assez sérieuses et assez chrétiennes pour la chose dont il s’agit ? Lucien ni Celse ne se seraient peut-être pas énoncés en termes plus badins et plus burlesques sur la résurrection des morts. Sans doute que l’Auteur de Don Sébastien ne compte pas trop de se voir un jour à ce terrible spectacle : l’idée bouffonne qu’il prête à une de nos plus effrayantes vérités ne peut s’adapter qu’à un homme qui tâtonne dans les ténèbres de la nuit et qui ne sait ce qu’il fait. Mais que quiconque parle de chercher où sont ses membres au jugement dernier, craigne de ne les trouver que trop tôt.

Au quatrième Acte ; Mustapha date de la seconde nuit du mois Abib, son exaltation au Généralat des troupes rebelles. On ne voit pas quelle peut être la fin du Poète dans cet abus de l’Écriture ; si ce n’est d’égaler Mustapha à Moïse, et la victoire d’un parti séditieux à un aussi grand miracle que le fut la délivrance des Israélites.
L’Auteur de Don Sébastien n’a parlé jusqu’à présent que par l’organe d’autrui ; écoutons-le s’énoncer lui-même. « Quiconque se réconcilie aisément après une injure reçue, peut bien passer dans le monde pour un homme chrétien ; mais j’aurais de la peine à le mettre au nombre de mes amis. » Quoi ? l’homme chrétien n’est-il donc point un sujet propre à en faire un ami solide ? les principes du christianisme sont-ils en lui des empêchements qui le rendent inhabile à le devenir ? Le Seigneur nous ôte-t-il les qualités nécessaires à la vraie amitié, dès là qu’il nous attache à son service ? Ce Dieu qui est charité nous envierait-il les avantages mutuels qui nous reviennent de l’union parfaite des cœurs ? C’est ce qu’on ne peut penser sans avoir de lui les sentiments les plus injustes, ce qu’on ne peut dire sans donner un démenti à ses adorables oracles.

D’un autre côté ; Jésus-Christ nous ordonne de pardonner à nos frères jusqu’à septante fois sept fois ; c’est-à-dire, autant de fois que nous en aurons été offensés : il nous avertit de solliciter auprès de son Père le pardon de nos iniquités, et nous assure que nous l’obtiendrons ; pourvu que nous ne refusions pas de pardonner nous-mêmes les injures qu’on nous a faites. Il n’y a point ici de réduction pour le nombre, point de qualification pour la nature des offenses : il faut les pardonner toutes.

Mr. Dryden à la vérité ne chicane pas sur le précepte, il confesse que c’est être Chrétien que de l’observer ; mais après tout, l’observateur de la loi de Jésus-Christ n’aurait pas aisément son amitié. Et pourquoi cela ? c’est que le proverbe Italien dit : « Celui qui pardonne une seconde fois est un fou. » Cet indigne proverbe est allégué comme un oracle qui doit prévaloir à l’autorité de Dieu : quel blasphème ! Il paraît bien que suivant la Logique de certains esprits, une raison prise de l’Athéisme en vaut plus de dix établies sur l’Evangile.

Le jugement de notre Poète n’est pas ici de meilleur aloi que sa créance. Car entre tous les hommes, le plus capable d’être un vrai ami, c’est le vrai Chrétien. Celui qui aime ses frères comme soi-même, qui porte la générosité au-delà de tout ce qu’apprend la plus sublime Philosophie, qui n’éprouve point de passion dont il soit tyrannisé, qui est au-dessus de la jalousie, de l’ambition, de la vanité, de l’intérêt, de l’avarice, sources de toutes les divisions ; l’homme, dis-je, qui possède ces qualités doit être sans doute un ami parfait. Or c’est dans le Chrétien parfait, et ce n’est que dans lui seul que ces qualités, sans quoi il n’est point de vraie amitié, se rencontrent.

Mais puisque Mr Dryden ose contredire les principes du Christianisme, examinons un peu les siens. « Nos âmes, dit-il, reçoivent des impressions continuelles de la constitution différente de nos corps ; ce qui me fait croire qu’il y a entre les uns et les autres plus d’affinité que nos Philosophes et nos Théologiens ne veulent leur en attribuer. » Le sens naturel de ces paroles, c’est que nos âmes, à ce que croit M. Dryden, ne sont rien autre chose que la matière organisée ; ou bien en bon Français, que nos âmes ne sont rien autre chose que nos corps. Par conséquent, que devient l’homme lorsque le corps ne subsiste plus ? Voilà comme on sape la Religion par les fondements, et comme on essaie de mettre devant les yeux un bandeau qui ne laisse voir que la figure passagère de ce monde.

C’est assurément sur ce système que Mr. Dryden fonde l’amitié sincère et solide dont il juge le Chrétien, incapable. Cependant, la vertu qui est la base de l’amitié ne s’acquiert-elle qu’aux dépens de la Religion et de la conscience ? En est-on meilleur ami lorsqu’on a moins de raisons qui engagent à l’être ? Supposé la doctrine de Mr. Dryden, les motifs de s’entr’aimer, s’il en est encore, seront bien faibles ; et les nœuds qui nous uniront ensemble ne tiendront presque à rien. Car en ce cas, pouvons-nous compter sur nous pour quoi que ce soit ? Peut-on s’assurer que les impressions présentes qui nous font connaître et aimer un objet, seront durables ? Le moindre changement au dehors suffira pour renverser notre manière actuelle de concevoir, et nous jeter dans un nouvel ordre de pensées et de désirs.

La matière et le mouvement sont des choses si dépendantes du hasard, si susceptibles de variation, et qui ont avec cela si nécessairement leurs effets. Ces propriétés de la matière et du mouvement sympathisent-elles avec la nature de l’amitié selon l’idée que nous en avons tous ? Le choix peut-il avoir sa racine dans le hasard ? la vertu dans la nécessité ? la constance dans l’instabilité ? Il faudra donc que tout homme soit ou ami ou ennemi malgré lui et aussi longtemps à point nommé qu’il plaira aux Atomes : chaque changement dans l’Impulsion et dans la figure dérangera la première impression et y substituera une idée nouvelle. En un mot, suivant ces principes, l’amitié dépendra des saisons, et nous serons obligés de consulter les baromètres pour y apprendre à quel degré elle en est.

Le même Auteur dit dans son Epître dédicatoire de Juvénal et de Perse : « Milord j’en suis réduit à la dernière remontrance d’Abraham. S’il y a dix lignes qui soient bonnes dans cette longue Préface, épargnez-la en leur considération : épargnez aussi la ville prochaine ; parce qu’elle n’est que fort petite. » Ici le Poète se met à la place d’Abraham, et assiedab son Mécène sur le trône de Dieu : et où est l’esprit en tout cela ? où est le merveilleux ? Apparemment que c’est dans la convenance du parallèle ? A l’égard de la ville prochaine, pour laquelle M. Dryden demande grâce ; où est l’allusion ? Ce n’était point de Segor qu’Abraham parlait, mais de Sodome et de Gomorrhe, ces deux villes si criminelles et si indignes de pardon. C’était donc à l’une ou à l’autre que le traducteur devait comparer son ouvrage, s’il voulait que son allusion eût du fondement, et même de la justesse en tout sens. Pour ce qui est de lui, qui s’arroge la prière d’Abraham ; qu’il appréhende d’en être réduit à celle du malheureux qui implora en vain le secours de ce saint Patriarche.

Il est étrange qu’on mendie de la protection pour un mauvais Livre, dans le langage des saintes Lettres. N’est-ce pas là véritablement prostituer l’éloquence sacrée ? Au reste, je ne comprends pas à quel dessein l’on va fouiller dans les tombeaux des Poètes anciens et troubler leurs mânes impurs ; si ce n’est pour faire revivre les impudicités du Paganisme et pour empoisonner les vivants par la corruption des morts. Juvénal n’est pas supportable dans quelques-unes de ses Satires : souvent il coule de sa plume des traits si libres que c’est encore une question ; si l’état des mœurs de Rome, ou le reproche de ces mœurs, si le siècle d’alors ou le satirique du siècle étaient plus licencieux : ce Poète prêche le vice même contre lequel il devrait invectiver, et parle moins en nourrisson des Muses qu’en partisan de la débauche.

Mais, loin que Juvénal perde quelque chose de son obscénité par la version Anglaise, il gagne à cet égard beaucoup au change ; la sixième et onzième Satires en sont des preuves trop visibles : ce sont des ordures capables de diffamer, pour ainsi dire, les lettres qui les expriment, et de flétrir à jamais notre langue : on s’affligerait presque d’avoir sur les bêtes l’avantage de l’expression, lorsqu’on en voit un si monstrueux abus. Si M. Dryden avait tant de passion pour nous traduire Juvénal, ne devait-il pas du moins en colorer un peu la pensée ? en adoucir quelquefois l’expression ? jeter comme des ombres sur certains portraits indécents ? Il se dit déjà, ce me semble, assez de saletés chez nous sans y en apporter d’ailleurs.

Mais, il est de la justice qu’on rende à un Auteur tout ce qui lui appartient et qu’on le fasse valoir autant qu’il vaut : Oui ? et à quelque prix que ce soit ? Il faut qu’on nous mette le vice devant les yeux, qu’on nous scandalise, et qu’on ne néglige rien pour nous séduire ; parce qu’on ne se comporte ainsi, que par un esprit d’équité ? La justice due à un tel Auteur, ce serait de le brûler : ou pour le moins, la pudeur, si je ne me trompe, est préférable à l’exacte ressemblance, lorsqu’on entreprend de le traduire.

Je retourne aux Comédies de M. Dryden. Dans L’Amour Triomphant, Garcie fait ce compliment à Veramond : « Puisse le Ciel et votre brave fils, et par-dessus tout votre Génie prédominant conserver et défendre vos jours ! » Il n’est pas aisé de définir ce que le Poète entend par ce Génie ; sinon que c’est quelque chose en général, dont il relève la vigilance et la protection au-dessus de celle du Ciel. Ainsi, quoiqu’il veuille dire, l’impiété se montre toujours au travers de son terme vague et obscur.

Le Colonel Sancho apprend à Carlos la mort du vieux Juif qu’il appelle une heureuse nouvelle.

Carl. « Quel Juif ? »

Sanch. « Hai ! Le riche Juif mon père : il s’en est allé dans le sein d’Abraham son père ; et moi qui suis son fils et Chrétien, je reste son unique héritier. » Ce discours est d’un fils bien né ! Mais pourquoi le Poète nous y avertit-il de la Religion de Sancho ? c’est pour donner plus de relief à sa profanation et pour plaisanter avec plus de grâce sur un passage de saint Luc.

Alphonso se plaint à Victorie que « la nature décline avec l’âge ; parce que le frère ne peut plus épouser la sœur comme autrefois ». Cette raison du déclin de la nature étant prise de ce que le souverain Législateur permettait à nos pères, il est clair que Mr Dryden entend par la Nature, l’Auteur même de la nature. Alphonso continue et compare à la félicité du Ciel l’infamie d’un incestueux amour : c’est selon lui, l’Eternité en raccourci. On dirait que la passion n’a rien de piquant pour notre Théâtre, à moins qu’elle n’y paroisse l’effet forcené d’un cerveau fanatique : il faut que pour attirer l’attention du Spectateur elle ressemble à la furie d’un Vautour fondant sur sa proie.
Voyons à présent quelque échantillon de la Théologie de Mr Dryden. « La vengeance, dit-il, est un morceau si délicat que Dieu se le réserve pour contenter son propre goût. Ce n’est pas là, je crois, l’esprit de ces passages de l’Écriture :  « Que le Seigneur est bon, miséricordieux, lent à punir ; et qu’il n’afflige qu’à regret les enfants des hommes ». De son explication des saintes Lettres notre Théologien passe à celle de la Liturgie. Carlos interprète cet endroit de la cérémonie du mariage : « Vous prenez une telle sans restriction, soit pour le mieux soit pour le pis », il l’interprète, dis-je, soit Vierge soit prostituée. Et afin qu’on ne se méprenne point à cette exposition de la Liturgie, le Théologien-Poète a soin de la marquer en lettres Italiques et Majuscules. Mais il ne songe pas qu’il encourt la peine attachée à quiconque corrompt les Prières Publiques.

Sancho lisant une lettre qui ne lui plaît pas fait cette exclamation : « Que Diable est ceci ! Il faut que tout soit orthodoxe ? »  Diable et orthodoxe joints ensemble font un effet qui répond assez au caractère de l’Auteur : car rien n’a plus l’air d’une imprécation contre la morale chrétienne.

Dans L’Amour Désintéressé, Scandale essaye d’obtenir de Mde. De Longuevue qu’elle devienne infidèle à son devoir : celle-ci le menace de le déceler à son mari ; sur quoi Scandale réplique : « Je mourrai plutôt martyr que de renoncer à ma passion.» Honorer l’adultère de la couronne du martyre ! Comme s’il était également glorieux de soutenir le libertinage au péril de sa vie, et de défendre la foi de l’Evangile jusqu’à l’effusion de son sang ! N’envions pas la destinée de ces sortes de martyrs de leur passion : ils n’en seront pas quittes pour y avoir follement sacrifié leur vie, comme il arrive en tant de rencontres.

Jérémie que l’on suppose avoir fait ses études à l’Université, définit les besoins naturels que nous sentons pour le boire et pour le manger, des enfants de fornication. Langage énorme ! Les Manichéens qui regardaient la création comme l’œuvre du démon, parleraient-ils plus brutalement ? Mais cette définition de Jérémie n’étonnera point quiconque sait que le Poète est son Docteur.

Samson suit les pas de Scandale, et invective avec âpreté contre la structure du corps humain. « La nature, dit-il, n’a eu de la prévoyance que pour les ours et les araignées. » C’est la reconnaissance que Mr C. témoigne au Seigneur pour tous les biens qu’il en a reçus. Il va d’un crime à un autre ; de la censure des ouvrages de Dieu à la profanation de sa sainte parole.

Mr. De Longuevue confesse qu’il est naturel à l’homme de faillir. Scandale lui repart : « Vous dites vrai, l’homme peut toujours s’égarer ; oui le pur homme.… mais vous êtes quelque chose de plus…. Il y a eu des hommes sages, et ils étaient tels que vous êtes.… des hommes qui spéculaient les étoiles, et qui observaient les Comètes. Salomon était un homme sage ; mais comment ? par sa pénétration dans la science de l’Astrologie. » Mr De Longuevue au même point de connaissance, au même degré de sagesse que Salomon ! Et quelle espèce d’homme est-ce que Longuevue, suivant l’appréciation que le Poète fait de son mérite ? « Un pauvre ignorant qui se pique sottement d’Astrologie, de Chiromancie, d’expliquer les songes, etc. » Mr C. n’est-il pas un juste estimateur de la sagesse et des lumières du plus sage et du plus éclairé des Rois ? de ravaler Salomon au métier de Bohémien, et de diseur de bonne aventure ? Ne conçoit-il pas une haute idée des dons du Ciel ? de les travestir en rêveries et en figures de Geomancie ?
Scandale ajoute que « les sages de l’Orient devaient leur instruction à une étoile ; ce que Grégoire le Grand a très bien remarqué à la gloire de l’Astrologie. » Cette étoile est celle qui parut à la naissance du Sauveur des hommes. Or, s’imaginerait-on que Mr C. sans que son sujet l’y conduise en aucune sorte, ne regarde ce prodige que comme un feu follet, ou comme le Cerf volant de Sydrophel dans Hudibras ?
Samson et Angélique mêlent avec quelques bouffonneries obscènes, un abus de l’Écriture dont on ne peut en conscience rapporter que ces deux mots.

Sams. « Le nom de Samson est un très beau nom…. Et les Samson du temps jadis étaient de bons chiens couchants. »

Angel. « Oui ; mais si vous vous en souvenez, le plus fort des Samson fit tomber une vieille masure sur sa tête. » Pourquoi donner ce tour impertinent à un trait de l’histoire sacrée ? et loger Samson une seconde fois dans la maison de Dagon, afin d’y devenir la risée des Philistins ?

Achevons cette Comédie. Babillard voudrait avoir enlevé à Valentin sa Maîtresse : celui-ci témoigne sur ce point son ressentiment en style de Théologien. « Je vous suis fort obligé Babillard ; vous eussiez bien voulu vous placer entre le Ciel et moi ; mais la Providence a mis le Purgatoire dans votre chemin. » Avilir le Ciel jusqu’à le comparer à l’objet d’une infâme passion ! Employer la Providence pour présider aux intérêts du Théâtre !

Angélique ferme la Scène par un discours peu différent de celui de Valentin. « Les hommes sont pour l’ordinaire hypocrites et infidèles : ils se vantent d’adorer ; mais ils n’ont ni zèle ni foi. Combien en trouverait-on qui semblables à Valentin persévérassent jusqu’au martyre ? » Est-il possible que l’on viole ainsi la pureté des choses consacrées au Sanctuaire, pour servir de parade et de trophée à la galanterie ? que l’Idole d’un cœur corrompu aille de pair avec le Tout-puissant ? qu’elle soit adorée avec zèle et avec foi ? et qu’on soit prêt d’endurer le martyre pour elle, s’il le fallait ? hé ! n’eût-on égard ici qu’à la modestie, il sied très mal à une femme de parler d’elle de la sorte : ce langage d’Angélique était des plus insipides, sans l’allusion impie par où le Poète a cru y apporter un grand assaisonnement.

La Femme Provoquée régale les Spectateurs d’une chanson à boire, qui est un abrégé du pur Athéisme. Il est vrai que l’on dit après cela que cette chanson est pleine de péché et d’impudence. Mais, pourquoi donc l’avoir faite ? l’aveu du mal qu’elle renferme suffit-il pour en être le correctif ? Antidote infiniment plus faible que le poison ! C’est à peu près comme si quelqu’un mettait le feu à une maison, et s’imaginait l’éteindre en criant, Au feu.

Au dernier Acte de cette Pièce, Rasor imite un endroit de la Genèse en découvrant à Belinde l’intrigue qu’il a tramée contre elle. Voici leur Dialogue.

Belind. Je veux savoir qui vous a suggéré toute cette méchanceté.

Ras. Satan et sa séquelle. La Femme m’a tenté, la convoitise m’a affaibli, et ainsi le démon m’a vaincu : comme Adam succomba, j’ai succombé.

Belind. Mr Adam, n’y aurait-il pas moyen de nous faire connaître votre Eve ?

Ras. Voilà la Femme qui m’a tenté ; mais voilà le serpent qui a tenté la femme : si mes prières étaient exaucées, le châtiment d’un tel complot égalerait celui du serpent d’autrefois.
Tout ce que dit Rasor jusqu’ici est d’un caractère de libertin et de misérable au naturel : mais il rentre ensuite couvert d’une haire et tient le même discours que la Tribulation dans le Chimiste. On ne fait au reste ce changement de décoration que pour faire Rasor plus impie ; et son style ne devient conforme à son habillement que pour jouer la Religion d’une manière plus raffinée. Je suis obligé de taire un article de sa confession, dont le but est d’imputer aux saintes Lettres une saleté : comme le Texte ne peut s’ajuster au Commentaire obscène de Rasor, il en corrompt les paroles ; de sorte néanmoins qu’on y reconnaît encore le sceau de l’Écriture.
Ce prétendu jeu de Théâtre n’est pas rare dans le Relaps. Milord-fat se rit des solennités publiques de la Religion, comme s’il y avait de la faiblesse et du mauvais sens à rendre au Seigneur nos hommages : « En vérité le Dimanche est un vilain jour…. Etre attentif aux prières, c’est être attentif à quoi l’on ne devrait point du tout l’être. » Précieux impie ! ridicule fade !
Lory valet du Jeune La Mode lui dit : « J’ai toujours été dans une frayeur extrême, depuis que ce remords a eu l’insolence de s’introduire chez vous. » Son Maître lui donne cette réponse consolante : « Je l’en ai chassé ; sois en repos…. A l’heure qu’il est, conscience, je te défie de m’inquiéter. » Il est à remarquer que La Mode cet indigne personnage, est pourtant le Héros de la Pièce.
La Nourrice finit une longue légende d’impiétés et de plaintes par ces paroles :  « Sa Dignité elle entend La Mode, répand à toute main les trésors de sa bonté et de sa miséricorde ; non seulement elle a daigné nous pardonner nos péchés ; mais ce qui est bien plus considérable, elle m’a déterminée à devenir votre moitié. » Que cela est bas et pitoyable ! Il faudrait être bien affamé de sacrilèges pour prendre goût à ceux-ci.
Amanda que le Poète nomme une âme vertueuse, ne fait pas scrupule d’accuser la Genèse d’infidélité sur un point d’histoire. « Quel tissu, dit-elle, quel composé de fourberies que l’homme ! Certes, l’histoire de sa création est fausse ; c’est de la côte de la femme qu’il fut formé. » Amanda se décrie ici elle-même et condamne à la fois le texte de l’Écriture : elle fait voir évidemment que le bon sens et la Religion se trouvent chez elle au même degré.
Sur le projet que Berinthie propose pour suborner Amanda, M. Le Digne s’approche d’elle, et l’en félicite : « Ange de lumière que vous êtes, souffrez qu’on se prosterne à vos pieds, et qu’on vous adore. » Voilà un compliment fort extatique pour être adressé à une prostituée : il pourrait bien arriver qu’un autre Ange que de lumière en récompensât quelque jour Mr Le Digne.

Je me lasse de glaner après nos Poètes et de recueillir ici leurs profanations : objets d’horreur pour moi ! j’ai presque envie d’y fermer désormais les yeux et de les dérober à la vue des autres. Cependant, exposons-les au public dans le même esprit qu’on expose au grand jour les criminels, non pour la pompe, mais pour l’exécution. Il faut quelquefois lancer un regard sur les serpents et sur les vipères pour s’animer à les détruire : car justement indigné au point que je le suis, je ne saurais obtenir de moi de m’exprimer sans quelque chaleur. Et quel est l’homme Chrétien qui puisse envisager d’un air tranquille tant de désordres inouïs ? Qui peut enflammer le zèle à plus juste titre que l’insolence et l’Athéisme ? Non, jamais le ressentiment ne fut plus permis, jamais l’indignation ne dut éclater avec plus de fondement. C’est pour de tels sujets que l’Auteur de la nature a donné au sang qui coule dans nos veines l’usage de se soulever.

En quel siècle malheureux sommes-nous tombés au sorti du sein de nos mères ? Les oracles de la vérité, les Ordonnances du Seigneur, le sort heureux ou déplorable d’un éternel avenir sont devenus un amusement de Théâtre et une matière de mépris. Quoi ? verra-t-on sans s’émouvoir, les saintes Lettres profanées, et le Christianisme chargé d’opprobres ? ce Christianisme qui tout faible qu’il était dans sa naissance fit bientôt de si prodigieux progrès ? qui surmonta tous les obstacles de la Puissance mondaine et du savoir humain ? qui s’étendit dès lors au-delà des vastes limites de l’Empire Romain, par le ministère de douze pauvres pêcheurs ? Quoi ! cette Religion si glorieuse par son fondateur, si raisonnable dans ses maximes, attestée par tant de miracles, signée du sang de tant de Martyrs, appuyée sur toutes les preuves de fait les plus fortes ; cette Religion servira de Comédie à une ville et de jouet à des bouffons ?

Mais, en quelle contrée du monde et par quelles gens ces impiétés se commettent-elles ? Par un Julien ? par un Porphyre ? Dans une terre idolâtre ? C’est dans un Royaume chrétien, dans le sein de l’Eglise qui se dit réformée, à la face de toutes les Puissances. Certainement, le démon était pour ainsi dire un saint dans ses Oracles par rapport à ce qu’il est dans ses Comédies : ses blasphèmes n’ont fait que croître à mesure que son langage s’est enrichi ; et l’on s’imaginerait aujourd’hui que Légion était une Muse.
Je ne doute pas qu’on ne soit convaincu de l’impiété du Théâtre Anglais, après les exemples que j’en ai produits : cependant, si on en souhaitait davantage voici d’abord quelque chose d’impie à brûler. Almeida entre en fureur et écume comme une énergumène, lorsque Don Sébastien se trouve en danger : « Mais y a-t-il un Dieu ? car je commence à en douter. Ah ! maintenant, prends ton essor, crime impie, crime impuni : il paraît que l’éternelle Providence s’est assoupie de lassitude, et qu’elle a opiné pour le meurtre par un signe de tête qu’elle a fait en sommeillant. » La page après celle-ci, Almeida retombe dans la même fougue de démoniaque.
L’auteur du Fourbe marche sur les traces de son Maître ; c’est la moindre chose qu’on puisse dire de lui. Vous croiriez le Chevalier Paul Plyant à la fin de son rôle après avoir longtemps insulté à la Providence : mais comme si ce n’en était point assez pour contenter tout le monde, il enfante un nouveau monstre d’impiété plus affreux encore que les premiers : « Je sens, dit-il, la passion naître en moi par l’inspiration d’en haut. »
Dans L’Amour Triomphant ; Carlos est Chrétien suivant le dessein de la Pièce : il devrait donc avoir des sentiments convenables à sa Religion. Carlos néanmoins vomit cette horrible imprécation : « La Nature m’a donné du sens pour tout apanage : la P. puisse-t-elle être sa récompense ? » Je frémis d’être l’écho de cette parole entière ; qu’on l’aille recueillir si l’on veut de la bouche infernale d’où elle est partie : l’Auteur du Relaps la répétera encore volontiers, lui qui la fait dire aussi au Jeune La Mode.
Le Fourbe n’est pas épuisé, Cynthie, Personne de haut parage devient pensive ; et répond à la question qu’on lui fait sur sa rêverie. « Je m’amuse à penser que le mariage quoiqu’il fasse de l’homme et de la femme une seule chair, il les laisse deux fous ensemble. » Ce mauvais jeu de mots tombe sur un passage de la Genèse appliqué depuis par notre Seigneur au sujet du divorce.

L’Amour Désintéressé nous marque encore plus quels fruits le même Auteur retire de la lecture des saints Livres. Jésus-Christ nous dit qu’il est la voie, la vérité, la vie ; qu’il est venu pour rendre témoignage à la vérité ; que sa parole est vérité. A quel propos Mr C. emprunte-t-il ces expressions de l’Evangile ? C’est pour les donner à Valentin, lequel dans sa fureur feinte dit à l’Avocat « Bougran : Je suis la vérité… Je suis la vérité. Qui est celui qui marche hors de la voie ? Je suis la vérité, et je puis le remettre dans le bon chemin. » Véritablement, un Auteur pour qui le blasphème n’aurait pas un attrait extraordinaire, ou qui ne croirait pas qu’il fût du bel air de blasphémer, n’affecterait point ainsi de faire sortir de l’organe d’un furibond les oracles de Jésus-Christ.

Madame Brute après quelque délibération simulée entre la vertu et le crime, se détermine avec beaucoup de franchise pour le dernier : « Le parti que doit prendre une femme qui a de l’honneur, c’est de déshonorer son mari. Je n’ignore pas que cela est contraire aux lois les plus précises de la Religion ; mais s’il y avait une Cour de Chancellerie dans le Ciel, je serais sûre de gagner mon procès. » Double blasphème. Madame Brute suppose et qu’il n’est point d’équité dans le Ciel, et que s’il y en avait, l’adultère ne serait point puni. Le Poète nous avertit après cela par ladite Brute que le blasphème n’est pas le péché des femmes. Pourquoi celle-ci blasphème-t-elle donc de sens froid, avec vue, avec choix ; et sans qu’aucune circonstance l’engage à violer une règle si propre de son sexe ? Est-ce que le blasphème n’est jamais hors de saison sur le Théâtre, et y porte toujours avec soi sa justification ?
L’Auteur du Relaps est toujours le même. Lorsque le Jeune La Mode se voit à portée de duper son frère aîné, il dit à Lory son valet : « La Providence, comme tu vois, prend soin enfin des hommes de mérite. » Berinthie qui s’est chargée de séduire Amanda la sollicite et la presse par cette belle harangue : « Mr Le Digne vous a traitée comme les Interprètes font le texte : rien ne lui a échappé dans l’exposition de vos rares qualités. » Effectivement, l’éloge prononcé par Mr Le Digne n’était que trop détaillé à la confusion de l’Auteur. Berinthie pousse son allégorie soutenue également et de profanations et de saletés : ensuite elle en vient à l’application, elle déclare nettement à Amanda les vues étranges qu’elle a sur elle, et finit par cette horreur : « ç’a, pensez bien à ce que l’on vous dit ; et que le Ciel vous fasse la grâce de le mettre en pratique » ; c’est à-dire, de devenir une prostituée.

Il est peu de ces dernières citations qui ne soient de vrais blasphèmes, et par conséquent dans le ressort de la loi portée contre les blasphémateurs publics, et reconnus. En effet, ce sont ici comme des exhalaisons échappées du cachot ténébreux d’Asmodée et de Belzébuth, comme des vapeurs mêlées de soufre et de feu capables d’infecter l’air qui nous environne. Sans rien outrer ; ces sales impiétés ne suffisent-elles pas pour armer toute la nature à la vengeance d’un Dieu insulté ? pour épuiser sur nous les plus rigoureux châtiments ? pour faire périr l’Île entière dans les abîmes de la mer ?

Mais, quel dépit transporte donc ces hommes-là ? quelle fureur les possède pour se soulever contre celui qui les a créés ? pour tourner contre lui l’usage de leur raison, et les talents dont ils lui sont redevables ? Imitateurs du Géant incirconcis, quel ravage ne causeraient-ils pas dans Israël, si la grandeur de leur stature répondait à celle de leur malice ? Des hommes faibles et impuissants, des vers de terre qui osent braver le Tout-puissant, que ne feraient-ils pas si leur pouvoir était proportionné à leur volonté ? Et, quel est enfin le fondement de cette audace démesuré ? Le Saint-Esprit répondra mieux que nous sur cela : « Parce que la sentence ne se prononce pas si tôt contre les méchants, les enfants des hommes commettent le crime sans crainte. »
La clémence est traitée de faiblesse par bien de gens ; et la bonté divine qui devrait les porter à la componction, ne fait que les endurcir davantage. Ils concluent que Dieu n’a pas le pouvoir de les châtier, de ce qu’il a la patience de les souffrir : parce qu’il y a de l’intervalle entre l’injure et la vengeance ; qu’ils ne périssent pas à l’heure même qu’ils outragent le Seigneur ; qu’ils ne sont point frappés de la foudre, et livrés aux Puissances de l’enfer, ils croient que le grand jour, le jour redoutable du jugement dernier est une vision. Mais, ne nous y trompons pas, on ne se moque point de Dieu. Que les coupables pensent donc sérieusement à la retraite ; avant que le courroux du Ciel vienne fondre sur eux ; avant que d’être précipités dans le lieu de ténèbres, où la fureur n’est plus un concert qui plaise, ni le blasphème une Comédie.

Il ne sera peut-être pas inutile de nous rappeler à présent la conduite des auteurs Païens. Cependant, on ne doit point être surpris de les voir s’oublier dans les choses qui sont ici reprochées à nos Poètes : ils n’adoraient pas des Dieux irréprochables : ils n’avaient qu’une idée assez confuse d’une autre vie ; et ils ignoraient les sujets de terreur dont nous devons la connaissance à la révélation divine. Avec tout cela, il en est peu parmi les Poètes anciens dont l’irréligion égale celle de nos Modernes.

Térence ne donne guère dans cet écueil. A la vérité, Chérée après un succès se laisse aller à un transport condamnable : Chrémès dit à sa femme de ne point ennuyer les Dieux par des actions de grâce : et Echine est tout à fait dégoûté d’un mariage conforme à la Religion. Ces exemples, excepté les serments, sont ce me semble, tous les endroits le plus à reprendre dans Térence.
Plaute est beaucoup plus hardi : mais communément il impute ses saillies en ce genre à des esclaves et à des scélérats par état. Cette précaution rend le mauvais exemple moins contagieux, et diminue de quelque chose la faute du Poète. J’avoue néanmoins que cette justification, toute imparfaite même qu’elle est, n’a pas toujours lieu en faveur de Plaute : il rejette quelquefois ses verves impies sur des Personnages d’un autre rang et d’un autre caractère que des valets et des misérables. Mais comme les Divinités Romaines n’avaient pas une fort bonne réputation, il est moins étonnant que les Poètes n’eussent pas aussi pour elles tout le respect imaginable. Cependant, Plaute me fournit encore de quoi confondre l’irréligion de nos Auteurs. « Pleuside souhaiterait que les Dieux eussent établi un autre ordre des choses par rapport à quelques circonstances particulières : il voudrait que les hommes sincères, équitables, généreux vécussent longtemps, et que les fourbes, les injustes, les avares mourussent fort jeunes. » Périplectimene répond à Pleuside d’un air sévère : « C’est une grande ignorance et une insigne folie que de trouver à redire à la conduite des Dieux, et de leur manquer de respect. » Sur quelque incartade impie du scélérat Ballion, Pseudolus fait ces réflexions : Ce maraud-là se moque de la Religion ; comment nous fier en lui pour d’autres affaires ? Les Dieux que tous les mortels ont plus raison de respecter, sont précisément ceux que Ballion méprise davantage.
Les Tragiques de la Grèce ont plus de piété et écrivent plus conformément au système de la Religion naturelle. Ce n’est pas qu’il ne leur échappe quelquefois des expressions peu respectueuses envers les Dieux ; mais pour l’ordinaire ils en désapprouvent la témérité et punissent l’insolent à qui elles sont attribuées. Prométhée dans Eschyle s’emporte, se déchaîne contre le Ciel, et ne veut pas démordre de sa révolte ; il ne changerait pas sa condition pour celle de Mercure ; il aime mieux vivre misérable que de se soumettre à Jupiter même. Le Chœur lui fait des réprimandes amères sur son orgueil et le menace des plus terribles châtiments. En effet, le Poète, pour ne manquer à rien qui soit de son devoir, fait conduire Prométhée au supplice : il lance les foudres et les carreaux sur la tête du criminel : il ébranle son rocher par un affreux tremblement de terre : il change l’air qui l’environne en un tourbillon effroyable ; il emploie en un mot tous les sujets de terreur pour faire de Prométhée un exemple mémorable.
Dans l’Expédition Militaire contre Thèbes ; Etéocle espère la perte de Capanée coupable de mille blasphèmes ; et l’événement répond à son attente. D’une autre part ; comme Amphiaraus a beaucoup de religion, l’on craint fort que le succès ne tourne de son côté : « Car un ennemi pieux est presque invincible ». L’ombre de Darius rapporte la ruine de Xerxès à son orgueil insupportable ; « C’est pour avoir osé construire un pont sur la mer, pour avoir outragé Neptune et s’être cru supérieur aux Dieux. » Cette ombre annonce au Chœur que l’armée des Persans a échoué à cause des insultes faites à la Religion, du renversement des Autels et du pillage des Dieux.
La fureur d’Ajax est représentée dans Sophocle comme une punition du Ciel : « Il se l’est attirée par sa présomption et par son impiété : lorsque son père lui recommande d’être brave, mais d’avoir aussi de la religion ; Ajax répond orgueilleusement qu’il n’appartient qu’aux âmes lâches de mendier du secours aux Dieux, et que pour lui il saura vaincre sans cette frivole ressource. Au moment que Minerve l’encourage à charger l’ennemi, il la paie de ce soin par cette insolente réplique : Retirez-vous, je vous prie, et faites voir ailleurs votre visage ; je n’ai besoin d’aucune Déesse pour seconder mes entreprises. » Cette brutalité présomptueuse valut à Ajax l’indignation de Minerve et fut cause qu’il devint furieux jusqu’à se tuer de sa propre main.
Le Chœur dans Œdipe condamne l’audace de Jocaste, qui semblait rejeter une faute sur l’Oracle ; quoique après tout elle n’en accusât pas Apollon, mais ses Ministres seulement. Le même Chœur exhorte à la piété et à la confiance aux Dieux ; et assure un sort funeste aux superbes et aux impies.
Tirésias avertit Créon de révoquer son Arrêt rigoureux, et de ne laisser pas le corps de Polynice exposé ; mais de lui accorder la sépulture : il lui remontre que les Autels ont déjà été souillés du sang humain, que sa conduite a rendu le chant des oiseaux incompréhensible, et confondu les signes des Augures. Créon repart plein de rage qu’il ne souscrira point à l’ensevelissement de Polynice : « Il n’en fera rien, quand il s’agirait même d’empêcher par là que l’Aigle ne jetât une partie du cadavre de Polynice dans le lit de justice de Jupiter.  » Transport violent ! mais Creon le payera bien cher. Peu de temps après son fils et la Reine se donnent la mort. A la fin de la Pièce, le Poète qui parle dans le Chœur expose ces aventures tragiques, en montre l’origine, et déclare que c’est Créon même qui a été puni de la sorte pour ses hauteurs et son irréligion.
Hercule dans l’excès de son tourment ne s’en prend point à la Religion : son impatience va loin, il est vrai ; mais le caractère de la personne, la nature et l’occasion de son supplice sont des circonstances qui rendent ses plaintes comme naturelles et ordinaires, quelque outrées qu’elles paraissent : la violence de sa passion, la force de son tempérament et la grandeur de son courage ne pouvaient guère manquer d’ajouter de l’énergie et de la véhémence à ses discours. Quoique à parler franchement, Hercule me semble avoir encore plus d’éloquence que d’héroïsme. Après tout, son trouble et son désordre ne sont pas sans quelque modification ; il est impatient, mais du moins il n’est pas impie.

Je conviens qu’Hercule Œtée dans Sénèque brave le Ciel par d’horribles rodomontades. Mais la méthode de ce Tragique ne nous importe guère : il fait de son Héros la Salamandre imaginaire qui se plaît dans les flammes et qui y trouve son aliment. Hercule parle trop de suite et dit des choses trop recherchées pour un homme qui souffre cruellement : le feu le gagne de toute part, le brûle, le consume ; et lui tranquille comme sur un lit de gazon récite une harangue de près de cent vers ; une harangue hérissée de pointes d’esprit et semée d’axiomes de Philosophie. Enfin, toute cette Pièce est si misérable qu’Heinsius soutient qu’elle n’a été composée par aucun des Sénèque, mais par quelque Auteur plus récent, et de plus basse classe.

Revenons à Sophocle. Hillus accuse les Dieux de négligence pour n’avoir point secouru Hercule dans ses malheurs, et insinue au même temps quelque parole contre Jupiter. Ainsi, Sophocle n’a pas aussi religieusement manié cet endroit que le précédent. Le Chœur toutefois ne laisse point de faire bientôt après cela quelque réparation de la faute du Poète : il reconnaît que toutes les disgrâces de la vie, toutes les révolutions d’Etat, tous les maux particuliers des familles sont autant de permissions ou d’ordres exprès de Jupiter : le Chœur réunit ensemble tous ces objets pour en faire un plus fort motif d’obéissance et d’acquiescement aux volontés du Ciel ; d’ailleurs, Sophocle avait déjà usé d’une sorte de préservatif pour qu’on n’envenimât point encore ses paroles : car il avait été dit d’avance à Dejanire que « nous ne devons jamais blâmer la conduite de Jupiter ». C’est quelque chose que cela pour un Païen, quoiqu’au fond ce n’en soit pas assez.
L’impiété de Cléomène paraît une imitation de celle d’Hillus ; avec cette différence que l’une est beaucoup plus hardie que l’autre, et n’a rien de la légèreté de la jeunesse qui puisse lui tenir lieu d’excuse. De plus, Sophocle, ainsi que je viens de dire jette en passant quelque maxime saine pour servir comme de contrepoison au mal. Dans Cléomène au contraire, Cléonidas semble l’emporter contre son père en faveur de l’Athéisme sans aucun adoucissement.

C’est en cette même Scène que paraît La Famine : spectacle que Mr Dryden appelle une grande beauté ; mais dont tout le monde n’est pas aussi enchanté que lui. Cléora est celle qui représente La Famine ; et tout le merveilleux de son rôle aboutit à nous dire que l’enfant tétait sa mère, mais en vain : « Il tirait, il tirait toujours, et rien ne venait ; enfin il tira si fort que le sang sortit, et que j’aperçus du lait rouge sur ses lèvres ; ce qui me fit évanouir de frayeur. »

Portrait achevé d’un enfant qui tète ! Description si naïve qu’il semble que le Poète ne vienne que d’être sevré ! Sérieusement c’est une grande puérilité que cette idée de La Famine ; et Cléora paraît encore plus manquer de jugement que de nourriture. Si cette imagination n’était pas susceptible des agréments de la poésie Dramatique, il fallait que l’auteur en fît un petit sacrifice au bon sens, selon la règle d’Horace.
« Et quæ
Desperes tractata nitescere posse, relinquas. »

Au reste, ce qu’il y a de vif et d’animé dans cette Scène, ce sont des impiétés d’Enthousiastes : car j’avoue que l’imagination de notre Poète, en quelque humeur qu’il soit, n’est jamais stérile ni languissante pour de tels sujets. Ainsi, est-il des gens qui ont toujours assez d’esprit pour tourner ingénieusement les mauvaises choses, pour répandre des grâces sur la laideur même, et pour donner, s’il faut ainsi dire, à leur poison le goût d’un baume agréable.

Voici encore un endroit critique de Sophocle. Philoctète nomme les Dieux des méchants, et parle mal de leur gouvernement. Il faut savoir que Philoctète était un Officier relégué dans une Ile déserte, maltraité de ses propres amis, tout couvert de plaies, accablé des misères de la pauvreté, en proie à tous les maux de la vie, depuis dix années entières. Ces épreuves pour un homme enseveli dans les ténèbres du Paganisme sont très délicates, et exténuent l’iniquité de ses plaintes. Bien plus, Philoctète semble ensuite se repentir ; il s’assure que les Dieux lui feront justice, et il leur adresse souvent des prières respectueuses.
Mais la fin de cette Pièce est une excellente moralité. Hercule paraît dans une Machine, et fait connaître sa glorieuse destinée à Philoctète : il lui dit qu’elle est la récompense de la vertu et le prix du mérite ; et lui recommande d’être fidèle à remplir les devoirs de la Religion. Car la piété le rendra plus agréable à Jupiter que tous les autres titres, quels qu’ils soient ; elle accompagne les hommes en l’autre monde, et on trouve toujours son compte avec elle, soit pendant la vie, soit après la mort.

Tout bien examiné : les Poèmes d’Eschyle et de Sophocle sont formés sur le plan de la vertu ; ces deux Tragiques savent allier l’innocence au plaisir, et tendent par le concert de l’utile et de l’agréable, à la perfection des mœurs.

Dans Euripide, Penthée est déchiré en pièces pour son insolence à l’égard de Bacchus : et le Chœur observe que les Dieux ne manquent point de punir l’impiété et le mépris de la Religion. Polyphème insulte aux Divinités du Ciel et se vante d’être aussi grand que Jupiter ; mais au cinquième Acte il perd l’œil par le feu. Le Chœur dit dans un autre Poème de ce Tragique qu’il faut être dépourvu de raison pour ne pas révérer les Dieux. Cependant, Euripide est blâmable en quelques endroits, où il ne met aucun correctif : mais le procédé d’un Païen qui ne prévarique que rarement, ferait encore notre condamnation, quand nous ne serions pas ce que nous sommes de plus que lui.
Sénèque inférieur aux Grecs en jugement leur est de beaucoup supérieur en impiété : ses héros et ses héroïnes traitent les Dieux avec une arrogance extrême : ils s’élèvent contre eux jusqu’à la fureur, sans que le Poète se mette toujours en peine de tirer raison de ces insultes. Cependant Ajax Oïlée périt dans une tempête pour ses blasphèmes : il est premièrement frappé du foudre, et après cela précipité au fond de la mer. Mais, ce n’est pas ce trait-là de Sénèque, c’est son impiété qu’imitent nos Auteurs modernes. Leurs furieux, le sont presque toujours impunément, ils restent impies sans qu’on leur sache mauvais gré de l’être, ils maudissent même avec succès le Dieu vivant. Ainsi, les Poètes Anglais donnent encore sur ce point le paroliac et à tous les autres et à Sénèque : les impies de celui-ci ne sont tels que dans un état de gêne, de douleur, de dépit, d’impatience, de désespoir ; au lieu que ceux des autres le sont sans trouble, sans sujet apparent, sans prétexte, et blasphèment par forme de divertissement.

Mais je suppose le Théâtre d’Athènes et le Théâtre de Rome aussi criminels qu’on voudra les faire. Que s’ensuivra-t-il ? La justification du Théâtre Anglais ? hé ! peut-on conclure du Paganisme au Christianisme ? La conduite peut-elle être la même de part et d’autre, lorsque la Religion est si différente ? N’avons-nous pas une lumière plus pure pour nous diriger et de plus terribles châtiments à craindre si nous ne la suivons pas ? N’y a-t-il point de disproportion entre la vérité et la fable ? Le Tout-puissant sera-t-il regardé comme une vaine Idole, comme la chimère d’un Jupiter ! Les saintes Lettres ne seront-elles qu’un amusement semblable aux Champs Elysées d’Homère et à la Théogonie d’Hésiode ?

Où est donc notre reconnaissance envers le Dieu-Homme, pour les dons de la grâce qu’il nous a mérités ? pour s’être rendu semblable à nous et présent à nos yeux sous une forme humaine ? pour nous avoir aimés jusqu’à l’excès, afin de nous attacher à lui ? pour s’être humilié jusqu’à l’anéantissement, afin de nous élever au plus haut point de gloire ? Pouvons-nous rejeter l’éternel bonheur qu’il est venu nous annoncer et nous offrir, sans lui faire le plus sanglant de tous les affronts ? Faut-il encore que nous ajoutions le mépris à l’infraction de ses lois, et l’outrage à l’ingrat oubli de ses bienfaits ? N’est-il point de plaisir pour nous, si nous n’insultons à la bonté de Dieu qui nous a créés, à son amour qui veut nous sauver, et à sa puissance qui peut nous perdre ?

Ne cherchons point à nous faire illusion : nos paroles seront un jour comptées, pesées, punies avec rigueur ; car rien ne blesse plus profondément le Seigneur que des blasphèmes récités ou chantés sur un Théâtre. C’est un crime, que de violer les lois du Prince ; mais quel outrage n’est-ce pas lui faire que de les tourner en plaisanteries et les mettre en chansons ? Les Athées en penseront tout ce qu’il leur plaira ; mais Dieu s’élèvera enfin, défendra sa cause et vengera sa gloire offensée.

Pour conclusion. L’impiété ne doit jamais se souffrir, quelque tempérament qu’on y apporte : elle doit être exilée de chez nous sans condition et sans réserve : nul prétexte emprunté du caractère ou de l’exemple qu’on en veut faire n’est suffisant pour l’excuser ; nulle prétendue règle du Théâtre ne peut être une autorité pour l’y introduire. L’impiété choque toujours les oreilles chrétiennes, déshonore la Majesté de Dieu et a des suites pernicieuses : elle ôte insensiblement l’horreur du crime et affaiblit la lumière de la conscience dans ceux qui en sont témoins ; parce qu’elle porte au mépris du Souverain Etre qui défend le mal et qui ordonne le bien. En un mot, l’impiété ne sert qu’à nous apprendre d’avance le langage des réprouvés.